L'université est une proie politique. Qu'il s'agit de faire tomber. Pierre après pierre. L'histoire commence par le sous-financement chronique (8000 euros par étudiant, 2 fois moins qu'en prépa, 10 fois moins qu'à l'ENA) et l'assèchement, désormais classique et normatif, du nombre de postes de titulaires croisant l'explosion du recours à des personnels précaires à tous les niveaux, du personnel technique et administratif jusqu'à celui de l'enseignement et même de la recherche (et ses oxymoriques CDI de projet).
Il s'agit ensuite de détacher l'université du bien commun. On a pour cela trouvé une parade que l'on appelle l'autonomie. L'autonomie des universités, initiée par Valérie Pécresse il y a déjà plus de 10 ans, c'est accepter qu'en France, 6ème puissance économique mondiale, au 21ème siècle, des universités soient placées "sous tutelle" tant leurs finances ont été asséchées et tant l'état n'a pas versé sa part (en termes techniques on parle ici – entre autres – du GVT). L'autonomie, c'est dire à ce qu'il y a de plus régalien, la formation de l'intelligence, de l'esprit critique, dire à celles et ceux demain qui feront et seront face au politique à chaque moment de leur vie citoyenne, c'est leur dire qu'il faut déjà qu'ils apprennent à se démerder seuls, dans ce cadre "autonome", détaché, isolé, à l'écart. Songer aujourd'hui qu'il s'est trouvé – et qu'il se trouve encore lors même qu'on en mesure chaque jour les dégâts – des universitaires pour se féliciter d'une autonomie vendue politiquement comme émancipation mais pensée comme une logique de l'effondrement, ne cesse d'étonner et de navrer.
Parce que c'est son projet. On pourra alors ajouter à la dissolution de l'esprit universitaire le conditionnement de chacune de ses réflexions ou pratiques à la condition d'une formalisation "par projet". Tout doit être projet, y compris les CDI (!), pour mieux empêcher de se projet – er. Le projet nécessite pour être visible d'être documenté administrativement. Alors les enseignants-chercheurs recherchent des financements par projet. Beaucoup d'entre elles et eux sont simplement devenus de kafkaïens scribouillards, et résignés aussi, sachant que de ces projets, à peine 15 à 20% se trouveront financés par les agences dites "d'évaluation". Beaucoup d'autres ont cessé d'espérer. Et parfois de chercher, dans ces cadres mortifères en tout cas.
Le dernier rempart. Maintenant que tout cela craque de partout, enseignement, recherche, financements, il reste à porter atteinte au dernier rempart de l'université. Celui de ses valeurs. De ses valeurs humanistes d'abord, au travers de ses étudiant.e.s ; celui de ses valeurs axiologiques ensuite, au travers de l'indépendance de ses enseignants-chercheurs. C'est à cela que sert le mandat de Frédérique Vidal. C'est la troisième fois qu'elle "perd ses facultés" en leur crachant au visage de manière totalement décomplexée.
Cracher sur l'étranger. Elle l'a fait d'abord main dans la main avec Edouard Philippe et l'immonde plan "Bienvenue en France" consistant cyniquement à expliquer que multiplier par 16 les frais d'inscription pour les étudiant.e.s extra-européen.ne.s était le meilleur moyen de renforcer l'attractivité de l'université. Emmanuel Macron a validé cette honte absolue. Notre communauté universitaire a été incapable de la rejeter autrement que mollement. Après avoir été "compensée" pour sa première année, cette honte s'applique et s'appliquera désormais dans une majorité d'universités dès la rentrée prochaine.
Régime des droits à l'université Sorbonne Nouvelle.
Cracher sur les étudiant.e.s. Elle l'a ensuite fait par la gestion même de la question étudiante en temps de crise, et même avant lorsqu'elle déployait un numéro payant pour lutter contre la misère étudiante après que l'un d'eux se soit immolé par le feu. Elle a eu besoin de 11 mois étalés sur deux années universitaires pour comprendre que les étudiant.e.s de ce pays crevaient de désespoir et de faim. La pandémie mondiale a démarré en Janvier 2020. Le confinement total en France au mois de Mars 2020. En Septembre 2020 les boursiers et les boursiers seulement ont pu accéder à un seul repas à un euro par jour. Et ce n'est qu'en Février 2020 qu'Emmanuel Macron a autorisé 2 repas à un euros par jour pour tou.te.s les étudiant.e.s. Frédérique Vidal a eu besoin de 11 mois étalés sur deux années universitaires pour qu'Emmanuel Macron (non pas elle) décide de mettre en place des repas à un euro accessibles à tou.te.s les étudiant.e.s. Elle a découvert cette annonce en même temps que la presse, engoncée dans sa doudoune et son incurie. Elle a constamment infantilisé et accusé les étudiant.e.s d'être irresponsables, avant de commencer à se reprendre à demi-mots, en voyant les suicides et tentatives de suicide se multiplier et le hashtag #etudiantsfantomes commencer à occuper l'espace public et médiatique.
Cracher sur la liberté des enseignants et enseignants-chercheurs. Et voici donc maintenant la chasse aux islamo-gauchistes à l'université. Tout a été dit remarquablement par la pourtant historiquement très politiquement docile conférence des présidents d'université : "Stopper la confusion et les polémiques stériles." Quand les courtisans eux-même en viennent à rappeler l'imbécilité totale du propos, en des termes qui même feutrés sont d'une violence symbolique rare, la fin n'est jamais très loin. D'innombrables collègues n'ont de cesse de démontrer tant l'ahurissante bêtise du propos que l'agenda médiatique (CNews) qui lui sert de cadre axiologique cohérent dans l'immonde. "Consternation chez les chercheurs" : cet article de Lucie Delaporte sur Mediapart offre l'angle de vue le plus large et le plus complet sur l'horizon des prises de position du monde universitaire et le projet tout à fait cohérent et explicite qui sous-tend l'apparente sortie de route de Frédérique Vidal.
60 ans séparent ces deux Unes immondes.
Pour mémoire, un extrait plus complet du Paris Soir en question.
Max Weber Akbar. Par parenthèse, sur la question de l'islamo-gauchisme aujourd'hui ou du judéo-bolchévisme hier, la question fondamentale à laquelle Frédérique Vidal prétend s'attaquer dans la roue de la lepénisation du macronisme, est celle de la neutralité axiologique définie par Max Weber dans son texte "Le savant et le politique", notamment le passage concernant la "signification de la science" et pour répondre à la question de savoir "quelle est la position personnelle de l'homme de science devant sa vocation ?". Si Weber rappelle l'importance d'exclure la politique des amphithéâtres (tant du côté des enseignants que des étudiants), c'est en rappelant qu'un chercheur, qu'un savant, doit commencer par prendre conscience des valeurs qui sont les siennes s'il veut réduire les biais que ses propres jugements, démarches et approches pourraient produire.
"On a pris, de nos jours, l'habitude de parler sans cesse d'une « science sans présuppositions ». Cette science existe-t-elle ? (…) Prenons (…) l'exemple des sciences historiques. Elles nous apprennent à comprendre les phénomènes politiques, artistiques, littéraires ou sociaux de la civilisation à partir des conditions de leur formation. Mais elles ne donnent pas, par elles-mêmes, de réponse à la question : ces phénomènes méritaient-ils ou méritent-ils d'exister ? Elles présupposent simplement qu'il y a intérêt à participer, par la pratique de ces connaissances, à la communauté des « hommes civilisés »."
Et plus loin :
"La tâche primordiale d'un professeur capable est d'apprendre à ses élèves à reconnaître qu'il y a des faits inconfortables, j'entends par là des faits qui sont désagréables à l'opinion personnelle d'un individu ; en effet il existe des faits extrêmement désagréables pour chaque opinion, y compris la mienne. Je crois qu'un professeur qui oblige ses élèves à s’habituer à ce genre de choses accomplit plus qu'une œuvre purement intellectuelle, je n'hésite pas à prononcer le mot d'« œuvre morale », bien que cette expression puisse peut-être paraître trop pathétique pour, désigner une évidence aussi banale."
"Il y a des faits inconfortables". La question (dé)coloniale, la question du racisme structurel, les questions d'intersectionnalité, et tant d'autres problématiques qui traversent aujourd'hui nos sociétés sont autant de faits inconfortables. Il y a urgence à les penser et à les articuler, non à les bannir ou à les dénoncer. Renverser la perspective en expliquant que c'est le fait que l'université traite de ces questions qui serait inconfortable (et condamnable) est pathétique sur le plan rhétorique, malhonnête sur le plan intellectuel, et dangereux sur le plan moral. Le résultat est (déjà) là : la fenêtre d'Overton s'est encore déplacée d'un cran sur sa droite.
Pour le reste, la quête désespérée autant que désespérante de peudo-factions islamo-gauchistes dans les universités documente le fait que l'histoire coloniale, la question du racisme structurel et autres études intersectionnelles relèvent d'une sorte d'embarras écclésiastique remis au goût du jour :
"Il sert à évaluer l'historicité d'un événement ou d'un détail mentionné dans la Bible. Le principe en est que, si cet élément se révèle embarrassant dans le cadre d'une lecture traditionnelle, voire dogmatique, ou encore s'il a posé une difficulté aux rédacteurs des Évangiles ou à l'Église primitive, il a toutes chances d'être véridique."
Le tableau est désormais complet. Sous-financement et précarisation comme constantes non pas vitales mais mortifères. Détachement du bien commun (autonomie). Epuisement organisé des volontés et des personnels par un néo-management toxique à chaque échelle et retour de formes de caporalisme pathétiques dans leur expression mais jamais totalement vaines dans leur capacité agissante de nuire. Et donc l'effondrement de toutes nos valeurs "refuge" comme on dit à la bourse quand les cordons se tendent. Les étudiants étrangers extra-européens paieront 16 fois plus cher que les autres du simple fait qu'ils sont … étrangers. Nos étudiant.e.s, celles et ceux qui restent, seront conduits à des formes d'épuisement qui ne laissent comme horizon que la résignation à l'inacceptable. Chacun de nos campus "autonomes" achève de se transformer en succursale des restos du coeur. Et la transformation s'accélère. Sur ce point là, en effet, la politique de Frédérique Vidal est un succès remarquable. Et puis donc à la fin il s'agit de chasser l'islamo-gauchisme aujourd'hui comme on chassait le judéo-maçonnisme hier.
Frédérique Vidal doit évidemment partir. Probable qu'elle y soit bientôt contrainte par le même caporalisme imbécile qu'elle tenta si vainement et comiquement d'incarner. Mais c'est bien la première fois que son départ, s'il advient, ne servira finalement à rien. Car pour qu'un départ politique soit signifiant, il nécessite que l'impétrante incarne quelque chose. Frédérique Vidal n'incarne rien. Elle est à l'image de la politique qu'elle défend : déjà morte. Ou comme l'écrivait remarquablement le copain et camarade Marc Jahjah, cette politique, sa politique, leur politique est une nécropolitique.
"Nous avons davantage affaire à des nécropolitiques (Achille Mbembe) qui optimisent notre entrée dans la mort, nous trient, hiérarchisent, désignent les plus fragiles — et certains plus que d’autres : les non titulaires, les vacataires, les étudiant.e.s — comme des cibles dans une indifférente nationale d’autant moins étonnante que ces vies jugées trop coûteuses, improductives, ne comptent déjà plus ; elles entrent dans la mort sans cri."
Pas un mot de trop dans cette chronique qui ne se contente pas de dénoncer, mais décrit la réalité de nos universités et relie entre elles des décisions politiques faisant apparaître un projet (celui-là mené avec constance…). Merci
Une remarquable synthèse : tout y est.
Maintenant : que faire ? Comment se battre ?