Les 29 ans du Web ? La menace plateforme.

Le 12 Mars 2018, le web fêtait donc son 29ème anniversaire. De sa promesse initiale, "un Homme, une page, une adresse", qu'est-ce que le web est encore en capacité de nous offrir ? Et nous, que pouvons-nous encore offrir au web ? 

Comme un rituel mis en place depuis quelques années, pour fêter l'anniversaire du formidable écosystème qu'il a rendu possible et accessible, Tim Berners Lee a publié le 12 Mars une lettre qui est au web ce que le discours sur l'état de l'union est à la politique des USA. Cette année donc, le web a 29 ans et la lettre de Tim Berners Lee est titrée : "The web is under threat". Carrément.

Menace

La menace fantôme plateforme.

Cette menace c'est celle qu'il dénonce avec constance depuis déjà de longues années : la menace des jardins fermés, la menace des grandes plateformes. Et de la manière dont elles privatisent un espace et un bien commun, la manière dont leurs algorithmes polarisent et hystérisent la plupart des formes de débat et d'opinions, le traitement torcheculatif que ces plateformes font des questions de "privacy" et les logiques de surveillance globale qu'elles mettent en oeuvre, souvent en accord avec les gouvernements et donc en toute duplicité avec leurs millions ou milliards utilisateurs qu'elles disent "actifs".

Tout cela donc Tim Berners Lee le dénonce depuis longtemps. Avec constance. Chaque année.

Cette année Tim Berners Lee démarre sa lettre de manière politique, en indiquant que le seuil de la moitié de l'humanité connectée a été franchi. Et il pose deux questions : 

  • celle de savoir comment connecter l'autre moitié ?
  • et celle, beaucoup plus flippante, de savoir si cette autre moitié aura envie de se connecter à ce qu'est devenu le web, ce qui revient à se demander si nous ne nous apprêtons pas à offrir un cadeau empoisonné au prochain milliard de connectés.

La question du prochain milliard d'utilisateurs est, rappelle-t-il encore, essentiellement celle des pays pauvres (et des femmes et des enfants). Et donc la question du coût de l'accès est aussi posée, question qui semble économique mais qui est avant tout politique. L'accès à Internet est reconnu comme un droit fondamental depuis 2016 et le but est que le coût d'1 GB de données mobiles ne soit pas supérieur à 2% de revenu mensuel moyen. Nous en sommes encore très loin dans plein de pays. Et cela n'a pas échappé à l'oeil de Facebook (entre autres) qui s'apprête à les inonder de son "Facebook Lite".

Tim Berners Lee attaque ensuite frontalement les plateformes, dont la politique et le modèle économique vont, selon lui, faire que les 20 prochaines années verront bien moins d'innovations que les 20 dernières. Et d'en appeler – notamment - à les réguler davantage pour diminuer leur monopole et donc leur dangerosité.

Sa conclusion est la suivante :

"Two myths currently limit our collective imagination: the myth that advertising is the only possible business model for online companies, and the myth that it’s too late to change the way platforms operate. On both points, we need to be a little more creative."

Attardons-nous un peu sur le second point : comme l'espère Tim Berners Lee, est-il réellement possible de changer la manière dont fonctionnent les plateformes, la manière dont elles "opèrent" ? 

Il n'y a pas de bonnes plateformes.

Il n'y a que de mauvaises fonctionnalités.

Dans une tribune de Wired titrée "Bad actors are using social media exactly as designed", publiée la veille des 29 ans du web, on peut lire, donc, que les méchants, les "mauvais acteurs", ne font qu'utiliser les médias sociaux pour faire ce pour quoi ils ont été pensés et ce à quoi leur design correspond. Ainsi les agences russes n'ont pas abusé du système de ciblage publicitaire de Facebook pour peser sur le résultat de l'élection américaine, mais elles en ont eu un usage optimal.

Contrairement à l'argumentaire classique des plateformes, l'auteur de l'article explique :

"il n'y a ni manipulation ni abus lorsque l'état islamique (ISIS) utilise Twitter pour faire du recrutement ou qu'un propriétaire utilise Airbnb pour faire de la discrimination raciste ; ils n'exploitent pas des failles des plateformes, ils se servent de leurs fonctionnalités."

La thèse est aussi séduisante que redoutablement efficace. Elle renvoie à la notion d'affordance qui m'est chère et à qui ce blog doit son nom 🙂 Une "affordance", c'est la capacité d'un objet à suggérer sa propre utilisation. Par exemple une poignée de porte ronde "suggérera" que nous la tournions alors qu'une poignée de porte "plate" suggérera de la même manière que nous l'abaissions.

Et au même titre qu'une poignée de porte, une plateforme de réseau social est un objet (technique) qui dispose également de son affordance.

On peut donc se demander quelle est la fonctionnalité qu'une plateforme sociale "suggère" d'utiliser pour déterminer son affordance principale. 

Quelle est l'affordance première de Facebook ?

Quelle est l'affordance première de Facebook ? La surveillance. Celle de l'architecture de panoptique sur laquelle elle repose, c'est à dire une affordance de surveillance et de flicage réciproque par la promiscuité entretenue. L'affordance du réseau social Facebook c'est de nous "suggérer" de l'utiliser pour nous surveiller les uns les autres. Et de cette surveillance il ne peut naturellement rien naître de réellement vertueux. 

Quelle est l'affordance première d'Airbnb ? La spéculation. Raréfier l'offre de logements à coûts abordables. Et déréguler le marché de l'immobilier. Dès lors bien sûr que des propriétaires peu scrupuleux vont débarquer, mais ils n'exploitent pas des failles du site de location, ils se servent de ses fonctionnalités.  

Quelle est l'affordance première de Google ? La suggestion. Suggérer la liste des questions les plus souvent posées pour vous afficher la liste des réponses les moins complexes à produire, à la fois du point de vue de l'architecture interne du moteur (d'où le recours à son "cache" pour maximiser le temps de réponse) et du point de vue de l'utilisateur (personnalisation et historique de recherche) et du scénario d'usage (recours quasi systématique à Wikipédia). Ou plus simplement favoriser la popularité. Dès lors bien sûr que des pratiques de référencement et d'optimisation "Black Hat" vont voir le jour, mais les Black Hat SEO n'exploitent pas des failles de l'algorithme du moteur, ils se servent de ses fonctionnalités.

Quelle est l'affordance première de Twitter ? La surexposition et l'accumulation qui sont les fonctions premières de l'emblématique bouton Retweet. Dès lors bien sûr que des Haters vont débarquer mais ils n'exploitent pas des failles du site de micro-blogging, ils se servent de ses fonctionnalités.  

Quelle est l'affordance première de Wikipédia ? La publication. Vous conférer la légitimité d'écrire qui était avant cela réservée aux autorités déjà constituées. Dès lors, bien sûr que des "vandales" vont débarquer mais ils n'exploitent pas des failles de l'encyclopédie, ils se servent de ses fonctionnalités.

La loi et la résilience technique.

Revenons un instant sur l'exemple d'Airbnb et de la discrimination pratiquée par certains propriétaires. Lorsque l'on souhaite éviter, à l'échelle d'une société, que des propriétaires (ou des banquiers ou des agences d'intérim ou hélas plein d'autres structures) puissent pratiquer des formes de discrimination liées, par exemple, à la couleur de peau, alors on oblige juridiquement lesdits propriétaires (ou banquiers ou directeurs d'agences d'interim) à retirer la case "couleur de peau" du processus de constitution des fichiers-clients qu'ils utilisent. On rend illégal cette case  ainsi que la collecte de ce genre d'information. Ce faisant on "retire" la fonctionnalité qui permet de sélectionnner des gens en fonction de leur couleur de peau, et on rend possible un recours pour les gens qui se reconnaitront quand même victime de discrimination (car bien sûr il ne suffit pas de supprimer la fonctionnalité pour supprimer l'usage, ce serait trop simple). 

Dans toutes leurs CGU et suite à d'innombrables scandales, à peu près toutes les plateformes ont fait évoluer lesdites CGU pour préciser que telle ou telle pratique, tel ou tel propos étaient finalement répréhensibles. Mais jamais, absolument jamais, elles n'ont retiré les fonctionnalités permettant de les mettre en oeuvre.

Toutes proportions gardées et avec les réserves d'usage pour la métaphore moisie qui va suivre, c'est un peu comme si vous achetiez une voiture capable de rouler à 180 km à l'heure et que l'on vous demandait de signer des CGU dans lesquelles vous vous engagez à ne jamais rouler à plus de 80 km à l'heure, sur des routes où les radars ne détecteraient que les excès de vitesse supérieurs à 180 km heure. Les chances pour que les CGU suffisent à limiter les excès de vitesse seraient alors assez faibles. Celles de limiter le nombre de chauffards également.

Et là encore l'article de Wired est éclairant qui dit à propos de Twitter (je souligne) :

"Twitter later said that ISIS’s use “is not permitted on our service,” and that may be true as a matter of policy — but not as a matter of functionality. As ISIS used Twitter to break down barriers and share its own horrific ideas instantly and anonymously, ISIS wasn’t manipulating how Twitter works. It was using it precisely as designed : to share ideas rapidly and globally."

Et à propos d'Airbnb (je souligne) : 

" "Belong anywhere" is Airbnb’s motto. But it turns out there are some who don’t think that just anyone deserves to belong anywhere. A 2016 study revealed that would-be renters with white-sounding names booked successfully on Airbnb 50 percent of the time, compared to 42 percent for would-be renters with black-sounding names. In response, Airbnb commissioned a report that concluded that “fighting discrimination is fundamental to the company’s mission.” But what’s actually fundamental to the company’s mission is fighting virtually any form of regulation. That’s what maximizes Airbnb’s profits ; it’s also what gives the platform essentially a free pass from decades of legal and regulatory infrastructure carefully crafted to fight housing discrimination."

Pour reprendre la métaphore des limitations de vitesse de tout à l'heure, il faut une proportionnalité entre "policy" et "functionality", entre ce qu'autorise la technique et ce que tolère ou interdit la loi pour garantir les libertés dans un espace social commun et partagé, qu'il soit de circulation, de dialogue ou d'interaction. Or actuellement le fossé entre "policy" et "functionality" ne cesse de se creuser.

Résilience technique.

Le web et les plateformes techniques qui l'accompagnent et aujourd'hui l'étouffent, peuvent donc être analysés à l'aune de leur capacité de résilience, c'est à dire leur capacité à prendre acte d'un événement traumatique qui est celui de l'usage "malfaisant" pour ne plus, ou ne pas laisser ces usages (et ces usagers) occulter les usages (et les usagers) raisonnables initiaux.

Les propriétaires qui discriminent sur Airbnb, les Haters sur Twitter, ISIS qui vient y faire son recrutement, les Black Hat SEO sur les moteurs de recherche, tous ceux-là sont "simplement" des passagers clandestins, "qui obtiennent et profitent d'avantages sans y avoir investi autant d'efforts (argent ou temps) que les membres de ce groupe ou sans acquitter leur juste quote-part ou le droit d'usage prévu.

Quand Wikipédia doit faire face à une multiplication des guerres d'édition, quand tout le monde, marques, entreprises, hommes politiques, commence à venir tripatouiller les faits, l'encyclopédie met en place de nouvelles règles, elle "gèle" temporairement des pages lorsqu'elle observe une fréquence de modification anormale, elle "réserve" également les modifications sur certains articles à des utilisateurs autorisés et enregistrés. Et ainsi de suite. Bref elle met en adéquation raisonnable ce qui relève de la "policy" (la règle d'usage) et sa traduction en "functionality" (la fonction technique qui permet l'usage). Le résultat est que l'affordance première de l'encyclopédie est préservé et que les usages considérés comme "déviants" restent largement minoritaires et, à l'échelle du nombre d'articles et de modifications, totalement anecdotiques. 

Wikipédia est un objet technique et un écosystème informationnel résilient. Google, Facebook, et Twitter, pour rester centré sur ces trois là, n'ont jamais été en capacité d'atteindre ce niveau de résilience. Ils ne l'ont jamais souhaité. A chaque fois que, pour de mauvaises intentions, on s'est servi de leurs fonctionnalités, ils n'ont jamais fait évoluer lesdites fonctionnalités et se sont contentés d'interventions ponctuelles sur leur "policy" à la manière d'un "Deus" non pas "ex machina" mais bien "in-machina". Ils ont préféré laisser porter la responsabilité des usages sur les utilisateurs eux-mêmes plutôt que d'agir en responsabilité fonctionnelle.

Réguler les plateformes ?

Le grand débat sur la nécessité d'une "régulation" des plateformes, que Tim Berners Lee appelle aujourd'hui de ses voeux, qui il y a quelques années encore était réservé à quelques agitateurs de mouvances anarcho-autonomes dont votre serviteur, et qui fait aujourd'hui les gros titres du Figaro et de toute la presse mainstream, ce grand débat sur la régulation de plateformes est bancal. Le politique, par la loi si c'est nécessaire, ne peut que conduire à infléchir ce qui relève de la "policy", mais seules les plateformes restent maîtres de leurs "fonctionnalités".

Dès lors le fossé entre les deux (policy – functionality) se creuse chaque fois davantage et on en arrive à la situation actuelle où tout le monde constate ces dérives, mesure leur ampleur y compris sur des enjeux démocratiques majeurs comme ceux d'une élection, mais où personne ne semble ni pouvoir ni finalement vouloir trouver de solution pérenne.

Une nouvelle fois, l'une des clés pour y parvenir incombe aux ingénieurs eux-mêmes, car ils ont la clé du design de service et peuvent faire évoluer les fonctionnalités vers davantage "d'ethics by design". Ni les états, ni les gouvernements, ni les utilisateurs eux-mêmes même s'ils sont organisés en force de négociation collective, ne sont entièrement et à eux seuls en capacité de régler le fossé entre la "policy" et "functionality", entre ce qui est souhaitable et ce qui est possible.

Là où Tim Bernes-Lee est une nouvelle fois visionnaire, c'est parce qu'il souligne sans le dire vraiment que changer la manière dont les plateformes opèrent ne pourra se faire – en plus de tout ce que je viens de vous raconter – que si le modèle économique change également. Car à lui seul il est la plus toxique des affordances possibles.

C'est donc davantage de résilience que de régulation que les plateformes ont aujourd'hui besoin. Sans résilience possible, il ne nous restera que l'option … de la résiliation.

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Quelques sources : 

3 commentaires pour “Les 29 ans du Web ? La menace plateforme.

  1. À ce titre, le modèle des stores et apps, imposés par Apple et Google pour accéder au net sur mobile, au détriment du web mobile est a considérer également. Beaucoup de gens ne se servent que de leur smartphone pour accéder au net et au web, hors ces terminaux sont conçus dans un degré de contrôle que nous avons toujours refusé sur PC. Microsoft en aurait rêvé à une époque et il me semble être revenu, par la force de la régulation a de bien meilleures aspirations aujourd’hui, à notre avantage même si, justement, à cause de cela en perte de vitesse économique sur ses concurrents qui ont eux, ont pu opérer plus à l’abri.
    Le web, son format HTML, et son navigateur, garantissant une liberté de choix à l’utilisateur sont donc bien plus relatifs sous au royaume du mobile que celui du PC…

  2. (…) les ingénieurs ont la clé du design de service et peuvent faire évoluer les fonctionnalités vers davantage « d’ethics by design ». Les ingénieurs employés par les plateformes développent ce qu’on leur ordonne de développer ! Qu’est ce que « l’éthique par design » dans une entreprise capitaliste dont les objectifs premiers sont le profit et la surveillance ou l’influence généralisée ? Établir des « bonnes règles de façade » n’empêchera jamais de pratiquer en cuisine ou dans des contrées diverses(physiques, cloud, dark…) les interdits locaux ou d’installer des backdoors dans les applications. Malgré les pseudo bonnes intentions ou excuses, le « pas vu, pas pris » reste la ligne conductrice des plateformes.

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