Je suis un algorithme local.

Les "algorithmes locaux". Voilà le terme étrange sous lequel, depuis 2018, on désigne commodément – et pour mieux en dissoudre le sens – les processus de sélection des différents établissements d'enseignements supérieurs dans le cadre de cette machine à fabriquer de la résignation qui s'appelait initialement "APB" (Admission Post-Bac) et aujourd'hui "ParcourSup". 

Parcoursup est une saloperie et une "procédure" que je combats depuis son lancement. Je la combats en tant qu'enseignant concerné (je suis enseignant-chercheur à l'université de Nantes) et je la combats en tant que parent (un enfant concerné l'année dernière, un qui le sera l'année prochaine, le troisième devrait être sélectionné par un drone nourri à l'IA sur la base d'un prélèvement ADN non consenti au train où vont les choses). Comme parent et comme enseignant je combats et je combattrai toujours la logique de Parcoursup pour deux raisons essentielles. 

La première de ces raisons est qu'elle est, en France, la première mise sous coupe algorithmique totale des possibilités offertes (ou refusées) à toute une génération. Et qu'à ce titre elle est une habituation au forceps à se laisser gouverner, non pas par "des algorithmes", mais par des gens avec des projets politiques dissimulés derrière des algorithmes. Et cette nuance est d'importance. C'est ce qu'explique régulièrement et brillamment Antoinette Rouvroy quant elle parle de "gouvernementalité algorithmique", par exemple lors de cette rencontre avec Le Mouton Numérique

"c'est finalement ce désintérêt à la fois pour la singularité des vies et pour leur inscription dans des contextes collectifs [(groupe, communautés, etc.)] qui confère à ce mode de gouvernement à la fois une aura d'impartialité très grande mais aussi une très grande difficulté à contester des décisions qui sont prises sur base de détection d'opportunité"." 

Et la seconde raison, plus essentielle, pour laquelle je combats et combattrai toujours cette Orwellienne orientation, est ce vers quoi tend la logique profonde de Parcoursup : c'est une machine à fabriquer de l'intranquillité qui elle même fabriquera de la résignation qui à son tour fera le lit de tous les asservissements consentis.

Tout cela je l'ai expliqué dans ce texte en 2018. "Le jeune président de la Start-Up nation était en fait un vieux con comme les autres." Il est court. Je vous invite à le relire si vous le souhaitez. 

Nous sommes en 2020 et le sentiment d'impuissance et l'angoisse des lycéens et lycéennes sont devenus de simples marronniers. Il y a toujours eu de l'attente et de l'inquiétude et une part d'aléatoire, aussi, dans le passage du lycée aux études supérieures. Mais ce passage à l'échelle industrielle de formes de stress organisées avec autant de cynisme que de systématisme pour servir des objectifs politiques est d'autant plus parfaitement ignoble qu'il est tout sauf nécessaire.

Le problème est que nous avons accepté. Que nous avons baissé la tête. Que nous avons fait avec. Que nous nous sommes habitués. Moi aussi et moi certainement plus que d'autres puisque je suis en quelque sorte doublement en première ligne. Mais comment combattre efficacement ces systèmes quand il est impossible de les refuser parce que les refuser c'est punir doublement celles et ceux qui les subissent ? Si quelqu'un a la réponse à cette question, alors les commentaires sont ouverts.

Il y a 15 ans que je suis enseignant-chercheur. Quinze ans que je bosse presqu'exclusivement en IUT, une filière sélective. Quinze ans que je sélectionne des dossiers. Que l'on m'accorde le fait que ma légitimité à m'exprimer sur ce sujet n'est donc pas nulle. Entre 150 et 200 dossiers chaque année depuis 15 ans. Si la vie est un chemin aux sentiers qui bifurquent, je suis responsable, pour le meilleur et pour le pire, d'une bifurcation majeure pour 3000 de ces jeunes à peine adultes. Ce qui est tout sauf anodin. 

Ce n'était pas forcément mieux avant.
Mais c'était plus sincère et surtout moins angoissant.

Avant Parcoursup, moi et mes collègues nous sélectionnions à l'ancienne. Lecture exhaustive des dossiers papier contenant le plus souvent peu ou prou les mêmes bulletins, appréciations, CV, lettres de motivation. Aucune sélection n'est juste ou équitable. La notre ne l'était pas non plus. Il y avait des erreurs. Il y avait des biais. Chacun les siens. Alors nous nous efforcions de contrôler ou d'équilibrer au mieux ces biais, notamment au travers d'une homogénéisation dans la répartition des dossiers, via une pièce complémentaire "originale" (un compte-rendu d'entretien avec un professionnel du livre ou de la communication), en opérant au moins deux relectures, en se laissant au moins la possibilité de partager le dossier avec un autre collègue si nous avions un doute, une interrogation ou toute autre forme d'incapacité de décider ou de parier. Oui, de parier

J'utilise à dessein le terme de "pari". Car quiconque vous expliquera que l'avenir d'un être est inscrit tout entier dans un CV de bachelier, dans une lettre de motivation ou dans un bulletin de terminale est soit un idiot, soit un menteur, soit un manager. Une sélection est une élection. Et à ce titre elle est à la fois totalement subjective et irrévocablement multi-factorielle. Il est, bien sûr, des déterminismes sociaux. Immenses. Et immensément lisibles. Dans chaque ligne de CV. Dans chaque appréciation de bulletin. Dans le nom de chaque lycée comme dans chaque prénom composé ou rare. De ces déterminismes, nous qui décidons d'une partie de l'avenir proche de ces lycéennes et lycéens, ne sommes en rien prémunis. Et nous avons aussi les nôtres. Mais nous avons appris à les domestiquer et à les prendre pour ce qu'ils sont : une essence qui ne précède l'existence que si l'on y prête trop d'attention, mais qui peut aussi heureusement s'y dissoudre, s'en affranchir ou, pour les cas les plus tragiques, s'y vautrer complaisamment. 

Venons-en maintenant à ces fameux "algorithmes locaux".

Que chacun a le droit de connaître, mais que chaque candidat concerné ne pourra pas connaître avant de candidater. Car oui, les algorithmes sont bien des documents communicables contrairement à ce qu'affirmait une ancienne secrétaire d'état au numérique. Alors voici le notre. Celui du DUT "information et communication" de l'IUT de La Roche sur Yon, composante de l'Université de Nantes. Voici le notre. Ou plutôt les nôtres. Nos algorithmes qui sont en fait simplement … nos décisions. 

La première de nos décisions est d'exclure des dossiers présentant un niveau scolaire trop faible en général (nous nous basons sur la moyenne générale de première et des 2 premiers trimestres de terminale) ou dans une matière en particulier. Nous avons défini le "seuil" général à 12 de moyenne et ajouté une autre "condition", celle de ne pas avoir en dessous de 12 de moyenne en anglais. Pourquoi ? Parce que c'est notre décision. Et qu'il faut bien en prendre.  

Nous consultons ensuite la "fiche avenir" (sic) remplie par les enseignants de terminale et décidons … de n'en tenir absolument aucun compte. De la neutraliser totalement car elle (nous) apparaît systématiquement biaisée (tous les lycées ont envie que leurs élèves maximisent leur chance et mettent donc tous les curseurs de cette fiche systématiquement au plus haut).

Viennent ensuite les éléments "classiques" que sont le CV et la lettre de motivation. Là encore nous paramétrons ParcourSup pour affecter à chaque élément un coefficient. Et puis nous rajoutons une couche d'algorithme local, c'est à dire de putain de facteur humain. Nous en parlons en équipe (nous sommes une dizaine d'enseignants mobilisés pour traiter chacun en moyenne 150 dossiers). Et nous décidons par exemple qu'un CV "basique" sera noté 10/20, que s'il y a des activités culturelles et associatives régulières on notera 15/20 et qu'on gardera les 18 pour des CV réellement exceptionnels (car oui, il y a des lycéens en terminales qui ont déjà eu une vie sociale plus riche et dense que moi à 48 piges) et puis que l'on mettra 0/20 à celles et ceux qui n'ont pas mis de CV dans leur dossier (et il y en a pas mal, qui oublient, qui ne voient pas la case en se connectant depuis leur smartphone, etc …). 

Au final, cela nous donne un truc comme ça : 

ParcousupJe vous le remet dans l'ordre : 

Evaluations quantitatives.  C'est le bouzin qui calcule automatiquement la moyenne des bulletins et nous définissons le seuil en dessous duquel nous n'étudierons pas la candidature (en l'occurence 11 ou 12/20 de moyenne générale). Cette moyenne aura un coefficient 2 dans notre "algorithme local". 

Evaluations qualitatives.

  • "Activités et centres d'intérêt." Bon ça c'est donc le CV. Cette année nous lui avons attribué le coefficient 1 dans notre algorithme local parce que 98% des CV d'élèves de terminale ressemblent … à un CV d'élève de terminale.
  • "Projet de formation". Cela correspond à la lettre de motivation et (surtout), en tout cas dans notre "algorithme local" à nous, à la prise en compte des appréciations des bulletins de première et de terminale (les appréciations étant beaucoup plus parlantes et significatives que les notes, nous nous efforçons donc de les valoriser dans notre "algorithme local"). Le tout se voit attribué un coefficient 2. 
  • "Compte-rendu professionnel". C'est notre petite touche personnelle. Nous ne faisons pas d'entretien mais nous demandons à nos candidats de rencontrer un professionnel exerçant le métier qu'ils aimeraient faire et de nous faire un compte-rendu de cet entretien. En temps normal c'est un document qui nous aide beaucoup et auquel nous accordons donc un gros coefficient, mais cette année, pour cause de contexte sanitaire, nous avons fait le choix de le minorer pour ne pas pénaliser les candidats qui n'auraient pas pu en faire. 

Fiche avenir. Comme dit plus haut, nous en tenons autant compte que Christophe Castaner des violences policières. C'est à dire qu'on s'en cogne velu. Pardon, c'est à dire que notre "algorithme local" s'en cogne velu. 

Voilà ce que c'est, un "algorithme local".

Rien d'autre qu'une suite de décisions, locales, prises par des équipes d'enseignants et de chercheurs, selon des critères différents à chaque fois et spécifiques à leur formation, à leur niveau d'exigence, à leurs contraintes budgétaires et aux restrictions encaissées depuis des lustres. Ben oui. Il faut par exemple 2 langues vivantes pour pouvoir candidater dans notre DUT mais nous n'avons pas – faute de budget et de postes – la possibilité d'assurer d'autres cours de langues que l'anglais, l'espagnol et – de plus en plus difficilement – l'allemand. Ainsi si vous avez fait, en plus de l'anglais, du russe, du chinois, de l'italien**, du portugais ou toute autre langue vivante qui ne soit ni de l'espagnol ni de l'allemand, vous êtes en quelque sorte déjà condamnés alors même que vous (ou vos parents) pensiez que le choix de cette langue au lycée ou au collège allait tout au contraire vous ouvrir plus tard davantage de portes. C'était sans compter sans 20 ans de saccage programmé de l'université et de la recherche. 

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** on a trouvé à l'arrache cette année une solution de dépannage pour l'italien
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Toutes ces procédures sont présentées dans l'interface enseignant de ParcourSup sous la formule d'outils "d'aide à la décision", comme dans la copie d'écran ci-dessus. Il ne s'agit pas "d'aider" ni même de "documenter" la décision, ni même nos décisions, mais tout au contraire de les contraindre et d'une certaine manière de les empêcher en automatisant des seuils génériques déterministes qui empêchent littéralement les approches et les analyses individuelles des dossiers. Un "seuil" à 12 c'est un seuil à 12. Et si vous avez 11,8 de moyenne, vous ne passerez pas. Pas la place pour 0,2 grammes de subjectivité. "Ne mettez pas de seuil", me direz-vous, "et regardez tous les dossiers". Certes. Avant Parcoursup, la formation dans laquelle j'enseigne était déjà très très très demandée. On parlait de "taux de pression" (nombre de candidats par rapport au nombre de places). Avant Parcoursup les étudiants qui souhaitaient venir chez nous demandaient en moyenne 4 ou 5 formations plus ou moins équivalentes. Et ils hiérarchisaient leurs voeux. Il faut se souvenir que dans les deux premières années d'APB puis de Parcoursup, le nombre de voeux était monté à 20 pour aujourd'hui être "réduit" à 10, sans hiérarchisation (au mépris, il faut le noter, de la logique même de l'algorithme puisque l'ensemble des travaux théoriques sur ce genre d'algorithmes dits de "Gale-Shapley" spécifie qu'ils ne sont efficients que si et seulement si ils permettent de hiérarchiser). Autant vous dire, donc, que le "taux de pression" à pas mal augmenté pour beaucoup de formations et que la "cohérence" (déjà très imparfaite) des voeux a fini d'être éparpillée façon puzzle. Et que nous n'avons donc pas d'autre choix que celui d'aligner des déterminismes calculatoires et des seuils en amont de l'examen des dossiers. Déterminismes calculatoires qui eux-mêmes alimentent, confirment et augmentent d'autres déterminismes sociaux en privant celles et ceux qui avaient seuls capacité de les désamorcer de la possibilité même d'y être confronté, de les voir, de les analyser.  

Dd4610vU8AEOVfyVous m'objecterez que j'ai moi-même précisé plus haut dans cet article que toute sélection était biaisée et comportait nécessairement une part d'aléatoire et d'injustice. C'est exact. Mais réfléchissez maintenant à la chose suivante : un étudiant, une étudiante, pouvait effectivement voir son dossier, relativement bon, examiné par un enseignant mal luné détestant (par exemple) les prénoms bourgeois et le pénalisant automatiquement. L'inverse était également possible et un dossier relativement mauvais pouvait taper dans l'oeil d'un collègue particulièrement sensible à une activité artistique présente dans le CV (théâtre ou flûte à bec ou ce que vous voudrez) et ainsi remonter dans la pile des admissibles. Mais à ce PFH (putain de facteur humain), imprescriptible autant qu'imprévisible, nous opposions une autre procédure permettant de réduire à des taux tout à fait marginaux ces risques. Cette procédure consistant à ce que tous les dossiers passent entre les mains d'au moins 2 ou 3 PFH. 

Et quand bien même la procédure d'analyse manuelle précédant cette saloperie de Parcoursup n'était pas infaillible (aucune procédure de recrutement ne l'est jamais), la mise en place de ces "algorithmes locaux" d'une part, et de la grande roulette russe de la non-hiérarchisation des voeux d'autre part, en plus de produire les formes d'angoisse et de stress déjà évoquées, ajoute un couche d'injustice et d'arbitraire non plus conjoncturel mais structurel. Et c'est en cela que la responsabilité politique des thuriféraires de cette merde est engagée et coupable. Car cette attente, ce stress, cette impression de loterie, cet étalement de l'aléatoire et du stress de Janvier à Juillet dans le meilleur des cas, tout cela … "This is not a bug, this is a feature."

1whanr

Suite à la saisine du Conseil Constitutionnel par l'UNEF pour une question prioritaire de constitutionnalité, et grâce au combat mené par quelques parlementaires dont Pierre Ouzoulias, il est possible depuis le 3 Avril 2020 et pour chaque candidat qui en fera la demande

"d’obtenir (…) la communication des informations relatives aux critères et modalités d’examen de leurs candidatures ainsi que des motifs pédagogiques qui justifient la décision prise."

Je rappelle qu'aujourd'hui les lycéens et lycéennes peuvent saisir 10 voeux. Je rappelle également que chaque formation et chaque cursus, de chaque université, de chaque école, a son propre "algorithme local" lui-même composé de dizaines de choix, de décisions, et de coefficients affectés à chacun de ces choix et de ces décisions. 

Il faudrait donc pour que le système soit un peu plus vertueux que vicieux, que chaque formation, chaque cursus, de chaque université et de chaque école publie l'intégralité de son algorithme local bien en amont de la phase de candidature, pour prétendre que chaque candidat ou candidate ait pu disposer d'une information claire sur les critères et les choix qui vont déterminer son avenir et ainsi lui permettre de préparer son dossier en conséquence.

Mais quand bien même chaque formation le ferait comme je l'ai fait ci-dessus pour celle dans laquelle j'enseigne, attend-on vraiment que chaque lycéen, l'année de son baccalauréat, l'année de ses 17 ou de ses 18 ans, que chaque lycéen se documente sur la nature et le détail de chacun des "algorithmes locaux" de chacun des 10 voeux qu'il saisira sur Parcoursup pour maximiser ses chances comme on dit ? Non. Bien sûr que non. Mais en ne l'attendant pas puisque c'est en effet impossible, alors nous mettons en place un système tout à fait inique et insincère. Et c'est probablement cela, le premier scandale de Parcoursup au milieu de tant d'autres. 

La prétendue "rationalité" de cette machine à broyer et à opacifier qu'est Parcoursup n'est qu'une coquetterie linguistique. Lycéens et lycéennes ne sont rien d'autre que de simples "datasets"', des jeux de données, et des êtres Balzaciens puisque c'est lui qui écrivait dans La Peau de Chagrin : "l'homme est un bouffon qui danse sur des précipices". Parcoursup est ce précipice.

La "rationalité" de Parcoursup c'est l'ajout de formules mathématiques arbitrairement décisionnelles coupées de toute subjectivité et donc de toute humanité. Ce n'est pas ainsi que l'on lutte contre les injustices ou les inégalités, mais c'est au contraire la meilleure manière de les entretenir. Toute automatisation est d'abord celle des inégalités, comme l'a parfaitement expliqué et démontré Virginia Eubanks dans l'ouvrage éponyme

"Les spécifications sociales pour l’automatisation se sont basées sur l’épuisement et l’usure des bénéficiaires, sur des postulats de classes et de races qui ont été encodées en métriques de performances."

Et pour ce qui est des métriques de performances ainsi que l'épuisement et l'usure des bénéficiaires, Parcoursup n'échappe pas à la règle. C'est même la seule règle qui y prévaut.

Avant Parcoursup il y avait, même pour les établissements d'enseignement supérieur déjà sélectifs (dont les IUT), une sincérité première qui consistait à garantir que chacun serait traité dans la limite de subjectivités s'efforçant d'être rationnelles dans leurs décisions. Des subjectivités "objectivables" dès lors qu'elles entraient dans le champ du discutable. Mais aujourd'hui, les objectivations aveugles ou arbitraires qui nourrissent chaque étage de la dynamique de Parcoursup, et qui sont ainsi empilées (ou "compilées" diraient les informaticiens), n'autorisent que des subjectivités de second plan et d'arrière-cour. 

Avant Parcousup, ces choix et cette sélection s'effectuaient, pour les lycéens et lycéennes, sur une temporalité raisonnable. Aujourd'hui toute la scolarité des lycéens et lycéennes depuis l'entrée en seconde n'est qu'une succession de choix contraints et hautement anxiogènes (options, spécialités, E3C) qui culminent l'année de terminale où, en plus des échéances du Bac et des différentes options, il faut, de Janvier à mi-Juillet, vivre dans l'attente sans cesse renouvelée de réponses aléatoires sur un projet qui n'a plus aucun autre sens politique que de fabriquer de la résignation et de l'humiliation pour l'ensemble d'une classe d'âge. 

Alors bien sûr nous "gardons encore la main", en partie et pour l'instant en tout cas, sur le recrutement de nos étudiantes et étudiants, dans la limite des rationalités calculatoires, (de moins en moins) négociées ou (de plus en plus) subies, qui choisissent avant nous quels dossiers nous pourrons finalement examiner, et quels autres nous ne verrons jamais. Mais chacun qui a mis ne serait-ce qu'un doigt dans le "back-office" de Parcoursup voit bien qu'à terme tous les cadres interprétatifs, toutes les heuristiques sont là pour que chaque formule excel, chaque "rationalité de triage", chaque déterminisme entrant dans le champ du calculable (notes évidemment, mais aussi présence ou absence d'une pièce du dossier – 0 ou 1),  est à la fois l'occasion et la tentation d'une future déprise. Et nombreux sont les étages administratifs et les apprentis néo-managers, parfois collègues, qui n'attendent que notre démission pour acter et accélérer cette déprise. 

Comme Antonio Casilli me faisait l'honneur de l'écrire dans la préface à cet excellent bouquin, "il n'y a pas d'algorithme. Il n'y a que la décision de quelqu'un d'autre.

Je vous remets en guise de conclusion la citation d'Antoinette Rouvroy sur la gouvernementalité algorithmique et celle de Virginia Eubanks sur l'automatisation des inégalités. Car toutes deux décrivent très finement ce qu'est la finalité de Parcoursup.  

"c'est finalement ce désintérêt à la fois pour la singularité des vies et pour leur inscription dans des contextes collectifs [(groupe, communautés, etc.)] qui confère à ce mode de gouvernement à la fois une aura d'impartialité très grande mais aussi une très grande difficulté à contester des décisions qui sont prises sur base de détection d'opportunité"." A. Rouvroy.

"Les spécifications sociales pour l’automatisation se sont basées sur l’épuisement et l’usure des bénéficiaires, sur des postulats de classes et de races qui ont été encodées en métriques de performances." V. Eubanks.

One more thing.

Il est un point dont on parle assez rarement concernant Parcoursup. C'est celui de son "pilotage stratégique" et de ce qui est fait – ou pourrait l'être – de l'immensité et de la granularité des données qui sont collectées chaque année à l'échelle d'une classe d'âge. Chaque année à l'échelle d'une classe d'âge on sait quelles sont précisément les formations demandées, quels sont également les "clusters" ou "grappes" de souhaits – c'est à dire les formations les plus demandées ensemble – on sait aussi quelles sont les formations auxquelles les candidats renoncent le plus. On sait aussi quelles formations sont les plus demandées par les candidats avec les dossiers ou les notes les plus faibles, ou par celles et ceux avec les meilleurs dossiers, dans quelle proportion, avec quel taux d'acceptation, dans quel périmètre géographique également, en fonction des académies, des départements, des régions, etc. Et tant d'autres choses encore. Dans Parcoursup le ministère dispose, en termes "d'aide à la décision", de données extrêmement fines, qualifiées et centralisées. Dont il pourrait faire quelque chose puisqu'à chaque automatisation, à chaque centralisation ou décentralisation informatique correspondant à chaque disparition d'un service public pour son remplacement par un équivalent numérique dégradé, à chaque fois les mêmes ministères nous expliquent que tout cela va permettre davantage … "d'efficience". Donc oui, de l'ensemble de ces données, le ministère de l'éducation nationale et celui de l'enseignement supérieur pourraient faire … quelque chose. 

S'en sont-ils servis pour ajuster les numerus clausus dans les formations les plus "en tension" ? Non.

S'en sont-ils servis pour permettre de créer davantage de postes afin d'accueillir davantage d'étudiants dans les formations les plus demandées ? Non. 

S'en sont-ils servis pour mettre en place des services d'orientation s'appuyant sur ces constats et proposer des parcours personnalisés d'orientation accompagnés par de vrais conseillers d'orientation ? Non. Tout au contraire ils ont confié aux professeurs principaux de terminale la charge du "suivi d'orientation" alors même qu'ils n'ont aucune compétence pour le faire et ils ont engagé depuis 2018 une politique de fermeture des Centres d'Information et d'Orientation et un démantèlement total du service public d'orientation et de l'accompagnement psychologique des élèves qui profite bien sûr au secteur privé du "coaching en orientation".  

S'en sont-ils servis pour remettre en place ce que tout individu sensé et ce que l'ensemble de la communauté scientifique demande, c'est à dire remettre a minima un principe de hiérarchisation de voeux qui atténuerait les délétères effets d'attente et de déception qui accompagnent ce qui devrait être un horizon et qui est un putain de chemin de croix pour la quasi-totalité d'une classe d'âge à commencer par sa composante la plus fragile scolairement et socialement ? Non. Bien sûr que non. 

Ce gouvernement n'a rien fait de tout cela et il n'en fera rien car comme je l'écrivais plus haut, "il n'y a pas d'algorithme, il n'y a que la décision de quelqu'un d'autre." Et que la décision de ce gouvernement, le projet politique de ce gouvernement, en plus d'achever le démantèlement de l'université publique amorcé avec la loi LRU de Valérie Pécresse, c'est surtout, surtout, d'entretenir dès l'âge de l'entrée en citoyenneté, l'idée que tout se joue sur un coup de dés qui n'abolira jamais les coups de trique qui accompagnent une politique répressive contre la jeunesse tout à fait inédite dans sa violence comme dans son systématisme. Et que pour le reste, il n'y aurait "qu'à traverser la rue". 

Puisse la jeunesse, en effet, retrouver le chemin de la rue. Et puissions-nous être à ses côtés. En sa défense. 

5 commentaires pour “Je suis un algorithme local.

  1. Combattre le déterminisme de ces systèmes ? En continuant à réclamer le retour de la hiérarchisation ! En exigeant des améliorations fonctionnelles et ergonomiques (pas normal que des élèves puissent n’a pas voir qu’il manque des éléments). En documentant les prerequis. En recourant à des formes d’aleatoire : x candidats qu’on sélectionne par tirage au sort hors cadre… en y réfléchissant un peu plus, on pourrait certainement trouver d’autres pistes !

  2. Oui bien sûr qu’il y a des pistes 🙂 Notamment le recours, en effet à la hiérarchisation. Et l’arrêt de l’étalement permanent des calendriers. Mais encore une fois (et tu le sais aussi bien que moi), la première question est celle de la volonté et de la temporalité politique. Parcoursup a été mis en place en un an, en se torchant avec les avis de tous les gens censés qui dès le début en pointaient les dangers et les limites et en nous expliquant « qu’on verrait ça plus tard ». Or une fois que ces saloperies sont installées, une fois que le « bug » est devenu « feature » et que l’habituation sociale l’accompagne, tout discours critique est rangé dans la case des contestataires irréductibles et, sur le fond, on se trouve – parfois – à mettre péniblement en place quelques améliorations cosmétiques dont on se félicite (à raison) mais qui (nous) font oublier que c’est l’ensemble du dispositif et de ce qu’il fabrique qui est toxique. Mais bon. On va quand même continuer de se faire entendre te de se bagarrer 😉

  3. Exclure à 12 de moyenne c juste pas possible. Il n y a pas de corrélation entre note de terminale et réussite dans la formation, c une connaissance de base, il faut arrêter de faire de l orientation si on ne maîtrise pas la base cher collegue. Dsle pour le ton mais il faut vraiment consacrer plus de temps sur cette question quand on choisit des eleves sur parcoursup

  4. Résultat prévisible de la massification.
    Certes ce genre de système aurait aussi vu le jour avec moins d’étudiants, mais les contraintes auraient été bien moindres. A force de mentir aux lycéen sur leur véritable niveau, on finit par en sacrifier sur l’autel de la technique d’algorithmes mal foutus qui reflètent une vision politique.

  5. le chien aboie, et la caravane passe…
    Le chien continue d’aboyer et une autre caravane passe.
    L’universitaire est une espèce schizophrénique, mode dual boot, ou plutôt en mode virtualisation.
    Il cherche… il cherche… Il réfléchit et a l’impression d’avoir agi quand il a écrit. (ce qu’il fait bien!)
    Il proteste et dit qu’il combat…
    « Le problème est que nous avons accepté. Que nous avons baissé la tête. Que nous avons fait avec. Que nous nous sommes habitués. Moi aussi et moi certainement plus que d’autres puisque je suis en quelque sorte doublement en première ligne. Mais comment combattre efficacement ces systèmes quand il est impossible de les refuser parce que les refuser c’est punir doublement celles et ceux qui les subissent ? Si quelqu’un a la réponse à cette question, alors les commentaires sont ouverts. »
    Impossible de refuser ce système?
    L’important, c’est que les trains partent à l’heure Olivier?
    Il est peut-être temps de relire Nizan et de renouveler la critique de la caste universitaire.
    Cordialement,
    Denis

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