J'ai écouté attentivement l'échange entre Emmanuel Macron, Frédérique Vidal et des étudiant.e.s de Paris Saclay hier. Très attentivement. Et très franchement je suis totalement perdu, démuni, navré, ahuri, énervé. Mais à un point que vous n'imaginez pas et que je vais donc tenter … de vous expliquer.
Mon énervement a commencé par une ruse rhétorique de notre président. La séquence dure une minute. C'est absolument remarquable d'hypocrisie et de mépris (et d'habilité rhétorique au service des deux précédents). C'est en ligne ici sur la chaîne officielle (à partir de 32'22 minutes) et je vous en ai fait une copie d'une minute au cas où la première vidéo serait effacée.
Macron présente aux étudiant.e.s un raisonnement en trois temps :
- "ce qui est vrai c'est qu'à votre place il y a une forme d'injustice. Ceux qui sont en classe prépa ils ne sont pas réduits au distanciel à plein."
- "quelqu'un qui bosse qui a votre âge il fait du télétravail mais a droit de revenir une journée par semaine au boulot"
- "donc faut qu'on puisse ajuster les choses et dire un étudiant en licence ou en master doit avoir à peu près les mêmes droits que quelqu'un qui travaille et si il en a besoin doit pouvoir revenir une journée par semaine à l'université"
Ca ressemble à un syllogisme (si tout B est A et si tout C est B, alors tout C est A) mais c'est un sophisme. Du vrai foutage de gueule en barre. Habile. Bien présenté. Mais du pur foutage de gueule en barre. Un vrai syllogisme rigoureux ce serait :
- tous les étudiants (B) en classe prépa sont tout le temps en présentiel (A)
- à l'université (C) vous êtes tous des étudiants (A)
- à l'université (C) vous serez donc tout le temps en présentiel (A)
Voilà ce que l'on attendrait en toute logique et en toute équité républicaine. Mais à la place Macron explique :
- tous les étudiants (B) en classe prépa sont tout le temps en présentiel (A)
- les salariés (C) en télétravail ont droit à une journée en présentiel (D)
- vous êtes un étudiant (B) mais comme un salarié (C) vous n'aurez droit qu'à un jour en présentiel (E)
Tout est là. La place de l'université et de ses étudiant.e.s. Travailleurs avant tout quand les classes prépa doivent quoi qu'il en coûte étudier à tout prix. Tout est là. L'abandon, mesurable, observable et documentable de la dépense publique pour nos étudiants.
Tout est là dans cette minute, dans ces trois phrases, dans ce syllogisme bancal du foutage de gueule assumé. Tout est là. Le mépris. La méconnaissance. Le refus de voir d'entendre et d'écouter. La lutte des classes quoi. Dominants et dominés. Ceux qui ont le droit d'étudier et ceux qui ont le droit d'être comme des travailleurs. Tout est là. Cette forme d'indécence aussi. L'explication de toutes nos luttes, de toutes nos colères. De tout ce que nous voyons, décrivons et dénonçons depuis des années comme un effondrement et qui n'est pour eux qu'un aboutissement. Tout est là.
Concernant Frédérique Vidal et Emmanuel Macron je suis désormais incapable de voir leur visage sans que ne s'y superpose l'irrépressible envie de leur épiler le sillon interfessier au lance-flamme en mode Romy Schneider dans le vieux fusil.
Je vais vous parler un peu de ma journée d'hier.
Pas pour le plaisir de vous parler de moi mais parce que ma putain de journée d'hier est aussi la putain de journée d'hier de milliers d'enseignants-chercheurs à l'université.
J'ai commencé par faire un cours en hybride. C'est à dire avec du présentiel, du distanciel et un ensemble de règles à la con inapplicables même avec beaucoup de bonne volonté (et contrairement à l'impression que peut parfois laisser la lecture de ce blog, je vous assure que je n'en manque pas). Règles à la con donc puisque depuis le 4 janvier tout change à peu près toutes les semaines : les jauges, les années, les emplois du temps, l'articulation TP / TD, les décrets, et surtout les contraintes et la vie de ce que le gouvernement considère comme de simples éléments d'une chaîne logistique merdique et qui sont en réalité … des étudiant.e.s. Des étudiantes qui ont besoin (et nous aussi) d'infos fiables pour savoir où manger, pour savoir si ça vaut le coup de se barrer de chez ses parents pour 1, 2 ou 4 jours de cours par semaine et pour combien de semaines, et tant d'autres préoccupations matérielles et organisationnelles dont Emmanuel Macron et Frédérique Vidal se soucient autant que du sort des oies avec lesquelles le petit Gargantua apprit à se torcher le cul.
Après ce cours en hybride que j'ai donc réalisé dans une forme d'illégalité assumée (c'était des 2ème années, c'était un TD, et ils et elles étaient plus de 10) je suis allé filer un coup de main à un chouette projet : monter une soupe populaire sur le campus pour que des étudiant.e.s puissent un peu moins crever de faim. Une distribution alimentaire. Comme cela se fait dans désormais une grande majorité d'universités. Ces journées on en sort un peu fracturé hein. On a un côté de nous qui se dit "wallah quel chouette projet et quel enthousiasme" et de l'autre c'est un authentique déchirement que de les voir défiler là ces étudiant.e.s, nos étudiant.e.s.
Après cela nous avons a pris connaissance, en équipe, des dernières décisions suite aux derniers ajustements des derniers décrets parus ou à l'étude au niveau national et déclinés et adaptés (ou pas) non pas à l'échelle de chaque université (ce serait trop simple) mais à l'échelle de chaque composante. En même temps c'est cool puisque cela permet de tenir compte de la réalité du terrain (ce que moi et d'autres ne cessons de demander) mais en même temps vu que quand même certaines contraintes nationales continuent d'être non-négociables (hahaha) c'est essentiellement un beau bordel.
Par exemple dans ma composante – l'IUT de La Roche sur Yon – de mon université – celle de Nantes – la direction (de l'IUT) a pris des mesures courageuses mais possiblement tout à fait illégales au regard de ce que Vidal Frédérique nous dit qu'il est permis de faire. Non vraiment on rigole bien je vous promets. Après bien sûr on a fait tout un tas de réunions avec les étudiant.e.s pour leur expliquer que les règles allaient encore changer (mais pour une fois un peu en bien) mais qu'on ne pouvait pas s'engager pour plus de 15 jours. Et on a passé du temps à régler les cas particuliers. Parce que bien sûr il y a toujours des cas particuliers.
Là il était à peu près 14h. La suite de l'après-midi je l'ai passée au téléphone à contacter différents interlocuteurs de différents services de l'université pour régler différents problèmes. Je vous explique : il y a par exemple ce qu'on appelle des étudiants tuteurs, qui ont effectué, depuis le confinement (et parfois avant quand ils bossaient déjà par exemple en bibliothèque universitaire), des heures de travail (encadrement, tutorat, etc). Trop peu d'étudiant.e.s, trop peu d'heures et trop mal rémunérées, mais il y en a. Alors bien sûr même si elle est basse, cette rémunération pour les étudiant.e.s au regard de leur misère autant vous dire que c'est Byzance hein. On parle de 100 euros, ou parfois même 200 euros ce qui est tout à fait considérable pour celles et ceux qui occupent ces petits boulots. Le problème c'est que ces heures, il faut les payer. Enfin il faut que les services comptables centralisés de l'université soient en capacité d'opérer le versement. Voilà hein. Du coup beaucoup des étudiant.e.s … n'ont toujours pas été payé.e.s pour des heures qu'ils et elles ont pourtant effectuées il y a parfois plusieurs mois. Ce qui ne serait pas dramatique si le versement de ce salaire ne conditionnait pas leur capacité à s'acheter de quoi bouffer ou une carte de bus leur permettant d'assister aux quelques cours en présentiel qu'on leur propose. Donc oui c'est dramatique. Il faut vraiment mesurer à quel point ce système est toxique puisque factuellement il y a des gens compétents (presque) à chaque étape de la chaîne (services RH, compta, etc.), que tous ces gens compétents (la plupart en tout cas) ont parfaitement conscience du problème posé et de l'urgence, mais que personne parmi ces gens sincèrement compétents, sincèrement concernés et dotés d'une capacité d'empathie tout à fait normale, personne n'est en capacité de faire en sorte que ça change y compris dans un contexte inédit de crise. C'est très exactement cela que l'on appelle un système toxique de manière "systémique" justement. Cervantès en avait aussi fait un joli roman.
Et puis après avoir passé plein de coups de fils à plein de gens compétents, concernés et empathiques pour essayer de régler des situations merdiques et anormales (et il n'y a aucun second degré dans ce qui précède, aucun) j'ai repris un dossier de la veille où nous avions appris que les fameux "pass numériques" mis à disposition des étudiants pour qu'ils puissent disposer d'une aide financière (autour de 100 euros) pour s'acheter ou pour faire réparer leurs ordinateurs n'étaient toujours pas opérationnels. Ecoutez-moi bien : nous avons (mais c'est aussi le cas dans plein d'autres universités) des étudiant.e.s qui ont, début novembre, rempli un dossier (parce que oui bien sûr fallait un dossier, léger mais quand même), pour demander une aide de 100 euros pour pouvoir suivre des cours en distanciel. Nous sommes fin Janvier. Vous l'avez ? Voilà. Ils n'ont toujours rien reçu. Rien. Nib. Nada. Que tchi. Donc depuis 2 mois ils et elles se démerdent. Avec leurs ordinateurs pourris. Ou sans ordinateurs. Et là aussi vous n'imaginez pas le nombre de gens compétents et de bonne volonté à toutes les étapes de ces putains de chaînes administratives et de ces logistiques de paiement.
Est-ce que c'est énervant ? Oui. Révoltant ? Oui. Ahurissant ? Oui. D'autant plus que les solutions sont connues. Il suffirait (notamment) que les opérations comptables puissent se faire à l'échelle des composantes et ne soient pas centralisées. Même les comptables le disent hein. Ah oui mais ça bon ben c'est pas possible. Alors voilà. Donc là aussi j'ai appelé des gens, envoyé des mails, eu des échanges passionnants et féconds. Mais la réalité vous savez, le fameux PPR (putain de principe de réalité) du PFH (putain de facteur humain), la réalité c'est que depuis trois mois (novembre, décembre, janvier) des étudiant.e.s ne peuvent pas suivre dans de bonnes conditions (et parfois pas du tout) des cours en distanciel qui sont les seuls possibles. Depuis 3 mois ils ont fait une demande d'aide à l'équipement informatique de 100 euros. Depuis trois mois ils ont fourni tous les justificatifs nécessaires. Depuis trois mois leur demande a été acceptée. Il leur manque juste ces putain de 100 euros. Et ce dont je vous parle là ce ne sont pas des exceptions hein. C'est la règle. C'est cela qui est épuisant. Littéralement et viscéralement. D'observer tout ça et d'être presque totalement impuissant.
Là il était à peu près 17h. Fin de journée. Je suis retourné filer un coup de main à la distribution alimentaire mise en place sur le campus. Vous avez déjà eu envie de rire et de pleurer en même temps ? Vous avez déjà eu en même temps le sentiment d'être l'homme le plus utile de la galaxie et l'individu le plus inutile de la même galaxie ? Voilà. On a distribué les derniers colis, imprimé les dernières attestations de couvre-feu à 18h et rassuré les étudiant.e.s sur le fait qu'ils ne risquaient rien avec cette attestation, on a passé vite fait un coup de gel hydroalcoolique sur les tables et chacun est rentré.
Retour à la maison. Dépilage de mails. Et suivi des différents dossiers merdiques de la journée avec les étudiant.e.s, avec les collègues concernés, et puis bien sûr un peu tout le reste jusqu'à très tard (c'est à dire répondre aux questions des étudiant.e.s mais sur mes cours parce que … normalement c'est ça mon métier). Tout ça jusqu'à très tard avec "Impitoyable" en fond sonore à la télé. Je vous jure que la scène finale dans le saloon, quand Clint explose la tronche à bout portant de cette enflure de Gene Hackmann, je vous jure que j'ai eu un flash, et que n'était pas celui d'une épilation au lance-flamme du sillon interfessier qu'abreuve un sang impur.
Comme je l'écrivais dernièrement, il nous reste à peine plus de 15 jours avant le prochain reconfinement qui semble inévitable. Et qui sera un naufrage absolu pour plus de 2 millions d'étudiants et d'étudiants. A nous de nous saisir de ces 15 prochains jours, cette dernière chance, pour les accueillir tous et toutes comme nous savons le faire. Nous le devons.
Bonjour ! Sauf erreur de ma part, il y a 3 x plus d’étudiants en BTS qu’en CPGE et, comme ceux des CPGE, ils ont continué à avoir cours dans leur établissement, parce qu’ils ont tous en commun d’étudier dans des lycées… Mon interprétation diffère de la vôtre sur ce point : le mépris de classe de Macron envers les étudiants et universitaires, dont il ne connaît rien, est réel… mais les CPGE n’ont pas été laissées en présentiel parce qu’elles sont CPGE, ou secondairement. Et en écrivant cela, le prof de prépa que je suis ne nie en rien la sous-dotation dramatique des universités, et la destruction qui s’y opère, au moins depuis Précresse (j’y enseignais alors…).
Pour le debat, pourquoi ne regarder que les coûts et non les bénéfices? Peu de gens ayant fait l ena, polytechnique ou l ens sont au chômage ou vont connaître le chômage, en moyenne leurs salaires sont plus élevés, par ailleurs ces étudiants ne redoublent pas, et ils sont peu nombreux. Et je ne parle pas de la volonté de massification et de ses effets négatifs…
Pour les apprentis, quid du coût pour les entreprises, etc…
Un peu facile
Heu… Et dans ton syllogisme à toi, ça ne te pose pas de problèmes que ta proposition n°1 ne concerne qu’une partie des étudiants et non pas tous les étudiants ? D’un point de vue logique ça ne marche pas vraiment, Aristote se retournerait dans sa tombe…
1 tous les étudiants (B) en classe prépa sont tout le temps en présentiel (A)
2 à l’université (C) vous êtes tous des étudiants (A)
3 à l’université (C) vous serez donc tout le temps en présentiel (A)