Lentement mais sûrement, l'idée d'un passeport vaccinal en France fait son chemin. Certains pays comme Israël avancent franchement sur ce point et l'ont déjà validé concernant les transports aériens vers des pays le mettant également en place (Chypre et la Grèce), appuyés en cela par le taux de leur population déjà vaccinée (autour de 40% de la population globale mais 80% de la population "vaccinable").
En plus de ce passeport permettant de sortir du pays, Israël a également déployé un "passeport vert" permettant aux résidents d'accéder à des lieux culturels mais aussi aux grandes surfaces, aux salles de sport, etc. Les dérives ne se sont pas faites attendre et, en plus des problématiques de traçage et d'atteinte aux libertés dans un état où ces questions résonnent différemment au regard de son histoire, on parle aujourd'hui d'interdire l'accès à leur lieu de travail aux personnes non vaccinées.
[Mise à jour du 2 Mars] Le 1er Mars, l'Union Européenne annonce le déploiement d'un "passeport digital vert" (sic) comportant l'information vaccinale, celle des tests pour celles et ceux n'ayant pas eu accès au vaccin, et celle d'une immunité à la maladie. [/Mise à jour]
Nombreux sont les opposants d'un passeport vaccinal, qui dénoncent notamment le risque d'anticonstitutionnalité ou celui de voir demain des apatrides sanitaires, rappelant la dépasseportisation mise en place dans l'union soviétique des années 40 [Gousseff 2003] ou bien encore le retour à des formes anciennes de "villes segmentées" [Bourdelais 2008].
Mais les tenants d'un passeport vaccinal répliquent que notre carnet de santé est déjà un passeport vaccinal sans lequel on ne peut pas se rendre dans certains pays. Dont acte même si en termes de santé publique, on pourrait et devrait aussi établir quelques nuances : en effet la garantie vaccinale s'adresse plus souvent à celui qui voyage dans une logique de protection de soi, plutôt qu'aux habitant.e.s du pays dans lequel il se rend dans une logique de protection des populations.
Quoi qu'il en soit, il faut tout de même opérer une nuance nécessaire et importante entre, d'une part, un passeport permettant de sortir d'un pays pour se rendre en vacances dans un autre et, d'autre part, un passeport permettant d'accéder à des services publics ou à une offre culturelle à l'intérieur de son propre pays selon que l'on sera vacciné ou non.
D'autant que l'accès aux vaccins et la gestion de la pénurie des mêmes des doses de vaccins pose actuellement d'innombrables problèmes indépendants de la question du consentement éclairé à la vaccination.
Certains médecins expliquent que l'idée d'un passeport vaccinal ne peut être pertinente qu'à partir du moment où toute la population souhaitant être vaccinée pourra effectivement l'avoir été. Or l'agenda politique n'est pas celui de l'égalité ni même de l'équité vaccinale, mais plutôt de ce passeport brandi comme carotte de la réouverture de certains lieux culturels ou de restauration et le bâton d'un reconfinement national ou (c'est déjà en cours) celui de villes et de régions entières. Dans un article en date du 25 Février, le journal Le Monde prêtait à Matignon la déclaration suivante :
" Il peut y avoir des pays qui souhaiteront l’imposer, on n’y peut rien ! Mais il n’est pas concevable que nous, nous l’imposions aux Français avant que la vaccination ne soit totalement accessible. »
L'histoire en jugera. On notera simplement qu'il ne s'agit pas d'évoquer le fait que toute la population soit effectivement vaccinée (hors les irréductibles antivax) mais que "la vaccination soit totalement accessible". La nuance est ici d'anticiper sur le fait que ce passeport vaccinal pourrait être déployé dès lors que la vaccination ne serait plus réservée aux publics prioritaires mais ouverte et accessible à toutes et tous, et donc sans attendre – la nuance est là – que toutes celles et ceux ayant la possibilité de se faire vacciner l'aient été concrètement. La question est donc bien une question d'agenda politique plus que sanitaire (ce qui bien sûr ne veut pas dire pour autant que les aspects sanitaires soient exclus de l'agenda politique).
Sur la forme que pourrait prendre ce passeport vaccinal, tout semble encore ouvert, y compris le recours à l'application Tous Anti-Covid et au Smartphone (rappelons ici que 23% des français n'ont pas de smartphone …)
Le passeport vaccinal pour accéder à des lieux culturels, à des lieux de restauration, à des services publics, ce passeport vaccinal, s'il devait être déployé, serait l'équivalent de l'établissement d'autant de frontières intérieures et possiblement de discriminations assumées ou déguisées. Donc rappelons-le autant de fois que nécessaire : "Je crois que ça va pas être possible."
Par ailleurs, et en restant centré sur le déploiement d'un passeport pour l'accès aux lieux culturels, on sait aujourd'hui que les pratiques culturelles apparaissent moins clivées au plan social comme au plan générationnel, du fait du confinement et de l'impossibilité d'accès aux lieux culturels. Il serait donc dommage pour ne pas dire dommageable que "le monde d'après" déconfiné, en plus de revenir à ces clivages, en ajoute de nouveaux sur la base de ce qui relève d'un droit élémentaire dans l'accès aux soins (je mets donc ici de côté celles et ceux qui choisiront délibérément de ne pas se faire vacciner et qui resteront, c'est en tout cas permis de l'espérer, une population suffisamment marginale pour ne pas remettre en cause la couverture vaccinale nationale).
Du passeport vaccinal au pass sanitaire.
Emmanuel Macron a, Jeudi 25 février 2021, fait un nouveau tour de passe passe sémantique (mais pas que) en annonçant que plutôt qu'un passeport vaccinal (qui de fait laisserait, pendant un temps indéterminé, toute la jeunesse hors de la possibilité d'accéder aux lieux culturels ou de restauration) c'était vers un pass sanitaire qu'il s'orientait, une sorte de méga-super-TousAntiCovid survitaminé :
"Cela consistera à avoir une application dans laquelle vous pouvez rentrer vos tests PCR négatifs, vos attestations de non-symptômes, bref, tous vos documents de voyages et, le cas échéant, le certificat de vaccination…"
Sur le modèle, rappelle le ministre des transports auteur de la précédente déclaration, des "Travel Pass" qui commencent à être déployés dans la régulation du transport aérien (en Israël, nous l'avons déjà évoqué plus haut, mais également en France pour les circulation entre métropole et les outer-mers).
Dans le doute et sur instruction du premier ministre, le CESE (Conseil économique, social et environnemental) a quand même ouvert une consultation sur le sujet du "Que pensez-vous du passeport vaccinal".
Spoiler Alert, le président du Medef est … pour 😉
Le passeport à travers les âges farouches.
L'idée même d'un "passeport intérieur" (ou d'un pass sanitaire) renvoie, historiquement, à des époques sombres comme celle du Stalinisme et, historiquement toujours, tous les pays ayant au 20ème siècle déployé des passeports intérieurs dans leur histoire – dont des démocraties – étaient loin d'être à ce moment-là de leur histoire, des parangons de démocratie puisque cela fut à chaque fois l'occasion de stigmatiser soit des populations (souvent indigènes), soit des catégories sociales, soit des opposants politiques, soit les trois à la fois.
Dans une perspective diachronique plus large, l'histoire du passeport est passionnante. On pourra notamment se reporter à ce qu'en dit [Noiriel 98] en montrant que la question de la surveillance des déplacements ne peut être disjointe de celle de l'identification des personnes. En jouant sur les mots on indiquerait aujourd'hui qu'un glissement s'est opéré puisqu'il s'agit non plus de surveiller les déplacements et d'identifier les personnes, mais de surveiller les personnes en identifiant (notamment) leurs déplacements.
Dans sa contribution à l'histoire du passeport en France [Noiriel 98] explique :
"Supprimés au début de la Révolution française, les passeports « intérieurs » et « extérieurs » sont rétablis dès 1792 et resteront en vigueur jusque sous le Second Empire. La persistance de ce dispositif de surveillance hérité de l'Ancien Régime s'explique par les difficultés qu'ont rencontrées les agents de l'administration pour concrétiser le principe abstrait de «souveraineté du peuple» sur lequel repose la légitimité de l'État issu de la Révolution. Le passeport devient alors un instrument privilégié grâce auquel les agents de cet État vont peu à peu acquérir la maîtrise du territoire national. Avec la IIIe République, c'est l'État en tant que communauté de membres (la nation) qui s'impose. Le passeport intérieur est alors définitivement supprimé au profit d'un nouveau dispositif d'identification individus, fondé sur l'anthropométrie, la dactyloscopie, les fiches et les fichiers … C'est seulement, en 1914, après que cette nouvelle technologie identitaire a été mise en place, que le passeport est rétabli pour remplir une nouvelle fonction: l'appartenance des individus à la communauté nationale en garantissant leur identité personnelle."
[Noiriel 98] rappelle aussi que la "vision enchantée" du passeport comme dispositif à la fin du 18ème siècle et au début du 19ème :
"ne doit pas être prise au pied de la lettre. Elle reflète surtout le regard émerveillé (et intéressé) d'un fonctionnaire découvrant les potentialités de l'imprimé en matière de contrôle social. À cette époque, en effet, les passeports restent largement dépendants des formes traditionnelles d'identification."
Plus d'un siècle plus tard, les gouvernements successifs, notamment l'actuel, n'ont hélas eu de cesse de découvrir les potentialités du numérique en matière de contrôle social …
La traçabilité des individus dans leurs déplacements intérieurs et extérieurs s'appuie initialement sur des questions d'hygiène mais aussi d'instruction, comme le rappelle [Chantre 13] prenant l'exemple de la période de l'Algérie coloniale au tout début du 20ème siècle :
"Le pèlerin musulman représente un défi permanent face aux deux piliers de la République naissante que sont l’hygiène et l’instruction. (…) La lutte contre le vagabondage constitue même une priorité nationale, en métropole comme dans les colonies (E. Larché, 1892). Le régime de l’indigénat fait ainsi obligation à tout indigène ayant manifesté son désir de s’éloigner de sa commune de rattachement de se munir d’un passeport intérieur. Assimilé à un vagabond sale et fanatique, le pèlerin musulman est la cible d’une réglementation particulièrement restrictive."
[Daniel 2020] livre également une plongée passionnante dans les fonds d'archive permettant de documenter et de visualiser ce qu'étaient ces passeports intérieurs et les mécanismes de certification, de témoins et d'autorités, visant à les accréditer, d'ailleurs de manière le plus souvent imparfaite, incomplète ou erronée.
A gauche un formulaire vierge de passeport intérieur de la ville d'Amiens, datant du début du 19ème siècle.
A droite une attestation de déplacement dérogatoire datant du début du 21ème siècle.
La liste des motifs rappelés par [Daniel 2020] pour la délivrance d'un passeport intérieur au 19ème siècle n'est d'ailleurs pas sans rappeler les dérogations de nos attestations de sortie au 21ème siècle :
"Lorsqu’un individu souhaite entreprendre un voyage, il se présente à la mairie de sa commune de résidence, accompagné de deux témoins, qui garantissent son identité, mais aussi sa moralité. Un passeport lui est délivré pour une destination précise, qu’il déclare. Il faut également décliner la raison du voyage : est-ce pour affaires (lorsque l’on est négociant par exemple) ? pour rejoindre un parent ? pour colporter ? pour chercher du travail saisonnier (scieur de long, maçon…) ? Autant d’éléments justificatifs qui sont précisés dans les papiers produits."
[Noiriel 98] rappelle que ce sont le chemin de fer et le libéralisme qui vont causer la fin des passeports comme autorisation de circulation :
"L'extension des chemins de fer est la plus spectaculaire illustration des transformations économiques qui affectent l'Europe au cours de cette période. Ce nouveau mode de transports provoque la multiplication et l'accélération des déplacements, à tel point qu'il rend totalement inefficace la surveillance directe des voyageurs que les pouvoirs publics s'efforçaient de maintenir. La pratique, décrite plus haut, consistant à envoyer le passeport des étrangers au ministre en obligeant ces derniers à attendre son visa est de moins en moins bien acceptée. .Les protestations émanant des ambassades devenant de plus en plus nombreuses, le ministre de l'Intérieur procède, en 1836, à une enquête. On découvre alors qu'il faut 4 jours pour qu'un passeport envoyé de Rouen parvienne jusqu'à Paris ; 9 jours depuis Perpignan. Désormais, les voyageurs circulent plus vite que leurs papiers."
A ce titre, il est donc parfaitement cohérent que l'idée d'un passeport (vaccinal) ou d'un pass (sanitaire) refasse surface précisément au moment où les transports sont à l'arrêt et où une forme exacerbée de libéralisme semble s'être mise temporairement sur pause.
Par ailleurs, si les épidémies ont toujours été créatrices de frontières [Bourdelais 2008] c'est précisément parce qu'elles sont toujours perçues comme étrangères [Simonneau 2020] :
"le contrôle des circulations humaines par les autorités royales puis étatiques en Europe depuis l’époque moderne apparaît comme un moyen de lutte sanitaire face à une épidémie toujours perçue comme étrangère. L’épidémie génère nombre de frontières avec la mise en place de dispositifs traditionnels de luttes : cordon sanitaire, protection maritime, quarantaine, passeports sanitaires. Ces pratiques traditionnelles défensives ont évolué au XIXe siècle vers des méthodes d’isolement et de détection des personnes infectées, vers un déplacement des contrôles en Orient, le tout couplé à des mesures d’assainissement à l’échelle urbaine. L’individualisation et la territorialisation du contrôle épidémique sont alors au cœur des réponses sanitaires.
Surveiller et punir ou surveiller et s'unir ?
La question d'un passeport vaccinal est en outre très reliée à celle du déploiement d'un passeport biométrique, comme le secteur du transport aérien est en train d'en faire à la fois la demande et la démonstration. Comme le faisait remarquer Hubert (Guillaud) :
"le glissement biométrique du passeport nous a été imposé par l'organisation de l'aviation civile internationale suite aux attentats du 11 septembre, avant d'être exigé par les USA … Et le passeport vaccinal est à nouveau poussé par l'aviation !"
Mais qu'on l'appelle "passeport vaccinal" ou "pass sanitaire" nombre de questions restent ouvertes et problématiques.
L'enjeu ouvertement discriminatoire ou en tout cas profondément inégalitaire du "passeport vaccinal" semble a priori se diluer dans le "pass sanitaire" mais au profit d'un renforcement de mécanismes de surveillance qui, même s'ils demeurent essentiellement déclaratifs, pourraient également traduire, reproduire ou aggraver des inégalités et donc, in fine, des discriminations (selon que vous aurez déjà été un peu, beaucoup ou pas du tout testé, selon que vous aurez déjà beaucoup ou presque jamais voyagé, etc.)
Chaque pandémie a produit les mêmes questions éthiques dès lors qu'il a été question de "vivre avec" un virus qui avait touché une partie de l'humanité et continuerait de le faire pendant une durée encore indéterminée. Que l'on se souvienne ainsi, même si les logiques de stigmatisation étaient tout à fait différentes, des questions posées à l'échelle planétaire lors de l'épidémie de Sida et notamment rappelées par [Lascoumes 1994] :
"La question générale qui se trouve aujourd'hui posée est celle du seuil depuis lequel on considère qu'il est utile et nécessaire de disposer d'informations biologiques personnelles, c'est-à-dire: quel est le degré de différence supportable dans l'état des personnes et, plus fondamentalement, suivant quels critères doit-on délimiter le normal et le pathologique? Où fixer le butoir avant que la carte génétique ne devienne un passeport obligatoire pour franchir une frontière et accéder à l'emploi et à certains services ou même pour exercer ses droits civils ?"
Comme [Lascoumes 1994] le rappelle aussi, toutes les pandémies disposent d'invariants dans la manière dont elles fabriquent nécessairement des contextes discriminatoires :
"La pandémie du VIH comporte trois formes, l'une purement médicale, une autre qui touche la santé publique, une troisième à caractère social par les peurs qu'elle suscite. Chacune d'elles s'accompagne de pratiques d'exclusion spécifiques, exclusion du système de soins, exclusion des politiques de prévention et, enfin, discrimination des personnes atteintes."
Il en va de même pour la pandémie du Covid-19 dont on mesure aujourd'hui, au-delà des formes médicales et des enjeux de santé publique, à quel point le "caractère social" est générateur d'exclusions, d'inégalités structurelles, et de discriminations conjoncturelles.
Surveiller et punir donc, selon les règles de la biopolitique et du biopouvoir de Foucault, avec une alternative qui pourrait consister à "surveiller et s'unir", comme aux temps des toutes premières mobilisations internationales autour d’un réservoir animal de la grippe dans les années 1970 [Vagneron 2015].
Sauf qu'en termes d'union, l'actuelle opposition entre pays riches et pauvres dans l'accès au vaccin est bien davantage qu'asymétrique : rappelons que nombre de pays USA, Canada, mais aussi Allemagne, France et tant d'autres pays de l'espace européen, ont commandé 2 à 10 fois plus de doses que leur population totale. Il s'agit là d'une inégalité cynique et réfléchie, à la fois pour des raisons d'agenda politique mais également économique (les pays riches sont de bien meilleurs clients), que les initiatives Covax ne viennent que très imparfaitement gommer.
A cette inégalité fondamentale entre pays riches et pays pauvres ou émergents, il faut ajouter, au sein même des pays riches, une inégalité d'accès aux vaccins entre les riches et les pauvres (classes moyennes et populaires). Une disparité qui s'explique pour l'essentiel par la fracture numérique (relisez aussi, si vous en avez l'occasion, l'ouvrage et les travaux de Dominique Pasquier, notamment "L'internet des familles modestes" dont je vous avais parlé à propos du mouvement des Gilets Jaunes).
L'enquête menée par Libération sur la manière dont, en Seine Saint-Denis la fracture numérique creuse la fracture vaccinale est édifiante :
"En janvier, les centres de vaccination du département ont vu affluer des patients de départements voisins, plus connectés et plus au fait des possibilités de réserver des créneaux de vaccination en ligne. Résultat : les habitants du coin sont souvent minoritaires dans les bénéficiaires du vaccin contre le Covid-19. (…)
Et le phénomène de La Courneuve ne semble pas faire figure d’exception. Les centres de Pierrefitte et de Noisy-le-Grand, gérés par le conseil départemental, évaluent à 34 % la part de rendez-vous pris par des Séquano-Dyonisiens pour la période du 18 janvier au 13 mars. «Les gens débarquent de l’ouest de l’Ile-de-France, de Neuilly, de Marnes-la-Coquette… Franchement ce n’est pas une légende urbaine», s’alarme Mohad Djouab, médecin et coordinateur du centre de Saint-Ouen. D’après ses calculs, seulement 13 % des Audoniens éligibles à la vaccination ont reçu leur première dose depuis le 18 janvier. A Pantin, en fin de semaine dernière, les habitants de la commune ne représentaient que 33 % des personnes jusqu’ici vaccinées dans le centre ; 46 % ne vivaient pas dans le département. Les dernières remontées d’Aubervilliers, elles, font état d’un peu plus de la moitié de bénéficiaires habitant la ville et presque 25 % d’origine parisienne.
Les observations sont peu ou prou identiques à chacun de ces centres : pour l’heure, les précieuses doses ne profitent qu’à la marge aux populations les plus pauvres et isolées du département."
Les professionnels de ces centres de vaccination ont alors tenté de corriger ce biais d'inscription lié à l'absence de maîtrise des outils numériques en "bloquant" temporairement les inscriptions numériques hors département pour favoriser les inscriptions téléphoniques locales. Problème, c'est l'État, via le préfet de Saine Sant-Denis, qui les a menacé de représailles s'ils ne rouvraient pas les prises de rendez-vous via Doctolib.
"A ma grande surprise, aucun nouveau rendez-vous n’a, ce soir, été proposé à la réservation en Seine-Saint-Denis sur Doctolib pour les mois de février et mars», écrit-il, incluant les 1 086 rendez-vous qui «doivent la semaine prochaine être ouverts à la réservation sur Doctolib, notamment». Au total, trois opérateurs ont passé un contrat avec l’Etat, les deux autres étant Maiia et Keldoc. «Si je peux comprendre que, dans une limite raisonnable (30 % des doses), les centres de vaccination utilisent les listes d’attente [avec les habitants des communes, ndlr], il me paraît tout simplement inconcevable que ce département n’ouvre pas de rendez-vous sur Doctolib en février et mars», poursuit-il. Avant de laisser planer la menace de représailles : «Je vous remercie donc de noter que je tirerai toutes les conséquences dans mes arbitrages ultérieurs, de l’absence de nouveaux rendez-vous.» Sollicitée, la préfecture n’a pas répondu à Libération."
La FNCS (Fédération Nationale des Centres de Santé) a dû se fendre, le 15 février, d'un communiqué pour dénoncer cette situation et ces pressions :
"C’est avec stupeur et indignation que la FNCS a pris connaissance du mail transmis aux centres de vaccination (dont plusieurs situés dans des centres de santé) par le Préfet de Seine Saint Denis avec des menaces de représailles s’ils n’ouvraient pas la prise de rendez-vous pour les vaccins sur Doctolib. (…)
Le manque de vaccin, dans tous les territoires d’Ile de France, a poussé les plus agiles en moyens modernes de communication à prendre rendez-vous loin de chez eux, aidés en cela par les plateformes de prise de rendez-vous. Ainsi, tous les rendez-vous ouverts ont été pris en moins de 48 heures au détriment des populations défavorisées les plus à risque de forme grave de la Covid."
Les témoignages individuels ne cessent de se multiplier sur le modèle de celui-ci :
"Mon père a 75 ans, il veut se faire vacciner mais ne sait pas trop se servir d’Internet et encore moins de Doctolib. J’ai essayé de le faire pour lui. J’ai failli devenir fou. À chaque fois, au dernier moment, le rendez-vous est “déjà pris”."
L'accès aux soins et à la couverture sociale reste cette "troisième frontière" dont parlait déjà [Bourdelais 2008] en en rappelant le risque de recul :
"Depuis un quart de siècle, la nouvelle frontière paraît régresser. L’éradication des épidémies n’évite pas l’apparition de nouvelles maladies contagieuses, de nouvelles souches pathogènes deviennent résistantes aux antibiotiques disponibles, et la solidarité nationale ne maintient plus un niveau d’accès réel aux soins pour tous grâce au système de sécurité sociale. La frontière de la précarité et des malheurs biologiques qu’elle induit traverse à nouveau nos pays. L’espérance de vie à la naissance, qui s’est accrue de façon quasiment ininterrompue depuis la fin du xviiie siècle (à l’exception des années de guerre), va-t-elle connaître une inversion de sa courbe matérialisant en quelque sorte le recul de la frontière ? Ce serait logique."
Gestion de la pénurie vaccinale, chaîne logistique du parcours vaccinal déportée vers le privé et pour l'essentiel numérisée (c'est à dire systématiquement désintermédiée), effondrement des infrastructures publiques de soin et de prise en charge, fracture numérique à la fois territoriale et générationnelle … si l'on y ajoute la tension psychologique des populations en attente légitime du vaccin, tout semble réuni pour rendre la situation inéluctablement explosive et jouer un nouvel acte de la pièce déjà hélas connue de l'automatisation des inégalités.
Oligopoles (GAFAM) et pandémie (COVID).
Dans ce contexte, l'ombre des GAFAM n'est jamais très loin, ni les débats sur la conservation (30 ans) et le croisement des données de santé et de vaccination (et de circulation) qui pourraient être concernées par le pass sanitaire ou le passeport vaccinal.
A l'exception notable d'Amazon qui s'est contenté de se gaver et "d'agir rapidement pour adapter plus de 150 processus liés à la COVID-19" (sic) afin de pouvoir continuer à bien se gaver, dès le départ de la pandémie, les GAFAM ont été actifs sur plusieurs fronts ; celui du contrôle de l'accès à l'information et de la lutte contre les Fake News bien sûr dans une nouvelle flambée infodémique ; mais ils ont aussi permis de fournir aux états des données "régaliennes" permettant, par exemple, de mesurer grâce à Apple, les données de circulation routière précédant les différentes annonces de confinement. Facebook a également déployé tout un arsenal d'outils utilisables par la communauté scientifique mondiale ou par les états, centrés notamment sur les mouvements de circulation des populations. Et Google ne fut pas en reste en publiant également des données agrégées de mobilité.
Sur ce seul point (la mobilité en lien avec les questions de passeport vaccinal ou de pass sanitaire) on voit parfaitement l'aspect incontournable de la trilogie Google, Apple, Facebook à différentes échelles, du ciblage de l'individu dans ses déplacements quotidiens jusqu'aux mouvements nationaux ou transnationaux de populations.
Facebook a été très actif sur plein d'autres fronts comme en témoigne la sélection d'article liés au Covid sur sa page communiqués de presse :
Ils ont également abondé financièrement différents fonds ou fondations permettant de développer des traitements contre le virus et distribué des "crédits publicitaires" parce que bon ben quand même quoi (voir notamment les actions de Google mixant donc financement de certaines recherches, aide aux entreprises et ouvertures de crédits publicitaires, et plus globalement sur cette page pour l'ensemble des aides fournies pendant la crise par la firme).
Aide aux individus, aide aux entreprises, aide à l'économie, aide à la recherche biomédicale, aide aux états ; mais aussi données collectées, agrégées, anonymisées (dans la version fournie, les fichiers d'origine ne le sont que rarement) et mises à disposition des chercheurs et des états ; mais encore financements divers. Sans oublier le fait que toutes ces sociétés ont, par ailleurs, vu leur modèle d'affaire conforté par la situation pandémique, qu'il s'agisse du temps d'écran dédié et des modes de socialisation afférents, ou bien de la préemption encore plus forte sur le secteur du commerce en ligne. Leur place a été centrale pendant la crise, et il est probable qu'elle le soit encore davantage dans le long tunnel qui va être celui de la sortie très progressive de cette crise, renvoyant à des formes de "colonialités" décrites par Nelson Maldonado-Torres (en distinction avec le colonialisme et son imaginaire) et notamment reprises par Antonio Casilli dans l'analyse des rapports de pouvoir numériques.
Ainsi, dans tous les cas, et puisque les stratégies de sortie de crise et de contrôle des données vaccinales ou sanitaires semblent vouées à passer par le biais de nos smartphones, le fait que Google et Apple se partagent à eux deux entièrement le marché des OS, et que l'application Facebook (ou Instagram, ou Whatsapp) soit l'une des plus fréquemment installées, suffit à offrir à ces sociétés une place qui sera nécessairement centrale.
De son côté et en plus des activités sur la recherche vaccinale et biomédicale de la fondation de son PDG historique Bill Gates, Microsoft vient de rejoindre (avec Salesforce et Oracle) la Vaccination Credential Initiative, en vue, comme le précise ZDNet :
"de développer une technologie qui permettra aux personnes ayant reçu le vaccin contre la Covid-19 de conserver une trace de leur historique de vaccination dans une application numérique, "Health Wallet", sur leur téléphone."
Il paraît donc difficile, dans ce contexte, d'imaginer qu'un dispositif de contrôle et de suivi des populations (qu'on l'appelle 'passeport vaccinal' ou 'pass sanitaire') puisse se déployer en dehors du giron des GAFAM et rester à l'entière maîtrise des états ou des collectivités.
Parce qu'ils sont les premiers dispositifs de documentation globale de nos identités (comme je le clame depuis [Ertzscheid 2009] notamment) et parce qu'ils entretiennent la frontière historique trouble entre une humanité hyper-documentée et contrôlable et une forme de sous humanité non-documentable et sans papiers, notre vigilance sur ces questions d'une main-mise des GAFAM sur des politiques de suivi des populations dans un contexte sanitaire ou en dehors, doit être particulièrement forte, attentive et d'une extrême prudence.
Nous pourrions le cas échéant nous réveiller avec des passeports Facebook (ou Google ou Microsoft) biométriques comme l'avait imaginé l'artiste berlinois Tobias Leingruber en 2012.
Passeport pour le monde d'après.
Le bilan c'est que le "monde d'après" qui se dessine, en plus des stigmates sécuritaires déjà immensément présents et documentés, va continuer d'aliéner ce qui devrait être un commun à des acteurs majoritairement privés, tous plus ou moins sous l'emprise de plateformes transnationales, en autorisant toutes les collusions possibles avec les états au nom d'intérêts financiers qui resteront premiers et risquent de façonner, à l'aune des accords qui seront établis aujourd'hui pour sortir de l'épidémie avec ces acteurs, les règles que demain les mêmes états se verront incapables de leur appliquer dans le champ économique. C'est là encore une asymétrie de pouvoir dans le champ de la prise de décision publique qui doit nous interroger collectivement.
Il faut pour conclure rappeler qu'à l'image de l'impérieuse nécessité d'un vaccin versé dans domaine public et géré et administré comme un bien commun, il est également impératif que les communautés nationales déjà en proie à de multiples fractures dont certaines rouvertes par la crise du Covid, rejettent massivement la possibilité de soumettre l'accès à certains bien ou certains services à des conditions vaccinales ou sanitaires, a fortiori lorsque ces conditions échappent aux politiques publiques et sont délégués à des acteurs privés.
Comme disait Léo, "Poètes Vaccinés, vos papiers. (…) On va pouvoir poétiser numériser le prolétaire."
(quelques) Eléments bibliographiques.
(les autres sont sous les liens)
[Bourdelais 2008] Patrice Bourdelais Patrice, “L’épidémie créatrice de frontières”, Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques [Online], 42 | 2008, URL: http://journals.openedition.org/ccrh/3440; DOI: https://doi.org/10.4000/ccrh.3440
[Chantre 2013] Chantre Luc, « Entre pandémie et panislamisme », Archives de sciences sociales des religions, 163 | juillet-septembre 2013, DOI : https://doi.org/10.4000/assr.25258
[Daniel 2020] Johanna Daniel, "Les « passeports à l’intérieur » (1) : quand il fallait un passeport pour voyager à travers son propre pays.", carnet de recherche, Hypotheses.org, 4 Novembre 2020, https://ig.hypotheses.org/2246
[Ertzscheid 2009] Ertzscheid, Olivier. « L'homme, un document comme les autres », Hermès, La Revue, vol. 53, no. 1, 2009, pp. 33-40. DOI : https://doi.org/10.4267/2042/31473
[Gousseff 2003] Gousseff Catherine, “« Kto naš, kto ne naš » Théorie et pratiques de la citoyenneté à l’égard des populations conquises”, Cahiers du monde russe [Online], 44/2-3 | 2003, URL: http://journals.openedition.org/monderusse/8621; DOI: https://doi.org/10.4000/monderusse.8621
[Lascoumes 1994] Lascoumes, Pierre. "VIH, exclusions et luttes contre les discriminations. Une épidémie révélatrice d’orientations nouvelles dans la construction et la gestion des risques." Cahiers de recherche sociologique, number 22, 1994, p. 61–75. https://doi.org/10.7202/1002209ar
[Noiriel 1998] Noiriel Gérard. Surveiller les déplacements ou identifier les personnes ? Contribution à l'histoire du passeport en France de la Ie à la IIIe République. In: Genèses, 30, 1998. Emigrés, vagabonds, passeports, sous la direction de Jean Leroy. pp. 77-100. DOI : https://doi.org/10.3406/genes.1998.1497
[Simonneau 2020] Simonneau, Damien. « Gérer les frontières par temps de pandémie », L'Économie politique, vol. 87, no. 3, 2020, pp. 91-98. En ligne : https://www.cairn.info/revue-l-economie-politique-2020-3-page-91.htm
[Vagneron 2015] Vagneron, Frédéric. « Surveiller et s’unir ? Le rôle de l’OMS dans les premières mobilisations internationales autour d’un réservoir animal de la grippe », Revue d'anthropologie des connaissances, vol. vol. 9, 2, no. 2, 2015, pp. 139-162. DOI : https://doi.org/10.3917/rac.027.0139
Bonjour,
Deux passeports oubliés :
Il a fallut attendre 2012 pour abolir le « Carnet de Circulation »
https://www.ladepeche.fr/article/2012/10/05/1457594-carnet-et-livret-de-circulation-quels-sont-ces-documents-des-gens-du-voyage.html et 2017 pour celle du « Livret de circulation » https://fr.wikipedia.org/wiki/Livret_de_circulation_(France)
Soit de 9 à 4 ans de court répit.