Un vote, une rupture, une voiture : le chemin compte autant que le lien.

Dans la vision de celui que l'on considère comme le père fondateur d'internet, Vannevar Bush, le chemin compte autant que le lien. Ce que recouvre cette expression est simple : la navigation, parfois aléatoire, souvent hasardeuse, stochastique, qui nous permet soit d'établir un lien vers un contenu, soit de tomber sur lui au détour d'un lien, ce chemin là est l'essentiel. La "navigation", le "parcours" sont les composantes fondamentales de l'écosystème du web et les liens, les hyperliens, s'ils sont structurants, s'ils sont les "ancres" nécessaires, n'en sont que des épiphénomènes.

Ce qui compte pour Facebook ce n'est pas le chemin mais le lien. Celui qui nous unit directement à l'autre dans chacun de ses soubresauts les plus essentiels ou les plus insignifiants.

Facebook a aboli le chemin. Aboli la distance. Nous ne circulons plus mais nous nous asseyons devant le mur des infos que l'algorithme décide de nous afficher (éternel débat sur la bulle de filtre mis à part). Choisir le web que nous voulons.

User Experience and Love Experiment.

En ce moment, depuis quelques temps, Facebook nous parle. Il s'adresse directement à nous via notre mur. Il converse avec nous. Ici nous souhaitant "la bienvenue", là "une bonne journée", ailleurs de "passer un bon moment", et toujours de nous souhaiter un bon anniversaire, de nous rappeler celui de nos proches, etc. Et dans ce qu'il indique comme un souci constant d'améliorer "l'expérience utilisateur", Facebook nous propose désormais une nouvelle fonctionnalité pour mieux gérer … nos ruptures amoureuses. Il s'agit, je cite, "d'améliorer l'expérience (utilisateur) quand une relation (amoureuse) se termine." Lorsque vous changez le "statut" de votre relation pour indiquer qu'elle est terminée, Facebook vous propose de "prendre une pause ("take a break") et, concrètement, de vous permettre de choisir de "moins voir" ce que fera votre ex dans votre Timeline sans pour autant devoir le/la bloquer ou "l'unfriender". Vous pourrez aussi limiter ce que votre ex verra de votre propre activité, et vous pourrez enfin décider quels sont les "amis" qui pourront accéder à de vieux status dans lesquels vous vous êtes pris en photo avec votre ex en train de filer le parfait amour. OK.

Twophones

Comme à chaque nouvelle fonctionnalité proposée, comme à chaque nouvelle modification du corpus algorithmique qui pondère l'affichage de tel ou tel statut, l'utilisateur (celui qui vient de rompre et son / sa partenaire) y trouvent naturellement leur compte. Facebook y trouve également le sien puisque cela va lui permettre d'affiner davantage des informations de nature "sentimentale" qui ne passent pas par les fourches caudines déclaratives du seul changement de statut : au-delà de savoir si nous sommes "en couple", "séparé" ou "célibataire", ces choix proposés à l'utilisateur vont permettre à Facebook de savoir si la rupture se passe bien ou mal, d'affiner également les publicités et les infos qui seront davantage pondérées sur le mur de celui / celle qui est à l'origine de la rupture et de celui / celle qui la subit, etc. Et comme à chaque nouvelle modification de ce corpus algorithmique, cela nous rappelle la place désormais non-négociable que Facebook occupe dans chaque pan de notre vie sociale et amoureuse, car il peut en effet être difficile, après ladite rupture de raisonner en termes basiques (ne plus être "ami" avec son ex), comme il peut être difficile et/ou tentant de continuer à garder un oeil sur ce qu'il / elle va faire. Bref, la toute puissance du panoptique appliquée aux relations sentimentales.

Et une nouvelle fois Facebook se pose en médiateur référent et quasi-incontournable dans la gestion de cette nouvelle étape de notre vie. Nous n'avons pas d'autre choix que d'accepter le choix que Facebook nous propose pour "améliorer notre expérience utilisateur de la fin d'une relation amoureuse".

L'amour ? En voiture !

Parlons maintenant d'Uber. Uber qui vient lui aussi de procéder à une mise à jour de son corpus algorithmique. La mise à jour est partie d'une question : "comment enrôler davantage de chauffeurs Uber" et d'un constat :

"61 percent of drivers in the US have full- or part-time jobs outside Uber, the company says. If you never have to deviate from your route, suddenly anyone has the potential to be an Uber driver, regardless of employment status."

La mise à jour s'appelle "Destinations". Elle fait le constat que "si vous n'avez jamais à dévier de votre route, alors soudainement tout le monde peut devenir un chauffeur Uber, indépendamment de sa situation professionnelle." Concrètement :

"Les conducteurs qui se rendent à une destination spécifique pourront rentrer cette destination dans l'application, et l'algorithme d'Uber leur enverra des demandes de "course" sur leur chemin. Les demandes qui les obligeraient à dévier de leur trajet seront filtrées."

La route, le chemin et les sentiments.

Facebook et Uber. Améliorer l'expérience utilisateur lors d'une rupture et optimiser la base utilisateur en filtrant les courses qui vous feraient faire un détour. Quel lien entre les deux ? Le même souci d'améliorer l'expérience utilisateur. Qui passe par le même besoin de mieux connaître lesdits utilisateurs. Le même souci, aussi, d'avoir davantage d'utilisateurs. Et dans les deux cas, l'histoire d'un chemin. Faire en sorte de ne pas dévier de sa route, de la route, de l'itinéraire, du trajet. Suivre un parcours que dans Facebook comme dans Uber nous n'avons finalement pas réellement choisi. Il faut que nous nous rendions sur notre lieu de travail, à ce repas chez notre belle-mère, faire des courses dans ce supermarché, assister à ce séminaire en Bretagne. Il faut que nous continuions de voir défiler les infos de notre ex, des amis de notre ex, des amis des amis de notre ex. Prendre ces navigations routinières, prévisibles sinon contraintes, et s'y adosser, y adosser des services.

Le point commun c'est la routine, "l'habitus". Il y a une routine de la relation (et de la rupture) amoureuse comme il y a une routine des trajets quotidiens que nous effectuons en voiture. Et les algorithmes en raffolent.

Et toujours ce souci du moindre coût cognitif.

Uber nous dit : si cela ne vous oblige pas à dévier de votre route, si cela ne vous coûte rien, alors vous ne résisterez pas longtemps à la possibilité offerte d'accepter de bosser pour nous et de gagner un peu d'argent.

Amazon il n'y a pas très longtemps nous disait la même chose : pour rentabiliser la partie de la chaîne logistique la plus lourde financièrement et la plus complexe pour l'entreprise, c'est à dire la livraison sur le dernier kilomètre, Amazon proposait un service baptisé Flex pour vous permettre, pour nous permettre, de récupérer des colis et de les livrer sur le trajet nous amenant chez nous ou à notre travail, sans nous obliger à dévier de notre trajet.

Facebook ne nous dit pas autre chose : si cela ne vous coûte rien, ou plus exactement pour ne pas que cela puisse vous coûter affectivement ou sentimentalement quelque chose, alors autant prendre 5 minutes pour régler les paramètres de l'option "Take A Break", pour nous dire, pour leur dire comment vous voulez gérer cette rupture sentimentale.

Du "Take A Break" de Facebook au "Destinations" d'Uber en passant par Flex d'Amazon la dialectique est toujours la même : le chemin, le parcours, la navigation qui devait être celle de la découverte, de l'errance, de l'aléatoire, du contour, du détournement, cette logique même qui sous-tendait la capacité et l'intérêt de créer des (hyper)liens s'est trivialisée, s'est routinisée. Le chemin, le parcours, la navigation qui intéresse Facebook, Uber, Amazon et les autres c'est celui qui est prévisible. Et qui parce qu'il est prévisible est calculable, optimisable, monétisable, rentabilisable.

Nos achats, nos trajets en voiture, nous goûts musicaux, littéraires, cinématographiques et désormais donc de plus en plus nos "sentiments" y compris au travers de nos "parcours amoureux" avec leurs lots de (sites de) rencontres et de ruptures, rien ne semble résister aux contrôles – de routine et de routines – algorithmiques. A part peut-être le vote. A part peut-être la dimension politique. Laquelle vient de céder, à son tour, à la routine.

Un Tinder du Vote.

Côté algos et politique, le débat est déjà assez ancien. Et il est vital. On sait que le simple classement, le simple ordonnancement de résultats dans l'interface d'un moteur de recherche est capable d'influencer le vote d'électeurs indécis. On sait également que le vote électronique est hélas de plus en plus utilisé malgré tous les risques que cela présente. On sait également toute l'influence politique des différentes plateformes et des opinions de leurs dirigeants à une échelle géopolitique.

Mais. Mais il restait un secteur de la dimension politique qui était jusqu'ici resté relativement à l'abri des logiques algorithmiques d'automatisation, le secteur des motivations et des choix individuels qui déterminent sur qui se portera notre vote. Un abri relatif car on avait déjà pris l'habitude de voir Facebook nous demander, à l'inscription, quelles étaient nos opinions politiques, car on avait déjà vu l'émergence de sites de rencontre dédiés aux gens de droite, ou de gauche.

Tout cela est terminé puisque désormais il existe une application baptisée "Voter" et qui se présente comme le "Tinder de la politique." En lieu et place des photos de Tinder vous verrez donc apparaître des "idées" issues de programmes politiques, idées que vous pourrez, comme dans Tinder, "swipper" vers la droite pour indiquer que vous êtes d'accord, ou vers la gauche pour indiquer que vous n'êtes pas d'accord. L'application vous indique ensuite de quel candidat ou de quel parti vous êtes le plus "proche".

L'utilisateur pourra aussi choisir d'envoyer ses choix pour alimenter des sondages "online", lesquels sondage pourront être consultables par les partis politiques et les candidats (à quel prix ? sous quelles conditions ?). Wow. Elle compte pour l'instant 24 000 utilisateurs et est en train de lever des fonds.

Outre les programmes "officiels" des différents candidats et partis elle indique s'appuyer également sur nombre d'informations disponibles grâce à l'Open Data mais également sur des discours et des déclarations "personnelles" des différents candidats. Ainsi, en accédant à la fiche du candidat avec lequel vous êtes le plus "proche", vous trouverez un bouton pour effectuer une donation, un autre pour le contacter directement, un rappel des points de son programme avec lesquels vous êtes d'accord mais aussi de ceux avec lesquels vous n'êtes pas d'accord, une mini biographie du candidat, une sélection de ses citations, et une visualisation des entreprises et secteurs qui ont le plus contribué à financer sa campagne.

Le nombre de questions politiques mais aussi philosophiques et éthiques que soulève cette application est immense :

  • à qui seront revendues ces données ?
  • comment l'algorithme de Voter fera pour sélectionner lesdites idées ?
  • de quelle manière choisira-t-il de les hiérarchiser, d'en afficher certaines plutôt que d'autres, selon quels paramètres ?
  • comment savoir si un individu pour lequel, au vu de ses premiers choix, il est facile de déterminer qu'il est plutôt favorable au parti républicain, verra le ratio entre les idées républicaines et démocrates augmenter ou diminuer ?
  • comment l'application pondérera, par exemple, une déclaration personnelle d'un candidat si cette déclaration n'est pas inscrite dans le programme officiel du parti ?

Flex d'Amazon, Destinations d'Uber, Take A Break de Facebook et donc désormais Voter. A chaque fois le même souci d'alléger, de réduire à zéro le coût cognitif engendré par la possibilité d'un choix : choix de prendre une course ou d'effectuer une livraison si elle se situe sur un trajet que nous avons déjà prévu de faire, choix du clair-obscur dans lequel nous laisserons une relation après une rupture amoureuse, choix du candidat pour lequel nous allons voter, probablement le choix le plus complexe, le plus "multi-factoriel", le plus algorithmiquement simplifiable donc.

Au risque de voir une démocratie algorithmique prendre le relai du salariat algorithmique et de la calculabilité sentimentale pour bâtir un monde sur lequel nous n'aurons plus aucune prise, un monde qui ne nous offrira d'autre chemin que celui que l'algorithme aura jugé le plus pertinent, le plus rentable pour y adosser des services nourrissant son modèle économique ou entretenant la dépendance de sa base d'utilisateurs.

"Une hache dans les mains d'un ébéniste."

Vannevar Bush, avec qui j'ouvrais ce billet, intitulait son article fondateur : "As We May Think". Ce texte, publié en 1945, n'est que très rarement présenté dans sa version intégrale. Une version longue heureusement et admirablement traduite en français. Ce texte contient notamment une très longue réflexion autour du processus de "sélection" appliqué à la documentation scientifique (mais pas uniquement) : comment choisir ? comment sélectionner les textes importants ? Comment choisir à quoi donner accès ? Et en quoi la "machine" peut nous y aider ?

"Dès qu’un processus logique de pensée est employé — c’est-à-dire dès qu’une logique de pensée opère avec une routine installée — il y a une opportunité pour la machine."

Et il poursuit (je souligne).

"Il y a tant à faire pour la manipulation d’idées et leur insertion dans un enregistrement. Nous semblons plus mal lotis qu’avant puisque, si nous pouvons énormément allonger l’enregistrement, nous éprouvons des difficultés à le consulter. Mais c’est un sujet qui ne se limite pas au seul problème de l’extraction des données pour les besoins de la recherche scientifique. Cet aspect implique le processus entier par lequel l’être humain profite des connaissances acquises par son héritage. Son premier usage est la sélection, et à ce sujet nous sommes en effet perplexes.Il pourrait y avoir des millions de pensées pertinentes, ainsi que la somme des expériences à partir desquelles elles se sont faites, mais toutes sont cloisonnées à l’intérieur d’une acceptable forme architecturale. À moins que le chercheur ne puisse avoir accès ne serait-ce qu’à une seule d’entre elle par semaine à force de recherche assidue, ses conclusions n’auront rien à voir avec les recherches en cours.

Dans un sens élargi, la sélection fonctionne comme une hache dans les mains d’un ébéniste. (…)

La sélection par association, plutôt que par indexation, pourrait sans doute être mécanisée. On ne peut espérer atteindre la vitesse et la flexibilité avec laquelle l’esprit suit un chemin d’associations, mais il devrait être possible de faire définitivement mieux que lui concernant la permanence des éléments stockés et leur clarté lors de leur récupération."

Vannevar Bush commence alors la description de son dispositif, le Memex (Memory Extender) et il écrit ceci :

"Cependant, le memex propose cependant un progrès immédiat, celui d’une indexation associative — l’idée d’avoir une disposition dans laquelle tout objet peut être convoqué à volonté pour sélectionner immédiatement et automatiquement un autre. C’est la caractéristique distinctive du memex. Le processus permettant de lier deux éléments est essentiel.

Quand l’usager construit un chemin, il le nomme, insère son nom dans l’index de référence et le tape au clavier. (…) Cependant le memex est plus que cela, puisque n’importe quel élément peut appartenir à de nombreux itinéraires différents."

Le texte de Vannevar Bush a été publié en 1945 mais il avait jeté les bases de sa réflexion dès la fin des années 30. A le relire aujourd'hui il est sidérant de voir à quel point la perspective s'est presque symétriquement inversée. Ce texte prophétisait l'avènement d'internet, des liens hypertextes, ce texte projetait un monde dans lequel la puissance de calcul des machines et les progrès de l'ingénierie dans tous les domaines permettraient d'en finir avec les processus de sélection comme autant de "haches dans les mais d'un ébéniste" au profit d'une multitude de chemins possibles, réactivables même si soumis à l'oubli, une multitude de chemins décidés par l'homme pour augmenter ses capacités individuelles et collectives de connaître le monde.

70 ans plus tard, en 2015 ces chemins sont, aujourd'hui, ceux des algorithmes. Ces algorithmes construisent des chemins. En cela Vannevar Bush avait raison. Ce qu'il prophétisait, l'aide que ces "machines" pouvaient nous apporter dans notre compréhension du monde, tout cela est advenu. Mais à regarder de près ce que les actuels algorithmes de ces actuelles machines nous proposent, sur le chemin de l'isoloir, sur le chemin de l'amour, de la rupture, ou sur celui de l'isoloir, on ne peut s'empêcher de penser, de constater parfois, qu'ils le font avec la dextérité propre à une hache entre les mains d'un ébéniste.

"As We May Think." Littéralement "Comme nous pourrions penser". Et maintenant ? Maintenant que nous pensons comme cela, comment pourrions-nous penser autrement alors que les algorithmes rêvent ?  A quoi rêvent-ils d'ailleurs ? Quels sont leurs rêves d'ébénistes ? 

As They May Dream.

Je vais conclure en citant les dernières lignes de l'excellent bouquin du camarade Dominique Cardon : A quoi rêvent les algorithmes.

"Les algorithmes (…) procèdent d'un désir d'autonomie et de liberté. Mais ils contribuent aussi à assujetir l'internaute à cette route calculée, efficace, automatique, qui s'adapte à nos désirs en se réglant secrètement sur le trafic des autres. Avec la carte, nous avons perdu le paysage. Le chemin que nous suivons est le "meilleur" pour nous.

Mais nous ne savons plus bien identifier ce qu'il représente par rapport aux autres trajets possibles, aux routes alternatives et peu empruntées, à la manière dont la carte compose un ensemble. Nous n'allons pas en revenir aux voyages de groupe et à leur guide omniscient. En revanche, nous devons nous méfier du guidage automatique. Nous pouvons le comprendre et soumettre ceux qui le conçoivent à une critique vigilante. Il faut demander aux algorithmes de nous montrer la route, et le paysage."

Sur le chemin de l'école, sur celui des sentiments, et en allant vers l'isoloir, si nous n'effectuons pas ce travail, à force de fréquenter ces chemins algorithmiques balisés, nous risquons de perdre tout lien avec la réalité.

 

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