Une nouvelle fois. Une nouvelle fois un drame heureusement "uniquement" patrimonial et les mécanismes désormais habituels d'un deuil participatif qui se met en place dans l'alcôve d'un web compassionnel où chacun n'a de cesse de sur-documenter ce moment – films, photos, messages, souvenirs rappelés - pour s'efforcer de "prendre part", de prendre "sa" part d'une émotion réelle ou feinte mais qui n'existera ici que tant qu'elle sera visible et saillante aux autres dans l'instant, et à soi-même dans un plus tard souvent fantasmé. Le moment de l'incendie de Notre Dame est celui du ressenti de l'archive vibrante de l'Histoire en train de défiler et qu'il faut à tout prix et par tout moyen s'efforcer de fixer.
Et une nouvelle fois, bien sûr, quelques théories du complot naîtront, un homme aperçu à côté des flammes qui n'est en fait qu'une statue, un autre homme, bien réel cette fois, et dont le gilet jaune dans le contexte actuel fait oublier que les pompiers en portent aussi, des gilets jaunes. Des pompiers pris pour des gilets jaunes incendiaires, des incendiaires supposés qui sont des statues encore debout, et Donal Trump toujours là où on l'attend, juste entre la bêtise ahurie et l'invective qui tombe à plat, qui s'interroge sur l'absence de canadaires. Et tant d'autres.
Et puis il y a aussi les algorithmes.
Et puis il y a aussi les algorithmes. Ceux qui tournent dans les architectures techniques toxiques des réseaux sociaux comme en autant de cages de Faraday. Ceux qui rendent visibles ou qui invisibilisent, travaillant à la fabrique en temps réel de formes mouvantes et pulsionnelles de hiérarchisation. Et puis les autres aussi, ceux qui vont apparier et catégoriser, ceux qui travaillent à la fabrique de déterminismes invisibles à eux-mêmes. Parmi ces derniers, celui de Youtube notamment, qui à l'image de la cathédrale en flammes est allé "associer" celle des tours en flamme de l'attentat du World Trade Center – car les algorithmes se souviennent aussi – et a donc pendant quelques heures affiché, en dessous de diffusions en "live" de l'incendie, un lien vers des articles encyclopédiques revenant sur l'attentat du World Trade Center.
YouTube a fait cela dans le cadre de son nouvel outil de "vérification" et de "Fact-Checking" sur des requêtes considérées comme "sensibles", semblant donc considérer que les vidéos de l'incendie de Notre Dame pouvaient être des faux ou en tout cas instrumentalisés à des fins complotistes.
En fait et en vérité on ne saura probablement jamais pourquoi "l'algorithme" a fait ce choix ni ce qu'il voulait que nous en fassions et comment il supposait que nous allions l'interpréter. La seule chose que nous savons c'est que l'image d'un édifice monumental comprenant deux tours et en proie à un incendie accidentel a été associée à l'image d'un autre édifice monumental fait de deux tours en proie à un incendie suite à un attentat terroriste. Les algorithmes ont une vision et une mémoire topologiques. Mais si, souvenez-vous, la topologie étant cette science mathématique dans laquelle "une tasse à café est identique à une chambre à air, car toutes deux sont des surfaces avec un trou".
Qu'attendre et que comprendre de tout cela ? Et d'ailleurs que reprocher vraiment à YouTube et à son algorithme ? On ne peut pas attendre d'un algorithme qu'il dise le vrai mais on espère pourtant qu'il soit en capacité de nous donner du monde une représentation vraisemblable. Et si l'on ne peut pas non plus demander à un algorithme de com-prendre alors pourquoi s'étonner qu'il "prenne ensemble" deux images distantes de 18 ans dans lesquelles deux tours monumentales sont la proie des flammes ?
Le jardin aux sentiers qui bifurquent …
"Le jardin aux sentiers qui bifurquent." C'est le titre de l'une des nouvelles de J.L. Borges que l'on retrouve dans le recueil "Fictions".
"Dans toutes les fictions, chaque fois que diverses possibilités se présentent, l’homme en adopte une et élimine les autres ; dans la fiction du presque inextricable Ts’ui Pên, il les adopte toutes simultanément. Il créé ainsi divers avenirs, divers temps qui prolifèrent aussi et bifurquent."
Laura Nillni
Découpage sur des pages du "Jardin aux sentiers qui bifurquent" de J. L. Borges
(extrait de vidéo) – Source
Comme se plaît à le rappeler le créateur du web depuis déjà plus de 10 ans, les plateformes sociales ne sont rien d'autres que des "jardins fermés" (Walled Gardens). Sur le web ouvert, chaque bifurcation est une lecture et une représentation du monde qui s'affranchit des autres en s'en distinguant mais sans les effacer ou les discréditer pour autant. Sur le web ouvert chacune de ces bifurcations est féconde parce que toutes peuvent être adoptées simultanément et parce que choisir l'une plutôt que l'autre ne dit rien d'autre que le seul itinéraire couvert. Parce que dans le web ouvert aux sentiers qui bifurquent, "le chemin compte autant que le lien."
Mais dans les jardins fermés des plateformes sociales, chacune de ces bifurcations devient possiblement et souvent irrémédiablement toxique, car toutes ne se valent pas et comme leur hiérarchisation nous demeure invisible il devient alors facile de nous conduire où l'on veut tout en nous entretenant dans l'illusion d'un itinéraire que nous aurions consciemment ou aléatoirement choisi.
Les réseaux sociaux, comme autant de jardins fermés, fabriquent, pour partie sur la base de nos propres itinéraires et opportunités, et pour partie sur le fondement de leurs propres intérêts et opportunismes, des bifurcations qui rendent l'interrogation du monde plus confuse, moins sereine et en un sens, parfois presque moins possible.
Notre Dame du Yémen.
Dans la soirée de l'incendie de Notre Dame de Paris, hier soir donc, j'ai partagé un article du journal Le Monde, aperçu sur Facebook, et qui était titré : "Le patrimoine du Yémen bombardé". Je l'ai partagé sans le lire, en y ajoutant simplement ce statut : "L'autre drame loin de Paris". Je l'ai partagé sans le lire parce que je partage beaucoup d'articles (que je lis avant la plupart de temps …) sur le sujet de la guerre au Yémen. Mais aussi bien sûr car il y avait le mot "patrimoine" et que j'avais passé la soirée à baigner linguistiquement dans les occurrences du mot "patrimoine", à la radio, à la télé, sur les réseaux, à l'occasion de l'incendie de Notre Dame de Paris.
Pourquoi un article de Mai 2015 du Monde, titré "Le patrimoine du Yémen bombardé", avec d'autres tours, d'autres drames, d'autres siècles, à Sanaa, pourquoi cet article là ressort-il dans la soirée de l'incendie de Notre Dame ? Est-ce à cause de l'association entre l'occurence particulièrement brûlante du mot "patrimoine" suite à l'incendie, et celle de "Yémen" à cause des récentes révélations sur les armes françaises utilisées dans cette guerre ? Très probablement. Est-ce au contraire un pur hasard ? Probablement pas. L'absence de "date" affichée a-t-elle participé de ma promptitude à partager sans réfléchir cette information avec comme seul commentaire "l'autre drame loin de Paris" avant de venir rectifier ma propre republication irréfléchie ? A l'évidence.
Ce partage c'était ma bifurcation à moi. Dans le jardin fermé de Facebook et dans les limites qu'il m'en laisse voir. Cette erreur que j'aurais pu ne pas rectifier aurait alors pu, à son tour, créer une autre bifurcation dans laquelle d'autres se seraient peut-être aussi engouffrés après moi.
A chaque fois qu'un deuil planétaire nous touche, à chaque fois que l'Histoire de notre monde s'écrit, qu'il s'agisse d'un attentat terroriste, de la mort d'une célébrité ou bien encore d'une catastrophe naturelle ou accidentelle, c'est à dire à chaque fois que nous sommes fondamentalement à une bifurcation de l'Histoire, les algorithmes des plateformes rendent toujours plus sensibles les bifurcations les plus capables de faire naître d'autres histoires.
Cet article que vous achevez d'ailleurs de lire n'est que l'une des ramifications de l'une de ces infinies bifurcations qui composent le web ouvert et celui des plateformes. C'est peut-être simplement cela, ce besoin que nous ressentons au moment de chaque deuil, de chaque fin, le besoin d'ouvrir des chemins dont les bifurcations que nous pouvons documenter et interpréter ne seraient que les illusoires mais réconfortantes garanties de lendemains possibles.
Olivier, tu vas chercher trop loin amha. Les métadonnées de type « 2 tours brûlent » sont utilisées par les algorithmes pour, comme tu l’a déjà dit 1000 fois, garder l’internaute captif. Dans le schéma « puisque vous avez aimé ceci – et on le considère parce que vous êtes resté suffisemment longtemps sur cet élément -, alors vous aimerez probablement cela ».
L’affect lié à la destruction, à la suppression, au deuil est un très puissant moteur de captation et de rétention de l’attention.
Et ce temps passé est monétisé.
Fin du résumé.