Entre un continent en feu et le conflit en cours entre l'Iran et les USA, entre deux embrasements donc, dont le premier condamne presque le second à n'être qu'un détail de l'histoire humaine, j'ai découvert l'affaire dite du Slip français.
Le slip et l'Afrique.
Sur un compte Instagram, une personne filme et diffuse des extraits d'une soirée privée où elle est grimée en blackface, où un autre convive est lui déguisé en singe, et où ça danse sur Saga Africa en imitant l'accent africain selon Michel Leeb.
C'est important pour la suite mais la personne qui publie cette story Instagram commence par "Bonjour la communauté" (elle a donc parfaitement conscience qu'il ne s'agit en rien d'une vidéo privée) et poursuit quelques instants plus tard par "c'est une évidence mais je tiens à le préciser, il n'y a absolument aucun propos raciste dans mes stories de ce soir, et viva Africa" (elle a donc parfaitement conscience que tout ce qui va se passer peut être lu et vu comme ayant une dimension raciste).
La story en question est repérée par le compte au titre antiphrastique "Mais non c'est pas raciste" qui la republie pour en dénoncer justement le caractère raciste. Et à partir de là tout s'emballe. Les 3 participants de la soirée sont "outés" assez facilement et identifiés comme des employés de l'entreprise "Le slip français". Les trois participants et l'entreprise sont dès lors assez violemment pris à partie sur Instagram et Twitter, et l'entreprise se voit contrainte de réagir en publiant un communiqué et en mettant à pied à titre conservatoire les 3 employés.
Premier communiqué publié sur le compte Twitter de l'entreprise.
Second communiqué publié sur le compte Twitter de l'entreprise.
Depuis, les comptes Instagram et Twitter des 3 employés ne sont (naturellement) plus accessibles.
Le débat n'est alors plus celui du caractère raciste (ou non) de ces déguisements, mais celui que Vincent Glad résume ainsi :
"L'affaire du #LeSlipFrançais montre que subrepticement on est en train de créer une nouvelle forme de peine dans le droit français : le licenciement pour bad buzz. Qui ne résulte pas d'une faute attestée en justice, mais du simple jugement des réseaux sociaux."
Argument auquel il faut opposer le fait que, comme rappelé dans le même fil Twitter, cela n'est pas nouveau et que l'on trouve dans la loi le fait qu'il est possible de sanctionner un salarié pour des faits liés à sa vie privée dès lors que les faits en question "caractérisent un trouble objectif au sein de l'entreprise."
Ce n'est donc pas du tout de licenciement pour Bad Buzz qu'il s'agit. Mais le Bad Buzz a mis en lumière un comportement pouvant caractériser un trouble objectif au sein d'une entreprise qui a donc décidé de mettre à pied les salariés concernés. Et nous voilà donc revenus à la case départ : celle de ce comportement "privé" consistant à se grimer en Blackface ou à revêtir un masque de singe pour une soirée "africaine" en imitant l'accent de Michel Leeb sur Saga Africa.
Or si un comportement privé a pu devenir un trouble objectif relatif à l'image publique de l'entreprise "Le Slip Français", c'est parce que les trois employés en question ont été repérés puis dénoncés et pris à partie via les réseaux sociaux (Twitter et Instagram essentiellement). Dit autrement, comment des faits / comportements / discours relevant de la vie privée se trouvent-ils, d'une part, rendus publics, et, d'autre part, rendus "traçables" depuis un espace intime (chez soi) jusqu'à une sphère professionnelle (la société pour laquelle on travaille) ? Il ne s'agit pas ici d'un phénomène de Doxing puisqu'aucun des trois employés ne semblait dissimulait son appartenance à la société en question.
Ce qui nous renvoie donc à un autre problème, aisément solvable celui-là, qui est celui de la nature justement semi-publique et semi-privée desdits réseaux sociaux. Réseaux sociaux qui ne sont en effet ni authentiquement des espaces publics, ni sincèrement des espaces privés. Dès lors le fait même que l'employée invitante commence sa story par "Bonjour la communauté" et qu'elle la poursuive par "je tiens à le préciser, il n'y a absolument aucun propos raciste dans mes stories de ce soir, et viva Africa" inscrit légitimement (légalement c'est un autre sujet), inscrit légitimement cette soirée non plus dans un cadre privé de situation, mais dans un espace public de diffusion. Et caractérise donc l'atteinte ou le "trouble" à l'image de l'entreprise.
La seule chose à interroger ici semble donc la pulsion de transgression qui pousse une femme à explicitement et ostensiblement ("Bonjour la communauté") rendre publics des faits privés qu'elle sait moralement condamnables dès lors qu'ils sortent, justement, de la sphère privée.
On pourrait s'arrêter là.
Mais. Mais l'on pourrait aussi poser la question de savoir si la situation aurait été la même dès lors que la même vidéo de la même soirée se serait trouvée re-publiée et repartagée sans volonté initiale de la rendre publique (donc sans le "bonjour la communauté"). Mauvais réglage des paramètres de confidentialité, erreur de manipulation, les scénarios ne manquent pas.
La question devient alors celle de la possibilité, sinon du droit, de disposer de dispositifs techniques d'engrammation, de mise en mémoire, ne présupposant pas d'obligation à être attentif au possible rendu public de toute captation, de tout discours, de toute attitude.
Dans le cas de l'un des scénarios évoqués ci-dessus (erreur de manipulation, mauvais réglage de la confidentialité) l'hypothèse de Vincent Glad deviendrait alors la bonne. Il s'agirait d'un licenciement ou d'une mise à pied "pour bad buzz. Qui ne résulte pas d'une faute attestée en justice, mais du simple jugement des réseaux sociaux." Des comportements relatifs à la vie privée mais qui n'auraient pas permis de caractériser "un trouble objectif au sein de l'entreprise" s'ils étaient restés privés.
Si la vie privée est une affaire de négociation collective, que devient la vie publique ?
Le lecteurs réguliers de ce blog auront bien sûr reconnu le clin d'oeil à la formule d'Antonio Casilli dans l'article princeps pour l'ensemble de ces questions : "Contre l'hypothèse de la fin de la vie privée". Tout y est. Donc si vous ne l'avez pas lu … ben allez le lire. Et revenez ici juste après.
C'est bon ?
Ok.
Donc ce qui me frappe dans les différents cas plus ou moins assimilables à l'affaire du Slip Français depuis les 5 dernières années, c'est leur dimension "morale". Nous n'en sommes plus à l'époque où un employé postait maladroitement des photos de lui à la plage alors qu'il était supposé être en arrêt maladie. Ni à celle ou l'on se trouvait à partager "par inadvertance" avec des tiers, des photos réservées à des amis proches. La question qui traverse aujourd'hui l'essentiel de ces scénarios de "déprise" d'un rendu public devant "l'emprise" de dispositifs de captation supposément privés ou privatifs, la question est celle des enjeux moraux de ces mal-habiletés.
Or puisque précisément la vie privée est une affaire de négociation collective, la vie publique se réduit (de plus en plus) souvent à des affaires de moralisations privées, affaire menées ou guidées, encadrées, par ce qu'Antonio Casilli nomme les "entrepreneurs de morale".
A ces "entrepreneurs de morale" dont parle Antonio, et qui décident, par exemple, qu'un téton féminin est assimilable à de la pornographie, s'ajoutent les "cohortes morales" de nos propres stratégies de construction d'un capital social, soit à titre individuel ("Salut la communauté, je fais des blackface mais ce n'est pas raciste"), soit à titre collectif (groupes de pression ou d'op-pression), avec des effets de billards à trois bandes dans lequel chaque postulat moral situé (culturellement, politiquement, socialement ou "techniquement" du point de vue des plateformes) affronte des postures morales ou moralisantes individuelles ou en essaim, lesquelles contaminent à leur tour des espaces sociaux adjacents qui se trouvent sommés d'intervenir et d'arbitrer "du point de vue de la morale" (mais laquelle ?).
Ainsi l'entreprise "Le Slip Français" qui se trouve placée dans une situation de double contrainte : sur-réagir ou ne pas agir, avec dans les deux cas l'obligation d'intervenir et d'arbitrer, en tant qu'employeur, sur le niveau de la morale individuelle, niveau qui devrait pourtant être le dernier où les employeurs devraient se situer pour évaluer, juger, et administrer leurs employés.
A ce titre, le recours au cliché, du plus anodin (accent Michel Leebien) au plus explicitement raciste (panoplie de singe) en passant par le complexe Blackface (qui peut devenir "excusable" dès lors que l'on n'en connaît pas l'histoire culturelle – remember Antoine Griezmann), occupe, comme l'expliquait Hannah Arendt, "la fonction reconnue de nous protéger de la réalité" :
"Les clichés, les phrases toutes faites, l'adhésion à des codes d'expression ou de conduite conventionnels et standardisés, ont socialement la fonction reconnue de nous protéger de la réalité, de cette exigence de pensée que les événements et les faits éveillent en vertu de leur existence." Hannah Arendt dans Considérations morales. https://www.babelio.com/livres/Arendt-Considerations-morales/22063
De fait, si chaque grand écosystème technique dispose de son propre régime de vérité, il dispose aussi de son propre système moral, lui même indexé sur les moeurs culturellement dominantes (si vous n'êtes pas d'accord avec cette phrase essayez de poster une photo de téton féminin sur Facebook). Un système moral inféodé à l'organisation et à la circulation qu'il autorise entre des espaces semi-publics et d'autres semi-privés. La "morale" de Facebook et d'Instagram n'est pas celle de Twitter qui n'est pas celle de Snapchat. Car les règles d'exposition, et donc de négociation collective de la vie privée, sont également variables à l'intérieur de chacune de ces plateformes. Elles ne sont d'ailleurs pas que "variables" au sens de "changeantes" mais elles sont des variables d'ajustement de l'interdépendance d'espaces de discours dont la versatilité entre la dimension presqu'entièremement publique et presqu'exclusivement privée n'a pour fonction que d'entretenir une inflation et une spéculation discursive génératrice d'interactions monétisables.
Moralité ?
"Nous visons une époque épique et nous n'avons plus rien d'épique", écrivait le grand Léo dans l'immense texte "Préface" en 1956.
Il n'est pas exclu que nous vivions aujourd'hui de manière épique une époque qui n'a plus rien d'épique, et que les blackface de soirées "privées" de salariés du slip français constituent l'apogée de nos modernes épopées.
<Et aussi> Un très bon angle pour comprendre ces questions de "morale" et la manière dont les réseaux sociaux s'en emparent et les instrumentalisent auprès de certains segments de population, c'est la notion "d'ethos de classe" développé par Bourdieu, notamment dans son célèbre texte, "l'opinion publique n'existe pas." </Et aussi>