L’université, le Covid et les salopards.

La crise a coûté cher. C'est en tout cas ce que certains essaient dès maintenant de nous expliquer lors même que nous serions en capacité de démontrer qu'à l'instar de l'épargne de (certain.e.s) français.e.s, il est des secteurs où la crise a aussi permis de faire des économies. 

De quoi suis-je en train de parler ? Je vous explique. 

Le prêtre et (nonobstant) président de l'université de Strasbourg, Michel Deneken, nouvellement réélu, vient de déclarer :

"Les années qui s’annoncent auront des conséquences en termes de coûts, de ressources humaines, de pédagogie. Nous ne pourrons revenir en présentiel à 100 %, ni à la rentrée prochaine ni dans un an." 

J'en suis tombé sur le cul. Littéralement. Parce que de deux choses l'une. Soit Michel Deneken est voyant en plus d'être prêtre et il est au courant que dans 2 ans l'épidémie sera toujours présente en nous contraignant à maintenir du distanciel, soit il est juste prêtre et libéral et considère que la marge économique doit passe avant l'intérêt des étudiants et la qualité de l'enseignement et que donc on s'en cogne de la situation sanitaire et épidémique et qu'on maintiendra du distanciel de toute façon parce que c'est moins cher. 

Je vous mets le passage intégral de la dépêche AEF.

Capture d’écran 2021-03-24 à 20.17.21

Quand on voit au quotidien à quel point ces deux années universitaires de confinement et de distanciel ont abîmé nos étudiant.e.s, il faut vraiment être un sacré putain de salopard pour oser affirmer que dans deux ans (!!) on ne reviendra toujours pas en présentiel à 100%, y compris quand cette crise sera passée, et ce parce que cette crise a coûté trop cher …

Qu'en plus de cela il s'agisse de la toute première déclaration à la presse (spécialisée) d'un président nouvellement réélu en dit long sur le cynisme du personnage. 

Depuis deux années universitaires bien saccagées sur tous les plans (enseignement, socialisation, emploi, insertion), toute une génération s'accroche avec une détermination et une abnégation fantastique et qui force l'admiration, toute une partie de cette même génération s'effondre aussi ou s'enfonce dans une résignation mortifère, mais en tout cas toute une génération cherche à distinguer un horizon qu'on leur fait à chaque fois reculer, faute de vaccins en nombre nécessaire. Toute une génération depuis deux années universitaires (ou une année de Bac et une d'université) n'attend qu'une seule et unique chose : pouvoir reprendre les cours en présentiel. Et là c'est un président d'université, et pas de l'une des moindres, qui leur annonce que de toute façon c'est mort. Que c'est mort pour la rentrée prochaine (Septembre 2021) et même pour la suivante (Septembre 2022), autant dire que c'est définitivement mort. Qu'il n'y aura jamais de reprise à 100% en présentiel.

"Les années qui s’annoncent auront des conséquences en termes de coûts, de ressources humaines, de pédagogie. Nous ne pourrons revenir en présentiel à 100 %, ni à la rentrée prochaine ni dans un an." 

Il faut vraiment être un sacré putain de salopard pour oser affirmer cela maintenant. 

Mais Michel Deneken n'est pas simplement un prêtre et un président, c'est aussi un éclaireur. Qui ouvre à la fois une voie et une brèche. Car bien sûr le projet du ministère est très exactement celui-là : se servir de cette crise comme d'un alibi pour continuer d'assécher le financement public des universités (cf le graphique ci-dessous publié par l'économiste Thomas Piketty), et pour déployer un modèle bien plus érectile pour la macronie et ses sbires, modèle que l'on appelle pudiquement "hybride" pour ne pas le nommer pour ce qu'il est : une privatisation ou à tout le moins une fracture. L'université freemium. A la carte. Tu veux des cours en présentiel ? Tu paieras plus cher. Ou tu iras ailleurs. C'est très exactement cela qui est en train de se jouer aujourd'hui avec la déclaration de Michel Deneken.

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Tout est prêt : on a déjà les hangars du distanciel low-cost avec les "campus connectés" que l'on nous vend comme une chance pour les jeunes des territoires reculés plutôt que de s'interroger sur la revalorisation des bourses et la mise à niveau du parc de logements sociaux qui leur permettraient de venir étudier sur d'authentiques campus dans de bonnes conditions ; on a déjà le business plan de la surveillance des examens avec les Orwell Tech ; on a déjà le comparatif des coûts de la licence Zoom multi-postes au regard de ceux de l'entretien des locaux. Et puis vous imaginez les économies d'échelle ? Un prof en Zoom pour 1000 ou 10 000 étudiants de L1 parqués chez eux sous la surveillance bienveillante de Proctor Exam ? Au moins ils et elles pourront bouffer les bonbons qui traînent sur les tables autant qu'ils veulent et ils n'iront pas nous mettre le feu à des gymnases. De tout façon on a même réussi à trouver (en cherchant bien hein) quelques étudiants qui avaient "bien vécu" cette expérience du distanciel et qui même "préféraient" le distanciel. Alors je vous confirme que ces étudiant.e.s existent. J'en connais personnellement une. Une sur les 150 que je croise régulièrement au cours d'une année universitaire. Tout est prêt vous dis-je. Sauf les gens bien sûr. Les gens il faut leur parler pour qu'ils comprennent bien. Parce qu'ils sont un peu cons, les gens. Un peu rétifs au changement, les gens. Alors on leur explique, aux gens. Avec le plus vieil argument moisi et tautologique qui soit en politique : "c'est la faute de la dette, il faut faire des économies." Cette fois c'est le tour de la dette du Covid. Voilà pourquoi vous comprenez :  

"Les années qui s’annoncent auront des conséquences en termes de coûts, de ressources humaines, de pédagogie. Nous ne pourrons revenir en présentiel à 100 %, ni à la rentrée prochaine ni dans un an." 

Vous noterez d'ailleurs la hiérarchie des conséquences : d'abord on s'occupe des coûts, puis des ressources humaines, puis éventuellement de la pédagogie, qui a l'indélicatesse obstinée de n'être qu'un coût. Un sacré putain de salopard oui. 

Inutile de toute façon d'aller argumenter sur le fond. On pourrait démontrer aisément que si cette crise a en effet "coûté" aux universités, elle leur a aussi permis d'économiser sur un certain nombre de postes et de lignes budgétaires. Et quand bien même la balance serait au final déficitaire, est-ce là une raison pour renoncer à ce que cette crise a permis de réaffirmer comme un essentiel à savoir l'impérieuse nécessité de la présence réelle à l'autre ? Michel Deneken affirme que oui. D'autres ne tarderont pas, j'en fais le pari, à tenir le même discours en y ajoutant simplement la dose de modération hypocrite selon le niveau de défiance et d'hostilité que cette déclaration initiale aura – ou non – déclenché. Car c'est bien sûr un ballon d'essai. Voyons voir comment les gens réagissent et nous aviserons de ce que nous pouvons leur dire sans le faire vraiment et surtout de ce que nous pouvons vraiment faire sans leur dire. 

Nous sommes en guerre contre tous ces salopards. Et cette guerre là, ne fait que commencer. Ils nous expliquaient avant-hier que la multiplication par 16 des frais d'inscription à l'université pour les étudiants étrangers allait doper l'attractivité de l'université française (mon cul), ils nous expliquaient hier que le problème c'était les bonbons qui traînaient sur les tables (mon cul), et ils nous expliquent aujourd'hui qu'on va garder du distanciel parce que ça coûte moins cher que le présentiel (mon cul). 

Pendant ce temps, sur un autre théâtre des opérations, le ministère entre deux inaugurations de succursales des restos du coeur sur les campus, claque un pognon de dingue dans des spots surréalistes (et mensongers) sur sa version totalement fantasmée de "la reprise" dans les universités. Tout y est : les campus qui n'existent pas reconstitués à base d'images de stocks, les cafés sur les tables en cours (blah blah !), les profs qui font cours sans masque (pookie !), et le découpage tellement taylorisé de cette "journée par semaine" en autant de minutes dont chacune doit pouvoir être exploitée à flux tendu dans cette quête Quichottesque de l'optimisation du temps si typique de l'horizon aveugle du libéralisme.

Capture d’écran 2021-03-24 à 20.49.01Les fameux profs du jour de retour à l'université qui en profitent pour prendre
et faire prendre un maximum de risques en faisant cours sans masque. Haha. 

Ce spot déclenche spontanément l'hilarité puis immédiatement un immense sentiment de colère et de lassitude pour quiconque à mis récemment les pieds sur un campus universitaire autrement que dans le cadre d'une visite officielle soigneusement préparée et dont tout ce et ceux qui contreviendraient à la communication gouvernementale auraient été préalablement expulsés.

L'essentiel est ailleurs. On a une rentrée à préparer. Et je peux vous assurer que dès que cette saloperie de virus aura disparu où que nous serons enfin collectivement vaccinés, cette rentrée se fera en présence. En proximité. A touche touche. 

2 commentaires pour “L’université, le Covid et les salopards.

  1. Dans son petit livre, De la démocratie en pandémie, Barbara Stiegler dresse ce même constat. Celui d’une “optimisation des flux pour réduire les stocks”, celui d’un “virage ambulatoire” universel qui a déployé une “stratégie numérique théorisée depuis les années 2000”, une conception néolibérale de l’éducation réduite à une consommation de contenus à distance individualisée et massifiée. Une éducation pour pas cher ! La réouverture, après la continuité pédagogique, n’a jamais vraiment eu lieu. “Ce virage numérique n’est pas du tout une improvisation du 17 mars, c’est un projet politique”, disait-elle sur France Culture https://www.franceculture.fr/emissions/la-grande-table-idees/comment-sengager-en-pandemie-avec-barbara-stiegler Dans son livre, elle rappelle qu’aucun moyen n’a été engagé pour réparer les dégâts pédagogiques du confinement ni pour lutter contre l’engorgement des locaux. Au contraire, c’est le virage numérique qui a été accéléré. Celui des licences Zoom (qui sont plus chères que ce que Zoom paye en impôt aux US), celui des “Zooms rooms” qui sont des investissements en dur “annonçant le caractère irréversible du virage”. Si on n’investit pas dans la ventilation, c’est bien que nulle part on ne souhaite le retour des étudiants… Michel Deneken ne fait que l’exprimer ouvertement.

  2. D’accord avec le constat, avec deux bémols toutefois : a) il faut avoir l’honnêteté de reconnaître que le niveau en français de nombreux étudiants de licence est consternant, et le Covid n’y est pour rien. Ils ont été « abîmés » par des décennies de pseudo-réformes catastrophiques (du primaire et du secondaire) dont on voit le résultat à l’Université… ; b) depuis de nombreuses années, en licence c’est la débandade dès la seconde ou la troisième séance de cours. Les étudiants ? Envolés. Alors le présentiel, c’est en effet essentiel… Encore faut-il que les étudiants inscrits dans un cursus donné respectent l’obligation d’assiduité à laquelle ils sont tenus. Et ceux qui disparaissent à cause d’obligations professionnelles écrasantes sont franchement une minorité. Alors le covid…

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