A la rentrée de Janvier 2019, dans toutes les bibliothèques de tous les sites de l'université de Nantes (où j'enseigne), voici ce que l'on a pu lire.
C'est dingue non ? Une baisse de budget de 20%
Voilà. Donc comme j'y suis invité par voie d'affichage, je vous confirme que je souhaite en effet "réagir face à cette situation".
Ce qui est dingue déjà c'est que des bibliothécaires se lancent dans cet affichage. Non parce que les bibliothécaires faut être clair, en général il y a bataille avec l'armée pour savoir qui sera le plus en mode "la grande muette". Donc quand des bibliothécaires communiquent sur une baisse de budget, et que c'est carrément la chef (des bibliothèques concernées) qui s'y colle, c'est que vraiment, mais alors vraiment, ça doit piquer très très très très fort.
L'autre truc dingue c'est la baisse en elle-même. Moins 20%. Moins 20%. Paf. Moins 20% dans ta gueule l'étudiant. Paf. Moins 20% dans ta gueule l'enseignant. Paf. Moins 20% dans ta gueule le chercheur. Paf. Moins 20% dans vos gueules les "usagers". Une baisse des achats de 17 000 à 8 500 volumes (des livres quoi). La moitié. La base, le fondement, la raison d'être, ce sans quoi tout le reste, je dis bien tout le reste ne sert plus absolument à rien puisque plus rien n'a de sens, ce truc là dans une université cela s'appelle une bibliothèque. Qu'on décide donc d'amputer de 20% de son budget … pardon hein mais j'ai beau tourner ça dans ma tête dans tous les sens, j'ai beau croiser avec la dette grecque, avec le fichier excel de la comptabilité de ma tante Jacky, c'est juste totalement dingue et suicidaire (en plus d'être vraiment très con).
Comment une université, et surtout comment des universitaires peuvent, sans s'émouvoir particulièrement et s'interroger sur le sens de leur mission, comment des universitaires peuvent-ils, en toute conscience, approuver ou faire voter l'application d'une baisse de budget de 20% de leur propre bibliothèque ??? Non parce que re-pardon mais c'est genre "Bonjour, j'aimerais m'inscrire à votre marathon et donc en conséquence je vais moi-même m'amputer d'une jambe afin de rajouter un peu de sel dans cette épreuve." Parce que oui, moins 20% de budget c'est littéralement une amputation. Une putain d'amputation.
Alors moi les bibliothécaires (et les bibliothèques) j'ai la prétention de les connaître un peu. D'abord parce que j'ai beaucoup bossé sur la question de la bibliothèque et de l'accès au savoir et de comment Internet et le web réinventaient tout ça (ou pas). J'ai aussi beaucoup bossé avec des bibliothécaires. Dans le cadre de ma thèse par exemple et du genre de post-doc que j'avais effectué après, on avait travaillé avec des copains des Urfist, sur un dispositif pour faciliter le partage des formations effectuées par les bibliothécaires auprès des étudiants. On avait aussi tenté de modéliser sous la forme d'une ontologie un "modèle de domaine" de la recherche documentaire pour accélérer la formation des publics et le partage des bonnes pratiques entre bibliothécaires. Et puis tout au cours de ma carrière d'enseignant chercheur, j'ai aussi pas mal formé des bibliothécaires. Bon bref je connais un peu le sujet. Donc forcément ça me touche. Et là en l'occurence ça me touche directement puisque cette amputation de 20% c'est pour la bibliothèque de mon université. Alors ça me fout d'autant plus dans une rogne noire.
Donc forcément cette histoire a commencé à intéresser la presse locale. Parce que bon. Moins 20%. Et ladite presse locale est allée interroger certains des gens qui, soit ont décidé cette amputation, soit à qui on a demandé de l'assumer. Et là, ces gens là ils ont prononcé le mot magique. Le. Learning. Center. Mais putain mais bouffez-le votre Learning Center, arrêtez de vous occuper du centre et retournez à votre place, c'est à dire sur orbite pour continuer de tourner avec vos semblables. On va baisser le budget de la bibliothèque de 20% parce qu'on veut que la bibliothèque devienne un Learning Center ??? Really ? Un "centre d'apprentissage". Mais dites donc est-ce que vous ne seriez pas un peu en train de bien vous foutre de notre gueule ? Non parce que quand on veut faire un "Learning Center" on ne baisse pas le budget de 20%. A la rigueur on l'augmente de 20%. Sinon à la place du Learning Center ben on a juste un Fucking Problem.
Et puis bien sûr tant qu'à y être dans les arguments à la con, les types ont creusé si profond qu'ils sont tombés sur un filon.
Argument à la con numéro 1. "Ah oui mais vous comprenez les prêts sont en baisse". Ah oui mais non en fait. Par exemple à la BU de La Roche sur Yon ils n'ont pas arrêté d'augmenter depuis trois ans. C'est con.
Argument à la con numéro 2 : "Ah oui mais bon y'a le numérique et tout et tout". Alors oui mais toujours pas en fait. Et puis pour "le numérique" précisément, "les étudiants" ils n'ont pas nécessairement besoin de "la bibliothèque". Par contre je rappelle qu'accessoirement et au regard de ce vieux truc qui sert à rien qu'on appelle une mission de service public, la bibliothèque joue aussi un rôle social. Ecoutez-moi bien là vous, oui vous, toutes les truffes pathétiques qui sont à l'origine de cette baisse de 20% de budget : le rôle social de la bibliothèque c'est de mettre gratuitement à disposition des étudiants des bouquins, des livres, des manuels, de la documentation, des journaux aussi, oui oui des journaux, qu'ils n'ont pas et n'auront plus les moyens de se payer durant toutes leurs études au regard de la misère dans laquelle la plupart d'entre eux croupissent entre des jobs de merde à temps partiel subi où ils se font tondre comme des moutons et des politiques publiques de logement étudiant indignes tellement elles ne sont pas à la hauteur des enjeux (et du nombre). Voilà. Des bouquins et des journaux qu'ils n'ont plus les moyens de se payer et de lire mais dont ils ont besoin. Besoin pour être étudiants. Besoin pour être citoyens. Besoin pour être curieux. Besoin pour être vivants. Et dont, accessoirement, nous, enseignants-chercheurs, avons aussi un peu besoin pour faire ce vieux truc qui s'appelle une activité de recherche à l'université publique.
Argument à la con numéro 3 : "Ah oui mais c'est pour faire un learning center". Alors oui mais merde. Si tu veux vraiment faire un truc utile pour l'apprentissage qui ressemble à un centre, rends l'argent. C'est tout.
Alors donc nous en sommes là. Et cette situation est tellement représentative de l'état de l'université dans son ensemble que cela en devient pathétique et alarmant. Ah oui parce qu'il y a encore un petit truc dont je ne vous ai pas parlé. Ben oui. Figurez-vous que si on se trouve à baisser le budget de la bibliothèque de 20%, c'est aussi parce qu'une part considérable de ce budget part directement dans les caisses … de groupes éditoriaux prédateurs comme Elsevier, qui, eux, continuent d'augmenter leurs putains de budgets d'abonnement et de saigner à blanc les bibliothèques avec des offres commerciales qui sont aussi léonines que scandaleuses. Donc on va continuer de se sucer le cartilage pendant qu'on continue d'engraisser sur fonds publics la trésorerie de la mafia de l'édition scientifique.
Hé oui. Parce que vous savez quoi ? Et ben si ces escrocs d'Elsevier (entre autres) peuvent tranquillement continuer de saigner à blanc les bibliothèques c'est parce que vous, oui vous mes chers collègues enseignants-chercheurs, continuez de refuser obstinément de déposer vos putains d'articles en libre accès alors que tout aujourd'hui vous permet de le faire tranquillement et en étant tout à fait en règle par rapport au droit. La voilà la putain de schizophrénie inacceptable qui nourrit tous les prédateurs opportunistes se caressant en observant l'enseignement supérieur public sombrer depuis tant d'années : nous, enseignants-chercheurs, décidons de baisser de 20% le budget de nos bibliothèques universitaires mais dans cette baisse nous continuons de préserver les marges indécentes de boîtes toxiques comme Elsevier, parce que nous avons la flemme de nous intéresser aux questions de l'Open Access, et de faire ce qu'il faut.
Franchement il faut arrêter d'être gentils avec nous-mêmes ou de se trouver des excuses. Nous n'en avons pas. Nous n'avons que des responsabilités que nous ne prenons pas.
La première d'entre elles consiste à garder le minimum de dignité et de lucidité permettant de ne pas oublier ce qu'est le rôle et la mission d'une université, et la manière dont la bibliothèque universitaire en est le socle littéralement vital. Vital. Et donc de ne jamais céder sur ce fondamental qu'est la place de la bibliothèque dans l'université.
La seconde responsabilité est de faire ce qu'il faut pour rapidement et définitivement sortir du cycle moisi et putride dans lequel quelques grands groupes internationaux comme Elsevier maintiennent l'édition scientifique.
Et la dernière responsabilité, et elle est immense puisque nous nous prétendons scientifiques, puisque nous nous prétendons clairvoyants, et puisque nous prétendons avoir le sens de nos missions de services publics, cette dernière responsabilité consiste à expulser avec d'immenses coups de pieds aux culs tous les tenants de la politique managériale Orwellienne qui osent prétendre qu'une baisse de budget permettra de transformer une bibliothèque en Learning Center. Ceux-là sont des Tartuffes. D'immenses Tartuffes.
Nos responsabilités immenses et notre culpabilité collective ne doivent pas non plus masquer l'immensité des défaillances de l'Etat et la manière dont, depuis la LRU de Valérie Pécresse, les ministres se succédant à l'enseignement supérieur sont autant de fossoyeurs de l'idée même d'un service public d'enseignement et de recherche. Très concrètement, en refusant par exemple depuis maintenant plus de 5 ans (au moins) de verser aux universités (dont celle de Nantes) ce qu'il leur doit par exemple au titre du GVT, l'état programme, entérine et accélère leur paupérisation, en même temps qu'il renforce et légitime toutes les politiques de brutalité managériale qui tentent de pallier ce manque.
Bien sûr impossible de ne pas mentionner ici l'immondice répugnant que constitue au regard des valeurs de l'université française, le programme porté et assumé par Frédérique Vidal "Bienvenue En France" et qui se surajoute au tableau d'ensemble. Multiplier par 16 les frais d'inscription pour les étudiants étranger hors CEE et oser appeler ça "Bienvenue en France". Baisser de 20% le budget d'une bibliothèque et oser expliquer que c'est pour la transformer en Learning Center. Tout n'est que cynisme crasse et débilitant, et chacun de nos silences accrédite ce vaste foutage de gueule.
L'université de Nantes ambitionne l'excellence dans ses formations, ses recrutements, ses positionnements à l'international. Elle n'y parviendra jamais. Jamais. Une université qui ampute délibérément le budget de sa bibliothèque universitaire de 20% ne sera jamais une université d'excellence. Jamais. En aucun cas. Elle sera même tout le contraire. Certains chercheurs le disent déjà à mots à peine couverts. Mais ils sont encore trop peu nombreux et leurs mots encore bien trop couverts. Ce qui se joue ici est un scandale et un reniement absolu. Et il est ahurissant que la décision même de cette baisse ait pu être actée sans susciter autre chose qu'une vague indignation polie, ou pire, l'acceptation taiseuse de cette inacceptable dérive.
Alors comme la rage n'est pas un combat et comme l'inertie est notre pire ennemi, je vais vous donner un rendez-vous. Rendez-vous le 21 Mars. D'ici cette date, j'invite l'ensemble des collègues, enseignants et chercheurs, accompagnés s'ils le souhaitent d'étudiants et de personnels techniques et administratifs, à se présenter, seuls ou en groupes, devant leur bibliothèque, à Nantes, à La Roche sur Yon et à Saint-Nazaire. Je demande à chaque enseignant-chercheur de l'université de Nantes d'aller prendre dans sa propre bibliothèque personnelle, un ou plusieurs ouvrages, impérativement récents et de nature scientifique ou en lien direct avec les filières d'étude du site (on n'est pas là pour se débarrasser de nos vieilleries, le BU ont autre chose à faire …) et d'aller les donner à sa bibliothèque universitaire pour compenser ces 20% de guillotine budgétaire. Et de poster une photo de ce don sous le hashtag #SauveLaBUdeNantes sur Twitter, Facebook ou tout autre réseau social à sa convenance. Tout comme j'invite chacun à donner à cette action le maximum de retentissement dans la presse et les médias locaux (et plus si affinités).
Et je vous donne rendez-vous au plus tard le 21 Mars pour d'autres actions structurées, je l'espère, sur l'ensemble de nos réactions collectives face au démantèlement en règle de nos métiers, de nos valeurs, de nos ambitions, et de nos missions, dont la plus fondamentale est de permettre à nos étudiants d'accéder à une offre documentaire la plus riche et la plus diversifiée possible.
Une bibliothèque amputée c'est une université condamnée.
Post-Scriptum : Naturellement il serait – hélas – très étonnant que les bibliothèques de l'université de Nantes soient les seules dans ce cas. Chacun peut donc se manifester au travers du Hashtag #SauveLaBUdeNantes en remplaçant le nom de Nantes par celui de sa propre université.
Que ce monsieur veille bien à rester soigneusement chez lui en cas de manifestation ou de désordre, prochainement, devant les bibliothèques de notre université. Il risquerait en effet d’être éventuellement poursuivi devant la section disciplinaire pour avoir « attisé un groupe de manifestants ». En l’espèce, il y aura toujours des témoins disponibles pour attester du fait !
Quant à la communication et au style fleuri usité, on en connait qui, pour bien moins que ça en termes de mode d’expression publique ou privée, se sont vu suspendre de toute fonction à titre conservatoire pour quatre mois ! A tout le moins, il y a là que quoi se voir adresser un courrier de menaces rappelant un prétendu « devoir de réserve » dont on peine à saisir comment il pourrait s’appliquer à des universitaires !
Personnellement, je ne passe pas outre le « langage légèrement cru »… Je reste admiratif d’une capacité à user de termes injurieux sans nullement injurier quiconque en particulier ! Et il fait plaisir de voir un universitaire s’exprimer comme un travailleur comme un autre.
En tant que directeur de la publication d’une revue de sciences sociales, je viendrai déposer quelques exemplaires des derniers numéros parus afin de compenser pour partie et très modestement la réduction budgétaire drastique opérée.
Je précise que la revue en question fonctionne sur la base du bénévolat de ses rédacteurs et coûte à son association savante propriétaire sans jamais rien lui rapporter. Conformément à la loi et aux termes du contrat de cession des droits, elle incite fortement et explicitement les auteurs publiés à déposer les « preprint » de leurs articles sur le site d’archives ouvertes du CNRS (HAL) un an après la date de parution. Comme quoi, les grands éditeurs scientifiques – tels Elsevier -, à la manière des « grands projets » du même bois, sont « inutiles » si on s’en donne collectivement la peine ; ce que le rappelle utilement notre collègue en colère.
Bravo à lui pour son courage.
Gildas Loirand
Joli texte qui a réussi à me faire passer de la défense du budget des bibliothèque à « quand on voit ce qui en ressort, ils auraient même pu baisser le budget de 40% ».
@Luc Devert : Je ne saisis pas bien le sens de votre commentaire. Vous pouvez préciser ?
En résumé, que la forme nuit nettement au fond (de mon point de vue).
« Et il fait plaisir de voir un universitaire s’exprimer comme un travailleur […]. »
C’est beau, ça.
Mais… S’agit-il de discriminer les ouvriers ou de féliciter un universitaire d’avoir atteint ce niveau de langage ?
De mon côté, j’aime particulièrement le langage fleuri d’Olivier. Il en fait parfois beaucoup, mais c’est lui.
En « langage ouvrier », cela s’appelle « ponctuer ». Si cela perturbe parfois la communication, ça ne change rien au fond du propos qui est toujours très clair que claironné.
Un (souvent) ouvrier.
Vous aurez remplacé le vilain « très » par un plus adéquat « aussi », bien entendu…
Bibliothécaire discret (pléonasme ?) et persistant, je ne peux qu’ajouter combien les termes de ce texte et les circonstances décrites me sont familières (dans un gros SCD d’une grande ville universitaire) : baisse des budgets (sauf celui déversé chez des fournisseurs d’accès en ligne de plus en plus ruineux), baisse des prêts encouragée par le credo du « tout est en ligne » pour être ensuite utilisée comme un argument à charge et horizon merveilleux du « Learning Centre » alpha et oméga de toute politique documentaire universitaire. A tout ceci on peut rajouter une baisse des effectifs titulaires, lente mais inexorable qui oblige les survivants à être experts en tout… donc en rien. Je me sens moins seul désormais, merci pour ce chant rageur, j’aimerais que d’autres enseignants le reprennent en choeur.