Google et le service public d’éducation (et les tentes Quechua)

J'étais en Martinique hier soir. En visio. Invité dans le cadre des Etats généraux du numérique pour l'éducation à participer à une table-ronde (en l'occurence celle de ma cuisine puisque j'étais, je viens de vous le dire, en visio) sur le thème "Google et le service public d'éducation : est-ce conciliable ?"

J'ai bien sûr répondu non. Non. NON. 

Meme-theoffice

Parce que Google … n'est pas un service public.

Parce que l'éducation n'est pour Google qu'un marché.

Parce que le modèle d'affaire de ces firmes est l'antithèse d'une politique éducative (capitalisme de surveillance notamment).

Et parce que ces firmes (Google mais également Microsoft, Facebook, Apple) ont une stratégie de substitution qui s'opère et s'articule en 4 temps : 

  • d'abord se substituer aux services (mail, tchat …)
  • ensuite se substituer aux infrastructures (stockage, hébergement, connexion, bande passante)
  • puis se substituer à la formation (je vous en avais déjà longuement parlé)
  • et enfin, se substituer à la certification, c'est à dire délivrer ses propres "diplômes" au travers de différents systèmes déjà opératoires de "badges".

J'ai également parlé (rapidement et sans le nommer) de Michel De Certeau et du "braconnage" qui pouvait être un braconnage technique, c'est à dire un ensemble de ruses ou de palliatifs (techniques) qui étaient autant de pratiques d'un espace (technique) en construction. 

Et j'ai rappelé, martelé (enfin essayé) que le problème était avant tout un problème d'insincérité politique. Qu'on ne pouvait pas à la fois être Jean Dutourd et Jean Moulin, signer des contrats exclusifs avec des opérateurs privés (Microsoft) et dire que l'on soutenait le logiciel libre. 

J'ai aussi plus que lourdement insisté sur le fait qu'il existait des alternatives tout aussi efficaces que celles proposées par Google et qu'elles se trouvaient du côté (essentiellement) du logiciel libre et du boulot de Framasoft. Et que la clé, une fois encore, était du côté de l'absence totale de politique volontariste permettant de déployer ces outils dans une infrastructure tenant la route (et de financer ladite infrastructure).

J'ai entendu les remarques des autres intervenants (principaux de collège, proviseurs de lycées mais aussi consultants les accompagnant dans leur "transformation numérique") qui voyaient dans Google et GSuite un outil instantanément déployable, complet et qui permettait (la formule m'a beaucoup marqué) de déployer tout de suite "un espace commun". 

C'est précisément l'idéalisation de cet espace commun comme "catégorie d'action" qui fait, en effet, le succès de Google (et d'autres GAFAM). Or la réalité de l'école, du collège, du lycée et de l'université, c'est de ne pas faire de cet "espace commun" un simple outil mais d'y bricoler, d'y agencer des dispositifs techniques parfois hétérodoxes, contradictoires et contrariants, articulant eux-mêmes des pratiques différentes, des postures différentes également. Et de réfléchir alors ensemble à ce qui mérite d'être, de devenir ou de rester "commun" à cet espace en construction permanente. 

Comme nous étions (très) pressés et contraints par le temps, j'ai pour résumer le paragraphe précédent, utilisé la métaphore de la tente Quechua "2 secondes". Google (et GSuite) constituent en effet une tente Quechua 2 secondes. Facile à déployer et répondant à un besoin immédiat de mise à l'abri. Mais que personne n'envisageait ou n'espérait la tente Quechua comme un "espace commun". 

La problématique fondamentale de la compatibilité ou du caractère conciliable de Google et d'un service public d'éducation (pour reprendre la thématique de la table-ronde), est vraiment celle de la définition de cet espace commun. De ce qui permet de faire d'un espace technique un endroit de sociabilités. Ou comme le rappelait déjà en 1996 un théoricien de l'hypertexte, Mark Bernstein :

"It takes a heap of living to make a house a home. How much time is needed to make a space a place ?"

La table-ronde était diffusée en direct hier soir, j'ignore si un enregistrement sera disponible. Si tel est le cas je mettrai cet article à jour avec le lien. En attendant et en plus de ce billet, voici les "notes" sur lesquelles je me suis appuyé.

Grand merci à Sébastien Birbandt (délégué académique au numérique) pour l'invitation et l'organisation (ainsi qu'à Dominique Cardon pour la dénonciation 😉

 

 

9 commentaires pour “Google et le service public d’éducation (et les tentes Quechua)

  1. et pourtant c’est ce qui fonctionne en entreprise, tous le monde sur office 365 ou gsuite (workspace grâce au marketing) et zouu on peut tous travailler d’un coup sur ses sujets sans se préoccuper de comment partager l’information. ça parait logique que l’éducation chercher le même espace commun de travail (plus efficace). Dommage que ce soit uniquement des solutions GAFAM par contre…

  2. Olivier, tu ne peux pas dire qu’il existe des alternatives. Tu peux dire que potentiellement, il serait possible de les construire.
    Mais il faudrait réfléchir avant sur pourquoi cela n’a pas encore été réalisé / analyser les raisons d’échec des tentatives de l’Etat d’outiller les EPLE, l’échec des ENT, l’état des services que l’Institution propose à ses agents…
    Et d’ici là. On va encourager tout ceux qui cherchent à faire vivre leurs communautés éducatives.
    Et le jour où existera une alternative comparable, je pense qu’ils seront heureux de l’utiliser.

  3. Ce serait très intéressant de creuser cette question de l’intrusion de Google dans l’éducation. Collège de mon fils : automatiquement, sans questionnement, sans positionnement, sans explication aux parents ni aux enfants, Google classroom et Gmail sont utilisés, imposés donc dans ce cas, comme des évidences. Et le confinement n’a pas arrangé les choses, notifications 2 fois par heure par tous les profs « encore un nouveau truc sur Google classroom ». Et cette masse de données des élèves / profs, offertes à Mr G. Merci pour votre travail, salutaire.

  4. Comme toujours excellent point 🙂 L’image de la tante Quechua est géniale. Vous connaissez Liiibre au fait ? 🙂
    C’est par là : https://indiehosters.net et je crois que ça peut vous plaire ! En tout cas on fait de notre mieux pour le déployer cet espace commun, « en vrai » 🙂

  5. La métaphore de la tente 2 secondes est excellente : 2 secondes pour déplier, par contre pour replier… C’est plus compliqué.

  6. « et pourtant c’est ce qui fonctionne en entreprise, tous le monde sur office 365 ou gsuite (workspace grâce au marketing) et zouu on peut tous travailler d’un coup sur ses sujets sans se préoccuper de comment partager l’information. »
    Ce qui paraît moins logique (mais je peux me tromper), c’est de songer à l’entreprise alors qu’on parle de service public d’éducation. Quel est le rapport ?

  7. Je crois que le problème majeur qui porte cette discussion est la notion d’efficacité : il est plus efficace (rapide, simple) de mettre en place un truc sans avoir besoin de compétences, ni prendre de temps, ni se poser des question et faire des choix. C’est évident. Un mec un peu connu disait : lorsque tout le monde est d’accord c’est qu’il n’y a qu’un seul cerveau.
    Maintenant la question est : doit-on être efficace ? et si oui à quel prix (rien n’est gratuit). Par exemple, il est plus efficace d’acheter une femme ou un enfant qui obéit à tous nos désirs (comme un esclave) que de construire une relation (et je ne parle pas des site comme meetic car je ne suis pas taquin). Pourtant le bonheur n’est pas dans l’efficacité mais dans la construction de cette relation (ou de la rencontre). Lorsque l’on fait une randonnée, il est plus efficace de pendre un hélico et de se poser à l’arrivé, mais là encore le but est de parcourir le chemin, pas d’arriver.
    Pourquoi pour l’école (et je pourrais détailler de la même manière pour l’entreprise) la fin est devenu le moyen ? pourquoi ne pas construire avec les élèves un espace fait de bric et de broc (définitivement pas optimal) : cette construction ensemble est aussi un acte éducatif, probablement bien plus formateur que d’apprendre à équilibrer l’équation d’une réaction chimique (et comme je suis définitivement pas taquin, je ne dirais pas : plus formateur que d’apprendre à mettre en gras sous word).
    Je pense que c’est ce soucis d’efficacité qui ruine l’école et la fait déserter. Ce changement de paradigme a été le poison qui a tout tué. La course à apprendre toujours plus (efficacité), même si on doit laisser sur le coté la moitié de la classe, la course à toujours faire plus avec moins de moyens (suffit d’être efficace), si l’enfant n’arrive pas à apprendre, ce n’est ni l’environnement ni la méthode c’est qu’il ne travaille pas assez… efficacement.
    Je pense que l’efficacité est un cancer qui détruit tout ce qu’il touche et se métastase dans toute la société. Il faut être inefficace, ce qui veut dire être simplement humain.
    ps: faire une tirade sur google et publier que un site qui demande de laisser nos données à google pour avoir le droit de commenter est un peu…. dissonant cognitivement.

  8. Bonjour,
    Vous dîtes qu’il existe « des alternatives tout aussi efficaces que celles proposées par Google et qu’elles se trouvaient du côté (…) du logiciel libre et du boulot de Framasoft. »
    Relisez-vous. Ce parallèle entre Google et Framasoft est hilarant, vous desservez votre propre cause. Ce qui est outrancier devient ridicule.

  9. Votre référence à « Jean Dutourd » est pour le moins hâtive. Le royaliste et réactionnaire ne saurait faire oublier le Résistant, mais surtout, la page Wikipedia sur M. Jean nous propose une citation que vous n’auriez sans doute pas reniée, critiquant « l’influence obscurantiste de la science et des techniques » :
    « Tout au long de son existence, l’humanité s’était principalement occupée de son esprit et de son âme. D’où la place que tenaient les lettres, les arts et la religion, instruments majeurs de la connaissance spirituelle. Soudain, au XXe siècle, l’humanité, pour la première fois de son existence, ne s’était plus intéressée qu’au corps, à sa commodité, à son bien-être, à la puissance ou à la vitesse que les objets ou les savoirs nouveaux pouvaient lui donner. Il s’est ensuivi une curieuse retombée en enfance. »
    Toujours aussi énervant, le Jeannot, voilà qu’il est d’accord avec vous 😉

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