La biométrie, la Burqa et le kickban des Talibans ?

Le principe des régimes totalitaires et/ou intégristes comme celui des Talibans est d'obliger chacun à se dissimuler au regard, à baisser les yeux, à devenir et à se faire "discret", et dans un même temps à disposer d'une capacité et d'un pouvoir de scrutation le plus fin possible sur chacun de ses sujets à des fins discrétionnaires de répression politique et idéologique déléguée aux forces armées ou aux milices locales. 

Il s'agit de tout voir et de tout savoir tout en empêchant les gens de (tout) voir et de (tout) savoir, en les obligeant à fermer les yeux sur les exactions commises, et en les incitant à dénoncer (et donc à observer) leurs voisins qui ne se conformeraient pas aux pratiques recommandées par le régime.

Comme cela est théorisé depuis longtemps sans hélas avoir besoin d'aller chercher très loin dans l'histoire ou dans la géographie, il n'est pas de Big Brother sans Little Sisters. 

La burqa et la biométrie.

Burqa. La burqa est l'un des symboles de l'asservissement contraint des femmes afghanes. Sans entrer dans aucune forme de considération religieuse (je n'ai aucune compétence pour le faire), on s'accordera simplement à constater que ce vêtement est l'incarnation de l'ambivalence au coeur de ces régimes totalitaires de scrutation : car il permet à la fois de dissimuler et de se dissimuler, de voir sans être vu. Cette ambivalence a d'ailleurs été utilisée dans nombre de fictions notamment cinématographiques pour ce renversement narratif qu'elle permet. La burqa c'est l'injonction d'un dogme sclérosé à se soustraire au regard, mais c'est aussi de manière parfaitement symétrique la (dé)monstration aux yeux de tous de ce qui ne doit pas être vu et doit être à la fois infériorisé aux yeux des autres et intériorisé par celles qui la portent.

Biométrie. Dans le sillage de la prise de pouvoir des talibans en Afghanistan, The Intercept nous apprend qu'ils ont "saisi des dispositifs biométriques militaires américains qui pourraient aider à identifier les Afghans qui ont aidé les forces de la coalition." Des dispositifs d'un programme baptisé "HIIDE" (Handheld Interagency Identity Detection Equipment) et qui selon des porte-parole de l'armée américaine pourraient contenir des données sensibles permettant aux talibans de traquer des opposants ou de simples auxiliaires occasionnels des troupes de la coalition. Le Pentagone avait en effet pour projet de ficher 80% des Afghans à des fins de lutte antiterroriste.

"Les dispositifs HIIDE contiennent des données biométriques d'identification telles que des scans de l'iris et des empreintes digitales, ainsi que des informations biographiques, et sont utilisés pour accéder à de grandes bases de données centralisées. On ignore quelle proportion de la base de données biométriques de l'armée américaine sur la population afghane a été compromise." (The Intercept)

[Mise à jour du vendredi soir] Fabrice Epelboin sur Atlantico évoque la possibilité que les services américains puissent en désactiver l'essentiel des fonctionnalités à distance. Nous verrons. [/Mise à jour] 

Nous parlons d'un pays dans lequel depuis 20 ans, même au prix d'une misère toujours très grande et d'une corruption l'entretenant avec cynisme, une nouvelle classe moyenne a émergé et où, là-bas comme ailleurs, la technologie a également fait son entrée, essentiellement d'ailleurs via les téléphones portables. Dans un tel régime, chaque smartphone devient une documentation de preuves à charge et nombreux sont les récits expliquant comment les afghans "purgent" et nettoient en urgence l'ensemble des photos mais aussi des musiques et des contacts contenus sur leurs téléphones pour ne pas s'exposer à des représailles ou à des condamnations.

Reuters explique également que nombre d'Afghans craignent de ne pas pouvoir échapper à ces bases de données biométriques et ne peuvent rien faire d'autre qu'effacer leurs différents historiques (de navigation, d'appels, etc.) sur leurs téléphones portables. Dans leur "effort" pour moderniser l'Afghanistan, les américains et les troupes de l'OTAN ont en effet "poussé" les technologies biométriques (empreintes digitales, scans rétininiens), y compris "les cartes d'identité numériques et des données biométriques pour le vote". On mesure à quel point ces données, plus que sensibles, peuvent aujourd'hui se retourner contre les afghans les ayant utilisé, que cette utilisation ait été faite de bonne foi, sous la contrainte ou faute d'alternative.  

Toujours dans la dépêche Reuters, on apprend également que des ONG comme Human Rights First ont traduit en Farsi des guides d'activistes numériques expliquant comment effacer ses historiques, nettoyer son téléphone de données sensibles et tenter d'échapper aux technologies de surveillance (caméras de vidéo-surveillance essentiellement). Mais pour les données déjà collectées, traitées, et engrammées numériquement, il est trop tard. C'est ainsi que quelques heures après la prise de Kaboul : 

"Les talibans ont commencé à faire du porte-à-porte à la recherche de responsables gouvernementaux, d'anciens membres des forces de sécurité et de personnes travaillant pour des organisations étrangères à but non lucratif, a déclaré lundi un utilisateur de Twitter appelé Mustafa, ajoutant que les maisons des journalistes étaient également fouillées. Une habitante de Kaboul a déclaré dans un message privé qu'elle avait entendu parler d'inspections de porte à porte, et que les militants islamistes utilisaient une "machine biométrique"." (Reuters)

On entend souvent les militants des libertés numériques de nos démocraties occidentales alerter sur les dangers de la biométrie et du vote électronique. Et on les entend souvent être moqués ou caricaturés dans des postures rétrogrades (souvenez-vous des Amish …). Ils et elles rappellent pourtant sans trêve ni relâche que même si jusqu'ici tout va bien (ou à peu près), ces outils et technologies biométriques ont toujours et toujours nécessairement vocation à devenir les alliés objectifs de régimes autoritaires si ceux-ci parviennent à accéder au pouvoir et y compris dans la facilitation de leur lutte pour y parvenir.

C'est aussi ce que je rappelais dans cet excellent bouquin toujours en vente à un prix tout à fait dérisoire chez un remarquable éditeur "Le monde selon Zuckerberg : portraits et préjudices" : 

"Près de la moitié de l’humanité vit aujourd’hui dans des régimes pour qui le numérique n’est qu’un allié objectif de la surveillance, du contrôle et de la répression. Un outil de l’arbitraire au service des autocrates et des dictateurs en place. À chaque fois qu’une structure de gouvernance se trouve défaillante sur le plan des libertés publiques, le numérique s’affirme comme une possibilité inégalée de coercition."

Y compris dans des régimes idéologiquement (et officiellement) hostiles à la technologie et à ses possibilités. Bien sûr les Talibans n'ont jamais eu besoin de la biométrie pour faire régner un régime de terreur et d'arbitraire. Mais elle est incontestablement un outil de plus dans la panoplie de la terreur et de l'oppression. L'alliance objective et mortifère de la biométrie et de la burqa. Soient les incarnations, moderne et ancienne, d'une même forme d'oppression par le contrôle de la mise en visibilité des corps et des déplacements dans l'espace public. 

Dans le même temps, les talibans eux-mêmes se sont équipés et maîtrisent un certain nombre de technologies. Comme pour la plupart des organisations terroristes, la technologie est aussi une arme de guerre ou de propagande qu'il s'agit de maîtriser. Sans oublier le contrôle des ressources naturelles nécessaires à ces technologies.

Le pays du lithium.

L'une des principales richesses de l'Afghanistan se trouve dans ses gisements de lithium, ce métal rare notamment utilisé dans les batteries des voitures électriques et … les smartphones. C'est ainsi qu'avec cynisme un régime "officiellement" hostile à la technologie et exerçant une emprise de surveillance stricte sur sa population, dispose des ressources naturelles nécessaires à la fabrication des régimes flous de surveillance en occident et dans la majeure partie du globe. Cette ressource stratégique est, avec l'espoir du maintien d'un équilibre dans la région et les pays limitrophes, probablement l'autre grande raison géopolitique de l'affirmation immédiate par la Chine de son maintien des relations diplomatiques avec le régime des Talibans, et un argument qui jouera aussi dans les choix futurs des pays occidentaux de reconnaître, ou non, le régime Taliban comme un interlocuteur de plein droit plutôt que comme une simple organisation terroriste. 

Kickban the Talibans ?

WhatsApp est une application très largement utilisée en Afghanistan, un pays où les installations et lignes téléphoniques sont la plupart du temps au mieux dysfonctionnelles, ou trop chères, ou trop absentes. Il semble que tout au long de leur prise de pouvoir à l'échelle de l'ensemble du pays, et ce depuis plusieurs semaines, les Talibans aient beaucoup utilisé l'application pour entrer en contact avec notamment les chefs de villages et les informer de leur avancée ou de leur arrivée prochaine.

Au cours de la prise de Kaboul le Washington Post documente le fait qu'un groupe Whatsapp fut utilisé par les Talibans pour contrôler l'installation dans la capitale afghane : 

"Dans des messages apparemment distribués aux habitants de Kaboul via le groupe de messagerie WhatsApp, le groupe a proclamé que "nous sommes en charge de la sécurité de Kaboul". Les messages énuméraient des numéros de téléphone dans divers quartiers que les citoyens devaient appeler s'ils étaient témoins de problèmes tels que des pillages ou un comportement "irresponsable" de la part d'individus armés."

Groupe que Facebook (maison mère de WhatsApp) décida finalement de fermer en gros une semaine après sa mise en place, ce qui donnera lieu à cet échange surréaliste lors d'une conférence de presse organisée par le régime des Talibans : 

"De leur côté, les talibans ont critiqué Facebook au sujet de la liberté d’expression, lors de leur première conférence de presse, diffusée en ligne mardi. Interrogé sur le respect de ce droit humain, le porte-parole des talibans, Zabihullah Mujahid a répondu que "la question devrait être posée à ceux qui assurent être les garants de la liberté d’expression mais qui n’autorisent pas la publication de toutes les informations. L’entreprise Facebook, c’est à eux qu’il faut poser la question".

De manière désormais "habituelle" et même rituelle, qu'il s'agisse de périodes électorales, de zones de conflit ou des deux à la fois, d'organisations terroristes ou de partis politiques légitimes, WhatsApp notamment mais l'ensemble des applications de messagerie du "Dark Social" jouent un rôle majeur et déterminant dans les stratégies de mobilisations comme dans celles d'influence et de désinformation. Cela avait notamment été montré et démontré au Brésil dans la campagne de Bolsonaro en 2016 mais également en Inde dès 2014, et dans tout un tas d'autres pays et circonstances. Auxquelles s'ajoutent donc désormais la prise de l'Afghanistan par les talibans.

A l'occasion de cette crise internationale, se repose donc une nouvelle fois avec acuité la question du rôle et la place des grands médias sociaux dans ces conflits. Pour le dire simplement, il s'agit pour les plateformes sociales, de déterminer si tel ou tel régime ou groupe accédant au pouvoir est considérée – ou non – comme une organisation terroriste. Et d'arbitrer (ou d'ajuster) ensuite leurs CGU en fonction de ce critère initial. La plupart des "grandes" plateformes étant américaines, ce sont donc les Etats-Unis qui "décident" théoriquement de la licéité de l'expression publique de ces organisations sur ces plateformes. Et de fait, si Facebook a fait le choix de fermer le groupe WhatsApp mis en place par les Talibans, il l'a fait en expliquant

"Nous sommes obligés de nous plier aux lois américaines sur les sanctions. Cela inclut l’interdiction de comptes qui se présentent comme des comptes officiels des talibans.

Nuance importante : la référence indique les "lois américaines sur les sanctions" (contre un état) mais pas le classement des talibans afghans par les États-Unis en tant qu'organisation terroriste. Pour la simple et bonne raison qu'à la différences des talibans du Pakistan, les talibans afghans ne figurent pas sur cette liste. Et s'ils n'y figurent pas c'est parce que depuis avant les accords de Doha (voir plus bas), l'administration Trump puis celle de Biden ont fait en sorte de permettre que dans la perspective du retrait des troupes et donc de l'accession au pouvoir des talibans, ils puissent être reconnus comme une force gouvernementale avec laquelle traiter. La situation est donc aujourd'hui la suivante comme décrite par le Washington Post

"Si le département d'État a désigné les talibans pakistanais comme une organisation terroriste étrangère, il n'a pas appliqué la même étiquette aux talibans afghans. Les talibans afghans figurent toutefois sur la liste des entités sanctionnées par les décisions de l'Office of Foreign Assets Control (OFAC) du département du Trésor."

Soit une sanction (pour l'instant) économique (département du trésor) mais pas politique (département d'Etat). Mais dans la vie géopolitique des médias sociaux, rien n'est jamais simple. Car il existe bien sûr aussi des comptes "non-officiels" des talibans. Qui peuvent donc rester en ligne. Et sur d'autres plateformes, Twitter notamment, même s'il s'agit de comptes officiels mais que ceux-ci ne contreviennent pas aux CGU (conditions générales d'utilisation) et ne font donc pas, entre autres, l'apologie de discours de haine ou du terrorisme, ces comptes peuvent alors être maintenus ouverts et accessibles. 

C'est par exemple le cas de celui du porte-parole des talibans, Zabihullah Mujahid, qui s'exprime au travers de ces deux comptes Twitter :

  • Zabehulah_M33 où il se présente comme "Official Twitter Account of the Spokesman of Islamic Emirate of Afghanistan, Zabihullah Mujahid" et qui comporte ce jour 326 000 followers et a été créé en Avril 2017.
  • SuhailShaheen1 décrit dans sa bio comme "Member of Negotiations Team and Polit. Office Spokesman for International Media(English)" et qui comporte 368 000 followers et a été créé en Février 2019.

Les conservateurs américains n'ont bien sûr pas tardé à interpeller Twitter (et Facebook également) sur le fait qu'ils avaient banni Donald Trump mais laissaient s'exprimer les Talibans. Ce à quoi Twitter à répondu que Trump avant depuis de longues années et de manière répété enfreint les règles de la plateforme, et que ce n'était pas le cas des comptes du porte parole taliban. Oui je sais. "It's complicated." Et les talibans d'aujourd'hui, dont les représentants n'ont, sur le plan de l'approche technologique et médiatique au moins, plus grand-chose à voir avec ceux d'il y a 20 ans, ont "une utilisation sophistiquée de la pratique des médias sociaux qui leur permet de n'enfreindre que très rarement leurs règles". Par ailleurs l'ensemble des plateformes, Twitter y compris, ferment en permanence des comptes affiliés ou apparentés aux talibans dans la mesure où ces comptes enfreignent clairement leurs CGU (comme ce fut le cas par exemple de @RealTalibanNews).

Alemarah.com : camp de base numérique taliban depuis 16 ans.

Le "camp de base" web de l'organisation talibane c'est le site Alemarah.com et ses différentes déclinaisons (alemarah.org, alemarahpashto.com, etc.). Sites inaccessibles et bloqués en France par les fournisseurs d'accès : 

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Oui je sais, je suis au courant mais bon, disons qu'ils sont inaccessibles en première intention.

On peut cependant, même sans utiliser des techniques de hacker de cour d'école, voir via Internet Archive à quoi ressemblait en 2016 par exemple, le site "alemarah-english.com"

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Ce site racine dans sa déclinaison en Pachto (alemarahpashto.com) est notamment mentionné en lien principal depuis le compte Twitter de Zabihullah Mujahid (Zabehulah_M33) que j'évoquais plus haut.

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Le nom "alemarah" (al-amarah) signifie "principauté" (au sens "d'état") ou "émerat" (singulier de "émirats") et il est interprété comme un synonyme "d'état islamique" sans qu'il soit besoin de le préciser auprès de son auditoire (merci aux copains et copines arabophones de Twitter pour le coup de main, notamment Yosra Ghliss, Marc Jahjah et Victor Salama). 

La bannière du site alemarahpashto.com (qui reste visible via une recherche Google) indique : "le site Web officiel de l'émirat islamique d'Afghanistan", soit exactement la même bannière que celle du site alemarah-english.com en 2016 déjà évoqué plus haut ("Islamic Emirate Of Afghanistan")

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Le nom de domaine "alemarah" est utilisé depuis très longtemps par les talibans dans une "stratégie média" très très minimale et sans aucune commune mesure avec – par exemple – les moyens et stratégies déployés par Al-Qaïda, comme l'expliquait en 2007 un analyste du ministère de la défense du Royaume-Uni. Cet analyste, Tim Foxley, tient aujourd'hui un blog consacré à l'Afghanistan. Les choses ont bien sûr changé depuis, et c'est tout l'objet de l'article que vous êtes en train de lire que d'essayer de l'expliquer.

Un petit tour par le Whois (la base de données qui contient les dates de création des différents noms de domaine et les "contacts" des personnes ou sociétés les administrant), nous apprend que si le domaine "alemarah.com" a été déposé et créé le 30 mars 2005, en revanche "alemarahpashto.com" date du 21 Juillet 2020, soit moins de 6 mois après la signature de l'accord de Doha par Donald Trump (29 février 2020) et donc un an avant l'arrivée au pouvoir des talibans. La temporalité de la création et du dépôt de ce nom de domaine, permet d'attester conformément à ce que plein de journalistes spécialisés expliquent aujourd'hui, que la vraie reconquête de l'Afghanistan et sa bascule dans un émirat islamique est "actée" et considérée comme telle par les Talibans depuis déjà un an. 

Pour rappel, l'accord de Doha actait le retrait des troupes américaines en échange d'un engagement des talibans à ne pas planifier ou mener des actions qui menaceraient d'ici là la sécurité des États-Unis. Un accord de dupe comme l'explique très bien Mediapart

"En décembre 2018, lorsque Donald Trump a décidé (…) de retirer toutes ses troupes, dont 7 000 hommes tout de suite, les talibans ont rapidement compris qu’il était tellement pressé que le rapport de force allait tourner en leur faveur. Dès lors, le négociateur américain (…) s’est retrouvé dos au mur.  (…) Après l’intervention impromptue de Trump, les talibans ont immédiatement inversé l’ordre des conditions (…) Ils ont soumis les deux premières à un accord préalable de retrait total et rapide des troupes étrangères. Dès lors, il ne s’agissait plus de négociations de paix mais portant sur un retrait des troupes étrangères. L’accord final n’engage les talibans à presque rien, seulement à ne pas attaquer les troupes sur le départ et à ne pas commettre d’actes de terrorisme contre l’Amérique. Il leur permet aujourd’hui de dire que le cessez-le-feu n’est qu’un sujet parmi d’autres et non une priorité. En même temps, ils ont toujours rappelé sur leur site officiel La Voix du djhad qu’ils continueraient leur guerre sainte jusqu’à la chute de Kaboul et la création d’un émirat islamique."

Dans l'histoire de leur mouvement, les talibans ont à peu près tout essayé des plateformes technologiques à leur disposition, avec des stratégies, des fortunes diverses. Ils avaient ainsi, en 2016, tenté de lancer une application (également baptisée Alemarah), et étaient même récemment encore présents sur le très "hype" réseau ClubHouse. Il est clair qu'ils ont aujourd'hui une approche et une stratégie média bien plus réticulaire et massive qu'il y a 20 ans, et ce indépendamment de la place de la technologie dans la doctrine religieuse sclérosée qu'ils tentent de défendre et d'imposer.

 Alors, ban ou pas ban les talibans ?

Pour résumer et au moment où j'écris cet article (20 août 2021), voilà la doctrine des principaux médias sociaux sachant que les grandes puissances occidentales attendent de voir si le gouvernement que constitueront les talibans sera "inclusif" (pour reprendre les mots de notre inénarrable ministre Le Drian) et s'il peut donc être reconnu – ou non – comme un interlocuteur légitime. La Chine a déjà fait le choix de le reconnaître comme légitime. 

Dès lors trois positions de dessinent chez les grandes plateformes sociales

Les alignées.

Facebook se pliera à la doctrine des Etats-Unis pour décider d'autoriser ou non des comptes et des pages officiels de talibans. Facebook attend également pour décider si les comptes et pages officielles de l'état Afghan (de fait désormais alimentées et administrées par les mêmes talibans) doivent être supprimées ou maintenues.  Facebook précise en outre que pour concernant les "contenus" et indépendamment des comptes et des pages, il dispose de modérateurs maîtrisant le Dari et le Pachto, les 2 langues officielles de l'Afghanistan. C'est a priori assez incohérent avec le positionnement de la firme qui avait jusqu'ici toujours indiqué ne pas vouloir "faire de politique" sur sa plateforme (c'est à dire à ne pas décider de ce qui est bien ou mal sur des sujets de société) comme prétexte pour laisser n'importe qui dire n'importe quoi (vieux débat entre Free Speech et Free Reach). Mais il y eut la "jurisprudence" Donald Trump et son bannissement, qui a clairement marqué un tournant et qui peut, au moins en partie, expliquer aujourd'hui pourquoi Facebook "s'abrite" derrière ce que seront les décisions du département d'Etat avant de statuer définitivement, et se veut en même temps très proactif pour suivre celles du département du Trésor.

WhatsApp (propriété de Facebook) ferme pour l'instant tout compte officiel Taliban. Mais tous les autres (non-officiels) restent ouverts et (très) actifs. 

Les non-alignées.

Twitter assume son côté punk en la matière, et indique simplement qu'il s'en tient à l'application stricte de ses CGU : si les comptes les respectent, ils restent en ligne, sinon, président des Etats-Unis ou taliban, c'est kickban. L'avis du département du Trésor ou du département d'État ? Rien à secouer.

Les non-alignées mais alignées un peu quand même.

YouTube (propriété de Google) déclare que, comme Twitter, qu'il se contente d'appliquer ses CGU sans être (à la différence de Facebook) spécifiquement "proactif" pour les comptes des Talibans. Mais il indique aussi, comme Facebook cette fois, qu'il suit les conseils des gouvernements pour définir les organisations terroristes étrangères. Et que pour l'instant les talibans afghans n'y figuraient pas. Et que donc tant qu'ils n'enfreignent pas les CGU … Mais il indique également (bah oui …) que de toute façon il n'a jamais accepté les comptes affiliés aux talibans. Toutes ces affirmations n'ont donné lieu jusqu'ici à aucun communiqué de presse officiel de la firme (à ma connaissance). Il s'agit donc clairement d'une stratégie de communication visant à raconter un peu tout et son contraire avec un niveau de flou suffisant pour ne pas prêter le flanc à une critique d'interventionnisme outrancier ou au contraire de passivité condamnable.

Mais grosso modo, à la différence de Facebook qui s'appuie sur la doctrine économique (département du Trésor) classant les talibans afghans comme terroristes pour être proactif dans le blocage, Youtube s'appuie sur la doctrine politique (département d'Etat) ne les considérant pas comme une organisation terroriste pour ne limiter ou bloquer aucun compte tant qu'il respecte ses CGU.

On est donc quelque part entre "It's complicated" et "Business As Usual" 🙂

L'alliance de la carpe de l'extrême-droite et du lapin taliban.

Pour être aussi complet que possible, il faut également mentionner comme le fait le site Politico, que l'extrême-droite américaine est en train de reprendre et de pousser dans ses propres réseaux des arguments du régime taliban, notamment sur la question de la place des femmes et de la communauté LGBTQ+ : 

"In encrypted Telegram channels and sites like 4Chan, which is home to a burgeoning far-right community, many feted the Taliban for overthrowing liberal ideals and pursuing an anti-feminist and anti-LGBTQ+ agenda that they would like to be replicated in the U.S. and Europe. “Are we sure the Taliban are the enemy?” one Telegram user commented on a video of a militant berating Facebook for its supposed online censorship."

Cela leur permet également de continuer à soutenir Trump en attaquant la politique de Biden, jugée trop faible et trop lâche (alors même qu'elle n'est que le résultat et la continuité de celle engagée par Trump).

En France, on commence également à observer des groupes radicaux antivax, souvent affiliés à Civitas et/ou à l'extrême-droite qui, pour l'instant de manière sporadique, affichent un soutien aux talibans (ou un refus de les condamner) parce … qu'ils refusent la vaccination. 

Que retenir de tout cela ?

Zeynep Tufekci (qui a tout comme moi un excellent éditeur en France 😉 explique remarquablement depuis 2014 "qu'internet a facilité l'organisation des révolutions sociales mais en a compromis la victoire." Il faut aujourd'hui acter qu'à l'échelle géopolitique des bouleversements en cours sur tous les continents y compris le nôtre, "internet" joue un rôle déterminant et "facilitant" dans l'accession au pouvoir de tous les populismes, de tous les fondamentalismes et de toutes les oppressions. Ce qui, d'ailleurs, n'est pas contradictoire avec la conclusion de Zeynep. A ceci près, et ce n'est pas rien, qu'au lieu d'en compromettre (ensuite ou de manière intrinsèque) la victoire, il y contribue grandement. 

"Internet" ne signifiant pas grand-chose, précisons. Il existe aujourd'hui "sur internet" trois grands types de ce que nous qualifierons de "milieux" (au sens où l'on parle d'un "milieu naturel", d'un "milieu aquatique", etc.) Trois milieux dans lesquels les interactions, les logiques de "fluide" et de percolation informationnelle et sociale sont radicalement différentes. Ces trois milieux sont les suivants : 

  • le web (blogs, sites web, forums, etc.)
  • les grandes plateformes (qui elles-mêmes disposent d'ailleurs de logiques de percolation différentes) : GAFAM et écosystèmes leurs appartenant (Youtube, Instagram, etc.) 
  • le Dark Social : les messageries privées instantanées – Messenger, WhatsApp, Telegram, etc. (dont certaines appartiennent d'ailleurs à de grandes plateformes)

[Nota-Bene] J'ai juste un (petit) souci méthodologique pour ranger Twitter dans ces 3 catégories, et même si ce n'est pas entièrement satisfaisant, je vais choisir de le classer dans le web puisqu'il ne dispose pas d'une fonction de messagerie "détachable", qu'il n'appartient à aucun GAFAM et qu'il dispose d'un accès public ne nécessitant pas de disposer d'un compte. Bref. [/Nota-Bene]

Que l'on parle donc du web, des grandes plateformes ou du Dark Social, ces trois milieux ont en effet facilité l'organisation des révolutions sociales mais en ont également compromis la victoire. Soit car ils ont été infiltrés par les régimes en place (Dark Social), soit parce que les plateformes se sont alignées (principalement pour des raisons économiques) avec les régimes en place (souvenez-vous des printemps arabes), soit parce que comme tout milieu totalement "ouvert" (le web) cela a permis aux régimes en place de disposer d'une cartographie claire de ses opposants et de leurs arguments pour mener (dans le meilleur des cas) des opérations de désinformation.

Dans le cas des révolutions sociales et politiques, "le web" joue un rôle éminent de publicitarisation, d'installation dans l'espace et le champ public. Les grandes plateformes jouent, elles, un rôle de viralisation. Et le Dark Social joue un rôle éminent de coordination

Publicitarisation, viralisation et coordination sont les trois particularismes de chacun de ces milieux qui font "internet" et ont permis et permettront encore, de faciliter l'organisation des révolutions sociales tout en en compromettant la victoire. 

De manière un peu plus "fine", chaque milieu n'est bien sûr pas assigné à un seul de ces trois particularismes : le web (via les forums et les blogs notamment) peut aussi jouer un rôle de viralisation et de coordination ; les grandes plateformes peuvent aussi jouer un rôle de publicitarisation et de coordination (on en a eu l'exemple évident avec le mouvement des Gilets Jaunes) ; et les Dark Social peut aussi jouer un rôle de publicitarisation et de viralisation (l'exemple des élections au Brésil ou en Inde est à ce titre exemplaire). 

Mais le fait que chacun des trois "milieux" puisse jouer les trois rôles n'empêche pas que chacun d'entre eux dispose d'un rôle et d'une fonction dominante. Publicitarisation pour le web, viralisation pour les grandes plateformes, coordination pour les messageries instantanées. Afin d'être – je l'espère en tout cas – aussi clair que possible, je vous livre ci-dessous une représentation "graphique" qui n'a rien de quantitatif et ne repose sur aucune donnée mesurable mais indique simplement ce que me semblent être, aujourd'hui, les équilibres entre chaque dynamique et ce pour chacun des trois milieux. 

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En gros donc, le web ne permet qu'à la marge de coordonner et de viraliser et sa fonction centrale et principale est de rendre public. Les plateformes ont un rôle central dans la viralisation (disons pour moitié) mais permettent aussi de manière très significative d'activer des logiques de coordination et de publicitarisation. Enfin le Dark Social est le milieu qui présente l'équilibre le plus "stable". Même s'il se centre sur la question de la coordination, lorsqu'il peut jouer en conjonction avec les deux autres milieux, il est également par nature autant que par fonction, capable de mobiliser à lui seul et à part égale les fonctions de publicitarisation, de viralisation et de coordination.

Ce constat étant posé, il permet d'entrevoir l'une des raisons pour lequelles les révolutions sociales émancipatrices sont facilitées par internet puis rapidement compromises, et pourquoi, à l'inverse, les révolutions sociales ou politiques aliénantes ou rétrogrades sont facilitées mais … rarement ensuite compromises par le même "internet". C'est précisément parce que dans le second cas, elles s'appuient essentiellement et parfois presqu'exclusivement sur les dynamiques du Dark Social qui est le plus organiquement et technologiquement "complet" pour jouer à la fois sur les 3 volets (rendre visible, rendre viral, rendre coordonné) et qui est le seul à nécessiter des stratégies élaborées (tant que le plan technique – hacking – que sur le plan social – infiltration) pour y mener des actions de surveillance ou de contre-espionnage.

Bien entendu, le monde n'est pas binaire et l'approche que je développe ici en conclusion ne vise pas à expliquer que les "bonnes" révolutions seraient toujours compromises par internet alors que les "mauvaises" le seraient au contraire rarement. L'histoire des peuples, des révolutions, et des médias qui en rendent compte et les accompagnent est bien trop complexe et dynamique pour vouloir l'enfermer ou la résumer à cette binarité artificielle. Le seul avantage de ce cadre d'analyse (j'espère en tout cas) est qu'il nous permet, dans le cas des talibans comme sur d'autres terrains géopolitiques, d'expliquer et d'illustrer la part ambivalente de chacune de ces technologies et de ces "milieux", mais également un certain nombre d'invariants qu'il faut continuer à investiguer et à interroger. D'autant que … 

"Près de la moitié de l’humanité vit aujourd’hui dans des régimes pour qui le numérique n’est qu’un allié objectif de la surveillance, du contrôle et de la répression. Un outil de l’arbitraire au service des autocrates et des dictateurs en place. À chaque fois qu’une structure de gouvernance se trouve défaillante sur le plan des libertés publiques, le numérique s’affirme comme une possibilité inégalée de coercition." in Le monde selon Zuckerberg : portraits et préjudices, C&F Editions, Septembre 2020, 112p.

2 commentaires pour “La biométrie, la Burqa et le kickban des Talibans ?

  1. Bonjour Olivier,
    Une petite coquille, le DNS ne signifie pas nom de domaine. C’est simplement le système d’adressage des noms de domaines en adresses informatique (ip principalement.
    Comme d’habitude un excellent papier

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