Twitter vient de déployer depuis ce mardi, en France et à l'échelle mondiale, la possibilité de publier des "Fleets", c'est à dire l'exact équivalent des Stories sur Instagram (et Facebook, et Snapchat, etc.). Un déploiement déjà effectif et apparemment concluant dans d'autres pays (Brésil, en Inde, en Italie, mais aussi en Corée du Sud et récemment au Japon). L'ensemble de ces déploiements tests auraient en effet permis de montrer que les utilisateurs se joindraient plus facilement aux conversations (c'est à dire qu'ils publieraient davantage) et de manière plus apaisée.
(copie d'écran : en haut, ça Fleet)
Officiellement il s'agit de permettre quatre choses :
- disposer d'une fonctionnalité relevant de publication dites "éphémères" et s'effaçant au bout de 24h,
- s'abstraire de la viralité des retweets et des likes
- inciter les utilisateurs à publier et à interagir davantage
- et au final espérer lutter un peu contre les discours de haine avec ces nouvelles "formes" de publication (parce qu'elles n'appellent pas d'interaction mais simplement une consultation)
Sur la dimension éphémère on pourra objecter qu'aucune publication numérique ne l'est en fait réellement a fortiori lorsqu'elle se fait sur une plateforme. D'abord parce que les autres services dits "éphémères" ont permis de documenter le fait que souvent les firmes conservent les contenus sur leur serveurs bien au-delà de la temporalité annoncée. Ensuite parce que la possibilité d'en faire des copies d'écran et de les faire circuler de nouveau existe toujours. Et qu'aucun acte de publication numérique ne peut ou ne doit être considéré comme "éphémère".
Sur l'ajout d'une forme de friction en n'autorisant pas les RT et autres Likes, cela mérite d'être salué (pour autant que cela perdure dans le temps) même si cette ingénierie première de la viralité (et donc des discours polarisants y compris haineux) demeure bien sûr fonctionnelle dans les tweets. Mais un écosystème permettant effectivement de ne pas immédiatement et quasi-automatiquement produire des chaînes de contamination virales est, je le répète, à saluer pour le principe. Et Twitter semble s'engager dans une politique assez claire de limitation, de ralentissement, ou à tout le moins "d'encadrement" des effets de viralité (il faudra par contre voir si cela perdure au-delà de la seule période de l'élection US).
Mais à peine salué il faut aussi signaler que si l'on ne peut pas simplement "retweeter" il reste toujours possible de répondre et de commenter chaque Fleet y compris avec des émoticônes de type coeur, reproduisant ainsi la fonction phatique et sociale du "like" mais sans sa dynamique systématiquement paresseuse et trop souvent toxique.
Enfin on peut noter que ces Fleets permettront également de produire des formes de harcèlement ou de stigmatisation éphémères et dont les "preuves" disparaîtront donc au bout de 24h (sauf copie d'écran) et qui surtout, comme rappelé par Stéphanie de Vanssay, vont permettre de harceler ou d'intimider sans que les gens visés en soient "informés" ou en aient conscience puisqu'il n'est pas possible de "taguer" des comptes dans les Fleets. Il y a donc paradoxalement un risque d'invisibilisation du harcèlement du point de vue des victimes elles-mêmes.
Storytelling du Story Scrolling.
Le format des Stories a été inventé par Snapchat en 2013 et rapidement copié par Instagram et Facebook ainsi que très récemment par LinkedIn. Il est devenu, depuis 2013, une forme d'universalité de l'expressivité de soi sur laquelle je voudrais ici proposer quelques rapides réflexions.
Depuis le lancement des Fleets, que je n'ai découvert qu'hier soir (ainsi que nombre de mes Followers) sur mon smartphone (la fonctionnalité n'est pourtant pas disponible ailleurs), j'ai observé et participé moi-même, comme à chaque fonctionnalité nouvelle dans ces plateformes, aux premiers essais de chacun pour y dire essentiellement le sentiment d'inutilité perçue de la fonctionnalité, pour se moquer comparativement des possibilités absentes (liker, retweeter), pour faire part de sa profonde circonspection, ou pour tenter d'improbables jeux de mots et montages photos.
Il s'agit ainsi pour chacun, littéralement, de "se faire la main", de s'approprier le dispositif, le cadre, en le manipulant et en prenant initialement une forme de distanciation souvent corrélée à la représentation que nous avons de nos propres pratiques de publication et d'exposition de soi. La documentation de notre affliction n'est souvent que l'expression de notre niveau d'addiction 🙂
Pourquoi choisir le nom "Fleet" d'ailleurs ?
Pour l'homophonie avec le mot "tweet" probablement. Et l'univers sémantique consistant que cela produit.
Peut-être également pour l'alliance de l'aérien (tweet > gazouillis > oiseaux) et du marin (fleet > la flotte) qui doit permettre de mieux s'abstraire du contexte [Twit]terrien des discours de haine comme le prétend la firme.
Autre hypothèse, adjectivale cette fois, le "fleet" qui signifie "rapide, actif" en écho au Tweet idoine. Tweeter c'est parler vite. Fleeter c'est publier rapide.
Et l'hypothèse verbale enfin, car "fleet" est à la fois un nom, un adjectif et un verbe : "to fleet", "passer vite". Quand "to tweet" était déjà écrire vite.
L'avènement des stories comme "mode" d'expressivité aujourd'hui primordial, marque d'ailleurs le passage d'une ancienne "statusphère" à une néo "storysphère". Dans les deux cas on y dit ce que l'on fait (ou ce que d'autres font) pour dire ce que l'on est (ou que l'on aimerait être).
Et puis à l'instar des autres plateformes concurrentes de récit ayant déjà leurs Stories, il manquait à Twitter une horizontalité. Une deuxième dimension. Une spatialité qui est aussi une possible stabilité : à la verticalité du défilement des tweets il ajoute donc l’horizontalité du balayage des Fleets. L'horizontal et le vertical, le scrolling vertical de l'enfouissement, de l'écrasement, et le scrolling horizontal du défilement, de l'alignement. Une verticalité permanente, rémanente, et une horizontalité éphémère. Deux dimensions, deux axes, abscisses et ordonnées, repère orthogonal de récits et surtout de récitants sur un plan cartésien. Deux dimensions qui en permettent une troisième. Disposer d'une verticalité et d'une horizontalité c'est pouvoir se projeter dans un entre-deux, dans une profondeur nouvelle. C'est également un nouvel espace de déploiement d'interactions et de régulations algorithmiques. La production et la projection d'indexicalités nouvelles.
Démultiplier, déplier encore les possibilités d'indexicalité : c'est là l'essentiel de ces Stories dont la narrativité est essentiellement oxymorique, une narrativité qui ne raconte rien ou si peu, mais dont le peu et l'économie de moyens à son service disent suffisamment de nous pour que les régulations algorithmiques tournent et que les interactions sociales s'enchaînent. Et réciproquement.
Les stories ne "racontent" rien. Elles fonctionnent en résonance d'une double linguistique du "store" : à la fois rideau (qui dévoile) et magasin (de l'exposition de soi). Elles flottent à l'horizon algorithmique de nos narrations indexicales.
Elles flottent mais ne coulent pas. Fluctuat Fleet Tweeta Nec Mergitur.
Oui. Ce mimétisme de fonctionnalité que propose ce format, qu’on retrouve effectivement partout marque aussi un épuisement à l’innovation, une hyper-concurrence qui se réduit à une immobilisation généralisée. On ne nous propose rien d’autre que ce que font les autres, et ces fonctionnalités s’épuisent dans la vacuité de leur proposition avant même d’être lancées. Ça va marcher bien sûr… Mais on aimerait tant qu’ils améliorent leur coeur de service à la place. A la place, on a une innovation de l’ennui. C’est bien triste d’amasser de tels fortunes pour réduire toute proposition à une expression toujours plus simple et plus creuse.