Raillerie en bande organisée. Du Fun Club à la « ligue du lol ».

Comme tant d'autres j'ai donc découvert l'histoire de la Ligue du LOL et les pratiques de harcèlement de certains de ses membres. Je ne vais pas vous refaire le pitch, mais si vous rentrez de Mars ou de vacances il existe un Megathread Reddit qui reprend et source l'essentiel de l'affaire, et il existe aussi une liste de noms sur PasteBin qui a circulé très tôt et/mais qui met sur le même plan des harceleurs pathologiques et toxiques tombant clairement sous le coup de la loi et d'autres suiveurs. Parmi tous ces noms certains ont démissionné, d'autres ont été mis à pied, d'autres encore ont dit être prêt à aller en justice pour répondre des faits de harcèlement qu'ils ont par ailleurs reconnu. Bref, c'est glauque. Très glauque. 

La première fois que j'ai entendu parler de cette ligue du LOL j'ai immédiatement repensé à mes années "prépa". Je retrouvais dans ce qui était décrit l'ambiance d'aristocratie sociale qui n'est capable de se vivre comme telle que tant qu'elle est en situation de brimer, d'asservir ou d'humilier. Tant du côté des étudiants que des enseignants d'ailleurs. Bref je n'y ai vu qu'un pathétique entre-soi et ses dérives, un énième Boys Club dans lequel "la domination et la violence sont des pratiques de socialisation, d’émancipation et de construction de l’identité."

Je l'ai appris via Twitter, dans "L'homme qui rit" en 1869, Victor Hugo décrit le "Fun Club", une coterie d'aristocrates se gargarisant des dégradations et des humiliations qu'ils faisaient subir à plus pauvres ou moins nantis qu'eux. Je cite et souligne

"Il y avait le Fun Club. (…) Le fun est à la farce ce que le piment est au sel. Pénétrer dans une maison, y briser une glace de prix, y balafrer les portraits de famille, empoisonner le chien, mettre un chat dans la volière, cela s’appelle «tailler une pièce de fun.» Donner une fausse mauvaise nouvelle qui fait prendre aux personnes le deuil à tort, c’est du fun. C’est le fun qui a fait un trou carré dans un Holbein à Hampton-Court. Le fun serait fier si c’était lui qui avait cassé les bras à la Vénus de Milo. Sous Jacques II, un jeune lord millionnaire qui avait mis le feu la nuit à une chaumière fit rire Londres aux éclats et fut proclamé roi du fun. Les pauvres diables de la chaumière s’étaient sauvés en chemise. Les membres du Fun Club, tous de la plus haute aristocratie, couraient Londres à l’heure où les bourgeois dorment, arrachaient les gonds des volets, coupaient les tuyaux des pompes, défonçaient les citernes, décrochaient les enseignes, saccageaient les cultures, éteignaient les réverbères, sciaient les poutres d’étai des maisons, cassaient les carreaux des fenêtres, surtout dans les quartiers indigents. C’étaient les riches qui faisaient cela aux misérables. C’est pourquoi nulle plainte possible. D’ailleurs c’était de la comédie. Ces mœurs n’ont pas tout à fait disparu. Sur divers points de l’Angleterre ou des possessions anglaises, Guernesey par exemple, de temps en temps on vous dévaste un peu votre maison la nuit, on vous brise une clôture, ou vous arrache le marteau de votre porte, etc. Si c’étaient des pauvres, on les enverrait au bagne; mais ce sont d’aimables jeunes gens."

"D'aimables jeunes gens". Du Fun Club à la ligue du LOL, il y eut toujours, depuis le 19ème siècle en tout cas, différents cercles, clubs et coteries, toujours vaguement aristocratiques, toujours vaguement révoltés, toujours fortement alcoolisés, toujours assez fermés parce qu'ils se caractérisaient d'abord par celles et ceux qui en étaient exclus, toujours se retrouvant dans divers cercles littéraires, intellectuels, philosophiques. Et que dire des "clubs" et "cercles" économiques que l'on fantasme souvent comme présidant aux destinées du monde dans quelque dîner secret. Mais le Fun Club et la ligue du LOL n'ont hélas rien à voir, ni par l'ambition ni par le talent ni par l'époque avec les marqueurs qui étaient ceux des Hydropathes ou des Hirsutes.

Qu'importe le club, pourvu qu'on ait l'ivresse de l'entre-soi. De l'imagerie populaire de l'enfance jusqu'au blockbuster de culture populaire, c'est à dire en gros du Club des cinq jusqu'au Fight Club, il importe avant tout de savoir pourquoi l'on se choisit et de quoi est fait cet entre-soi qui peut à chaque instant devenir toxique, pour ses membres mêmes ou pour ceux qu'ils désigneront comme victimes. Dans le cas du "Club du lol" (nom du groupe Facebook initialement créé par Vincent Glad), et de l'aveu même de ceux qui en furent de près ou de loin les participants, il semble aujourd'hui avéré que la motivation était autant celle de la raillerie en bande organisée que de la définition, peut-être plus sourde et moins assumée, d'un périmètre d'entre-soi carriériste. 

Et puis il y avait quand même ces noms. Et cette époque en effet. Des noms que je connais, que j'apprécie, dont il m'est arrivé souvent de citer le travail. Vincent Glad bien sûr pour ne parler que du plus récent et de sa couverture du mouvement des gilets jaunes, mais aussi Alexandre Hervaud, Henri Michel, Guillaume Ledit. Bref. Des noms que je connaissais. On réagit toujours différemment aux histoires de harcèlement lorsque l'on connaît les gens, qu'il s'agisse d'ailleurs des victimes ou des coupables du harcèlement. Même lorsque cette connaissance n'est que virtuelle puisque je n'ai jamais rencontré "en vrai" aucun d'entre eux.

Je ne faisais que les lire. Et j'aimais bien ce qu'ils écrivaient en général. J'aimais bien leur posture potache, leurs vannes parfois limites. Peut-être par goût d'une forme de transgression par procuration qui est au coeur des logiques virales à l'époque périphériques et aujourd'hui centrales. Peut-être aussi parce qu'ils me rappelaient mes années prépa, où j'avais eu la chance d'être du bon côté de la bande. Peut-être enfin parce que j'aimais bien leur "style" d'écriture, tout simplement. Et que le style, heureusement, ne fait pas l'être humain. D'autres, des plus talentueux, glorieux ou infâmes qu'eux l'ont prouvé depuis longtemps. Peut-être un peu des trois. 

Ce qui m'a frappé dans les premiers témoignages des victimes de harcèlement qui ont été rendu publics c'est qu'à chaque fois ils et elles insistaient sur le fait qu'un ou deux des membres de la Ligue du LOL étaient à l'origine d'une moquerie ou d'une incitation au harcèlement et que c'est l'effet de meute des gens qui les suivaient sur Twitter qui était alors insupportable et toxique, comme des lames de fond ininterrompues, comme autant de "raids" numériques ciblés, d'incendies jamais vraiment éteints, capables à tout moment de se raviver et de vous consumer de nouveau. Et pourtant on parle à l'époque de comptes disposant d'une notoriété que l'on jugeait indépassable quand la marge haute de leurs followers se situait entre trois et cinq mille. On mesurera donc d'autant plus la violence de ces vagues quand les comptes qui les initient aujourd'hui dépassent très souvent les dix ou vingt mille followers. 

C'est d'ailleurs je crois en partie cela qui m'a motivé à clôturer mon propre compte Twitter quand j'ai dépassé le seuil des 10 000 followers. Je vous l'avais expliqué ici. Cette impression que la réputation et la notoriété restent avant tout narcissiquement jouissives mais qu'elles peuvent aussi être socialement utiles pour la défense ou la dénonciation de différentes causes, quand, à chaque tweet lancé, on mesure la taille des reprises comme autant de ricochets. Mais combien cette même notoriété devient toxique quand elle nous échappe ; et elle nous échappe lorsque le moindre tweet lancé est susceptible de se transformer en tsunami, de rompre toutes les digues du contrôle avec cet effet de longue traîne toxique d'une immensité de followers agissant comme une armée des ombres privée de tout contexte et seulement mue par une "logique" pulsionnelle d'approbation sans discernement. Une logique de contagion. Ce moment où la pathologie de la viralité remplace le nécessaire mais coûteux travail d'anthologie du discernement dans ses indignations. 

Le web est un équilibre. Il l'a toujours été. Comme le rappelle Reflets

"Internet, c'est avant tout, pour ceux qui l'ont découvert dès les années 90, bien avant la montée en puissance des abrutis sur Twitter ou ailleurs, un espace de partage, de mise en commun, « les communs », comme le dit souvent Edwy Plenel. Un idéal de ce vers quoi devrait tendre une société dont les membres souhaitent se rencontrer. L'empathie, la co-construction, la diffusion du savoir, l'universalisme, un espace d'émancipation. Filer des coups de main à ceux qui débarquent, qui pataugent avec la technique, nourrir la discussion, le débat d'idée, dans le respect des autres."

Il y eut cela. C'est vrai. En même temps qu'il y eut du cul. Toujours du cul. La règle 34. Et puis il y eut aussi de la moquerie et du détournement. Et du remix. 

Mais fondamentalement et avant l'universalisme, les communs, l'empathie, le débat d'idée, le cul, la moquerie, le détournement et le remix, avant, pendant et après cela il y eut toujours des aristocraties de la parole, des aristocraties de la publication. Au-delà de la souffrance des victimes qui est intolérable, au-delà des suites judiciaires qui semblent certaines, au-delà des sanctions et des mises à pied déjà effectives, il me semble que l'on ne peut pas vraiment comprendre ce qui s'est joué dans cette affaire si on n'analyse pas ces phénomènes d'aristocraties discursives, la manière dont les réseaux sociaux les instancient et les légitiment. 

Et puis … Et puis il y avait aussi cette promesse. La promesse du web. Fondamentale. Un Homme. Une page. Une adresse. Alors les aristocraties se recentraient et se concentraient sur l'entraide et l'amélioration du commun. Non pas parce qu'elles étaient plus vertueuses qu'aujourd'hui mais parce que chaque publication, chaque prise de parole, chaque espace discursif avait un coût cognitif, technique et social encore élevé. Et si vous en doutez, essayez de comprendre et d'expliquer en termes simples ce qu'était un trackback à l'époque de la démocratisation des blogs.  

Et puis la plateformisation du web est arrivée. Les plateformes ont grignoté l'espace public du web. Leur promesse ? Publications, commentaires, reprises, partages à coût zéro. Coût social et cognitif nul. Le problème ? Des architectures techniques qui transforment chaque lien en like, chaque proximité en promiscuité. Alors la nature et le visage de certaines de ces aristocraties ont en effet changé. Certaines d'entre elles sont devenues toxiques. Extrêmement toxiques. Dont la ligue du lol.   

Mytho. La réponse aux questions de l'époque se trouve souvent du côté de la mythologie. Connaissez-vous Momos ? Momos est le dieu de la raillerie, de la moquerie et de la critique sarcastique. Il est fils de la nuit (Nyx) et des ténèbres (Érèbe). Wikipédia nous apprend que :

"c'est lui qui suggère à Zeus, pour réduire le nombre croissant des hommes qui commence à l'inquiéter, de donner Thétis en mariage à un mortel et d'engendrer la belle Hélène, le séduisant enjeu de la guerre de Troie. Mais après avoir raillé tous les dieux, il fut chassé et s'installa chez le seul dieu capable de le comprendre : Dionysos."

Il paraît que les apéros parisiens de la ligue du lol étaient de ceux où souvent les pratiques de harcèlement se construisaient et se donnaient à voir. Dionysos n'est jamais loin de Momos. Lui-même fils des amours incestueuses de la nuit et des ténèbres.  

<Mise à jour> Même si je n'en partage pas toutes les conclusions, cet article d'Arnaud Mercier, "l'ensauvagement du web" est un utile complément à la compréhension de ce qui vient de se jouer autour de la ligue du lol. Tout comme, dans un tout autre genre, l'avis de Xavier de La Porte sur France Inter ce matin. </Mise à jour>

3 commentaires pour “Raillerie en bande organisée. Du Fun Club à la « ligue du lol ».

  1.  » il me semble que l’on ne peut pas vraiment comprendre ce qui s’est joué dans cette affaire si on n’analyse pas ces phénomènes d’aristocraties discursives, la manière dont les réseaux sociaux les instancient et les légitiment. »
    Je suis pas vraiment d’accord. Effectivement les réseaux sociaux et les « fans » ont amplifié le problème. Mais ce ne sont pas eux qui les ont instanciés et légitimés. Ce serait plutôt le status des agresseurs et l’indifférence général.

  2. Une bande de petits machos minables qui se croient branchouilles alors qu’ils ont des années de retard sur le lulz d’Anonymous, et qui en plus trollent sur les réseaux sociaux, espaces honnis de tout utilisateur de 4chan qui se respectait dès l’époque de MySpace. Ces types se comportaient certainement comme ça avant les réseaux sociaux. Le plus marrant c’est que ces types bossent dans une presse que plus personne ne lit, mais ils s’y croient quand même.
    Des frat boys, typiquement issus des « grandes écoles » et en particulier de l’école de journalisme de Lille qui a l’air douée pour former ce genre de petites frappes si l’on en croit ce qui circule sur Hugo Clément et Martin Weill, deux petits gars bien nés et couverts par papa-maman.
    Vous avez coupé le passage où Victor Hugo nous explique que ces loleurs anglais crevaient les yeux des pauvres…
    Après on s’étonne qu’il y ait un tel mépris des journalistes et des pubards.
    Il aurait fallu empêcher FB d’aspirer tous les contenus d’Internet. Mais c’est trop tard et ces mêmes journaleux sont grassement payés par FB. Qui vit des contenus qui provoquent des réactions. Et ainsi de suite. Ce système est pourri.

  3. C’est marrant Olivier. Ils ne m’ont jamais fait rire sans doute que je n’ai jamais été « du bon côté de la bande »…et qu’une méfiance naturelle s’est développée depuis ces années d’enfance. Quand ils sont arrivés j’ai senti comme un courant d’air froid Il n’y avait pas cet emballement des vagues précédentes, des jeunes convertis. Il y avait de la froideur, du calcul pour la conquête d’un territoire,. Même les startupeurs du début avaient besoin d’assoir d’élargir, de mélanger pas/plus eux. Une autre bande oui.
    Mais dans les autres bandes il y a toujours un gars comme toi et ça ça fait chaud au coeur !

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