C'était il y a pile un an. Ou plus exactement "face" un an. Car il y a pile un an c'était la fin du face à face. Et il y a des années dont on voudrait qu'elles s'effacent. Il y a donc "face" un an, alors qu'Emmanuel Macron venait d'annoncer que "les collèges les lycées et les universités" allaient fermer, alors que tout le monde hésitait entre peur, résignation, fatalisme, panique ou sentiment diffus d'irréalité, je faisais comme plein de collègues, j'envoyais un message à mes étudiants de 1ère année de DUT. Un message qui disait ceci.
"Chèr(e)s étudiant(e)s,
Concernant la continuité pédagogique du dernier cours qu'il me restait avec vous en première année voici comment nous allons faire.
Il s'agit du cours de "culture numérique". Composé de 12 ou 14h d'amphi. Nous avons fait les 2 premières heures pendant lesquelles je vous avais demandé de réfléchir en petits groupes à des questions bizarres comme celle de savoir ce qui vous manquerait le plus si du jour au lendemain il n'y avait plus d'internet et de web.
La période dans laquelle nous entrons va nous permettre, à tous, de mesurer à quel point est importante et cruciale la question de savoir si l'accès à internet doit-être, ou non, considérée comme un droit fondamental au même titre que celui de l'accès au logement, à l'eau ou à la nourriture.
Chaque jour qui passe vous allez expérimenter, mesurer, observer, toute l'importance, tous les enjeux, mais aussi toute la dépendance que fabriquent ces plateformes numériques que nous utilisons d'habitude comme de "simples" outils.
Lors d'un cours en amphi (en "théorie de la comm"), nous avions passé 2 heures à parler de la notion de "proxémie". Vous vous souvenez ? 🙂 La proxémie c'est "l'ensemble des observations et théories que l'Homme fait de l'espace en tant que produit culturel spécifique" selon son inventeur Edward T. Hall. Aujourd'hui tous les médias parlent, et ils ont raison, de l'importance de cette "distanciation sociale".
"Proxémie et distanciation sociale en cas de pandémie et de confinement". Voilà, le cours est terminé, ou plus exactement il est "en cours". Vous êtes en train, chacun et chacune dans vos contextes et dans vos vies singulières, d'en faire l'expérience sensible. Cette expérience sera d'autant plus essentielle que vous pourrez la nourrir de quelques notions que vous avez abordées avec moi ou avec d'autres collègues. Profitez-en, dans la mesure de vos propres urgences et contextes, pour vous y replonger un peu, ou simplement pour y réfléchir. Ce sera déjà beaucoup.
Concernant le cours de culture numérique, voilà ce que je vous propose concrètement. D'abord nous allons considérer qu'il n'est pas une urgence.
Selon un premier scénario nous nous retrouverons bientôt et nous rattraperons ce cours avant les vacances d'été. C'est pour l'instant l'hypothèse que je privilégie.
Selon un second scénario nous nous retrouverons trop tard pour le rattraper cette année. Alors je vous enverrai, d'ici une quinzaine de jours, des ressources (films, documentaires et cours déjà en ligne) à visionner. Pour chacune de ces ressources, à l'issue du visionnage, je vous demanderai de dresser une liste de "questions, curiosités et pensées". Une sorte de "fiche de visionnage" comme une fiche de lecture : ce qui vous a interpellé, marqué, interrogé et ce que vous n'avez pas compris. Et dont nous pourrons reparler quand nous nous retrouverons enfin.
Selon un troisième scénario, si vraiment la situation devait encore se dégrader, j'enregistrerai des séquences de cours, je les posterai sur Youtube ou une autre plateforme et vous demanderai d'aller les visionner et à l'issue de ce visionnage nous organiserons une séance de questions / réponses, là encore en ligne, sur Discord ou toute autre plateforme.
Dans tous les cas, dans tous les cas, nous prendrons du temps, cette année et/ou l'année prochaine, pour passer ensemble au moins 12h, en face à face, à parler de culture numérique. Parce que si cela n'est pas urgent, cela reste important 🙂
Prenez soin de vous et de vos proches. Souvenez-vous qu'un homme a rendu possible les échanges que nous avons aujourd'hui, parce qu'il a inventé le web en 1989 et qu'il l'a "mis" dans le domaine public en 1993. Et qu'il s'appelle Tim Berners Lee. Domaine public, service public. Ces deux notions, elles, sont réellement vitales. Elles marchent ensemble. Et elles nous permettent de rester ensemble, d'être ensemble, quelles que soient les circonstances et les distances.
A très bientôt.
(si vous avez des questions je suis et reste bien sûr à votre disposition par mail)."
C'était le 19 Mars 2020. Il y a un an jour pour jour.
Depuis … Depuis, à l'université, chacun a tenté de faire ce qu'il pouvait pour faire entendre et pour soutenir des jeunes gens et des jeunes filles qui avaient été totalement abandonnés par le pouvoir politique.
Me concernant cela s'est traduit par pas mal de coups de gueules et de tribunes, ainsi que par un cours de rue et par l'ouverture (avec d'autres collègues) d'une distribution alimentaire sur le campus où j'enseigne.
Hier soir le 18 Mars 2021, le premier ministre Jean Castex a annoncé une sorte de troisième confinement de Schrödinger auquel plus personne ne comprend sincèrement plus grand chose.
Pour les étudiant.e.s il n'a pas eu un seul mot. Pas un seul. Ils et elles ont l'habitude. Pour les universités il s'est contenté d'un "rien ne change". Après tout, après les avoir accusés de tous les maux, après les avoir infantilisés et traités d'irresponsables, après leur avoir filé l'aumône de deux repas à un euro (aumône qui aura quand même nécessité un suicide et tant de tentatives pour qu'ils se décident enfin à voir la réalité nue), après avoir (r)allumé les incendies de l'islamo-gauchisme pour faire oublier ceux des gymnases qui brûlent, et maintenant que la ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche passe son temps à inaugurer des épiceries solidaires et des distributions alimentaires sur tous les campus et à s'en féliciter, le minimum, vous en conviendrez, était que rien ne change.
Rien ne change.
Rien ne change cela veut dire qu'il est toujours absolument impossible de tenir des cours en amphis, alors même que nous avons des amphis (et des groupes) qui nous permettraient de faire des cours à demi-jauge.
Rien ne change cela veut dire que la vaccination des étudiant.e.s et leur espoir de revenir à une vie qui en soit une s'éloigne à proportion des errances décisionnelles qui s'ajoutent aux impondérables de la chaîne logistique de vaccination et au refus de s'engager à faire du vaccin un bien commun.
Rien ne change cela veut dire que depuis maintenant plus d'un an et donc encore au moins jusqu'à la fin de cette 2ème année universitaire de confinement des étudiants et d'eux seuls à ce point là et depuis aussi longtemps que cela, les "autres" étudiants des classes préparatoires continuent de s'entasser dans les lycées en présentiel mais que les étudiant.e.s à l'université seront toujours les oublié.e.s.
Rien ne change cela veut dire que dès la semaine prochaine, des dizaines de milliers d'étudiants vont quitter l'université, pour partir en stage : stages de licence pro, stages de fin de DUT, stages de Masters, que les campus vont continuer de se vider, mais que "rien ne change" et que pour ces milliers là, qui ont derrière eux deux années universitaires fracassées et surtout deux années de vie confinée, pour ces milliers là l'angoisse de ne pas trouver de stage ou d'en trouver dans des conditions qui en sont à peine (télétravail) se surajoute à l'angoisse de ne pas avoir été formé correctement, de ne pas être prêts, de ne pas être à la hauteur.
Rien ne change cela veut dire qu'avant Septembre prochain les seules distributions gratuites de protections menstruelles gratuites promises par Frédérique Vidal sont les deux tampons qui pendaient aux oreilles de la subligne (c'est la contraction de sublime et de digne) Corinne Masiero sur la scène des Césars. En attendant Septembre et les distributeurs qui (ne) seront (pas) installés sur les campus ou qui le seront en nombre tout à fait insuffisant et indigne (je prends les paris quand vous voulez), les étudiantes ont heureusement le choix : continuer de se coller du papier toilette dans la culotte, faire la queue aux distributions alimentaires pour guetter et espérer quelques produits d'hygiène, ou continuer d'essayer d'en voler dans les grande surfaces.
Rien ne change cela veut dire que toujours aucun campus universitaire n'est équipé de systèmes de filtration d'air adaptés à la limitation de la diffusion par aérosolisation du virus, alors que tout le monde sait depuis plus d'un an que c'est la seule décision "bâtimentaire" logique à moyen et long terme si on veut pouvoir lutter contre cette épidémie … et surtout contre les suivantes.
Rien ne change cela veut dire qu'à ma connaissance il n'y a toujours aucun campus universitaire à l'entrée duquel on propose des putains de tests PCR lors même que depuis plus de 6 mois n'importe quel supermarché de province à sa tente de tests installée à l'entrée.
Rien ne change cela veut dire que l'idée d'un horizon vaccinal pour plus de 2 millions et demi de jeunes gens et de jeunes filles (si on se contente de celles et ceux ayant accès à l'université mais il faudrait bien entendu aller au-delà) cet horizon ressemble au scénario de la pièce la plus célèbre de Samuel Beckett "En attendant Godot".
Un an plus tard en effet rien n'a changé. Et ça fait chier.
Ce matin, exactement un an après, j'ai repris avec une nouvelle promotion de première année le cours que j'avais pour la première fois l'année dernière dû assurer entièrement en distanciel et que j'avais finalement décidé de faire sous forme de podcasts de 30 minutes. Un cours de culture numérique.
Rien ne change. On continue. On les évalue. Presque comme si de rien n'était. Les situations, bien sûr sont variables d'un campus à un autre. Et je peux affirmer sans fausse modestie et sans rougir qu'au regard des conditions actuelles, nos étudiantes et nos étudiants, toutes choses égales par ailleurs, ont énormément de chance d'être étudiant.e.s à La Roche sur Yon dans le département infocom avec la dizaine de collègues permanents mais aussi tous les vacataires qui continuent pour l'essentiel de répondre présent bien au-delà de ce qui peut se faire ailleurs et de ce qui serait exigible au regard de la manière dont l'université continue de les (mal)traiter et de les (mal)considérer. Mais même là, mais même nous. C'est compliqué putain. C'est compliqué.
Jeudi dernier j'ai fait un truc fou pour dire au revoir, avant qu'ils ne partent en stage, à une partie de mes 2èmes années. Je les ai convié.e.s à un goûter. On s'est mis dehors, plein air, plein vent, pleine bourre, et on a partagé un bout de brioche et des chocobons (on remettait le masque entre chaque bouchée, inutile de courir me dénoncer au ministère de la recherche des islamo-gauchistes bouffeurs de chocobons). Cela a duré moins de 30 minutes mais je crois – mon ego dût-il en souffrir – que c'est l'un des "cours" dont ils et elles se souviendront peut-être le plus dans quelques années ;-)
"Tu te souviens du "goûter" avec Ertzscheid avant qu'on parte en stage pendant les années de merde du Covid ?"
Si je vous en parle c'est parce qu'une nouvelle fois à cette occasion et dans les réunions qui ont suivi, ils et elles nous ont dit plein de choses qui sont en fait toujours la même chose : qu'il leur manquait le lien, qu'il leur manquait le soin. Avec leurs camarades bien sûr, mais aussi avec leurs enseignant.e.s. Et derrière leurs enseignant.e.s avec l'institution. Avec "l'université". Qui n'est pas maltraitante pour autant. Qui est juste ignorante. Parce qu'elle est dépendante. Dépendante d'un pouvoir et d'un ministère pour qui, quoi qu'il leur en coûte et quoi qu'ils en disent, les étudiant.e.s de l'université publique restent les derniers de leur putain de cordée.
Pourtant je vous assure que nous avons déployé des trésors d'énergie pour essayer de le maintenir, ce lien, pour essayer d'y être attentif, à ce soin. Mais il n'est pas d'énergie inépuisable. Et cela fait un an à temps complet que nous puisons dans nos ressources et dans nos énergies, imparfaites et inconstantes. Que nous y puisons "à moyens constants" hein. Parce qu'il ne faut clairement pas compter sur une quelconque forme de soutien, même symbolique, de notre ministère qui se torche avec nos vies minuscules comme Gargantua avec du duvet d'oie.
Alors voilà, c'était il y a un an. Un an déjà. C'est la deuxième année à l'université. Et rien ne change.
C'était il y a un an. Ils et elles venaient d'avoir 18 ans. Ils et elles étaient et sont toujours étudiant.e.s. Nos étudiant.e.s. Vivement qu'ils redeviennent presque insolents de certitudes. Pour l'instant, ils et elles sont vacillants d'incertitudes.
Merci à vous.
Continuez à vous battre.
Comme souvent, je suis touché par la noblesse de vos écrits.