Mark Zuckerberg vient d'annoncer, en partenariat avec Ray-Ban la sortie de lunettes connectées au prix d'entrée de 299 dollars. La première fois que l'un des GAFAM avait eu l'idée de lunettes connectées, c'était Google avec les Google Glass (annoncées en 2012, sorties en 2013, oubliées en 2014 et arrêtées en 2015). Clairement et pour plein de bonnes raisons, les gens n'étaient pas prêts. Les Google Glass rejoignirent donc le cimetière déjà bien rempli des services et applications de la firme. Je vous avais à l'époque raconté les principaux enjeux et dangers de ces lunettes connectées : "Google Glasses et lunette Rank : l'Homme interfacé."
Avec une focale plus large, les lunettes connectées font partie de l'une des nombreuses mutations de l'environnement web, mutation que j'ai décrite comme étant celle du World Wide Wear. Celui de notre corps devenue le premier support de l'interface, avant de n'être plus, lui-même, qu'une interface.
What The Fuck Glass ?
Sur la forme, la vidéo de présentation des lunettes connectées de Zuckerberg dure 9 minutes et elle est vraiment … super chelou. Le Zuck a toujours l'air d'un androïde sous extasy récitant un script tout claqué ; et son acolyte de chez RayBan débite avec un accent angoissant et sans jamais ciller un argumentaire de brochure commerciale rédigé par un stagiaire sous acide qui ne fait même pas semblant d'essayer d'être autre chose.
Sur le fond les "Ray-Ban Stories" (c'est leur nom) sont donc des lunettes connectées qui permettent de prendre des films et des photos et c'est tout. En appuyant sur un bouton positionné sur la branche. Comme dans un film d'espionnage des années 1970. C'est tout. Bon d'accord on pourra aussi écouter de la musique (via des hauts-parleurs intégrés) et répondre au téléphone. Alleluia. Les lunettes sont aussi équipées de commandes vocales. Hier on parlait à son téléphone et à ses tablettes, aujourd'hui on parle à ses lunettes, demain on parlera peut-être à nos slips.
Souriez vous êtes filmés.
(image extraite de la vidéo promotionnelle des Ray-Ban Stories)
L'argumentaire marketing se résume à expliquer qu'on pourra faire tout ça "while staying in the moment." Zuckerberg qui nous vend du Métavers en carton d'un côté, nous annonce de l'autre à quel point il tient à ce qu'on profite du réel tout en recevant des appels depuis ses lunettes. On dirait un script de SF imaginé par Kubrick, scénarisé par les Monthy Python mais réalisé et produit par Max Pécas. D'autant qu'il paraît que les lunettes seront garanties comme une "ads-free experience", comprenez que Facebook ne se servira pas de ce que vous filmerez, photographierez ou écouterez pour personnaliser vos pubs Facebook. Ce qui est à peu près aussi crédible que si Eric Zemmour annonçait qu'il allait épouser Cédric Herrou.
Au pays de la vie privée, les lunettes de Facebook sont aveugles.
En ce qui concerne le Privacy Bullshit, les choses n'ont pas traînées. On se rappelle que feu les Google Glass avaient notamment été rejetées car rien ne permettait de savoir si celui qui les portait était un non en train de (nous) filmer. Facebook a donc mis une petite diode blanche qui s'allume quand on filme ou photographie, mais qu'un bout de scotch suffit à masquer. Ce qui, toujours selon Facebook, n'est pas conforme aux CGU. Je répète : coller un scotch pour masquer la diode est contraire aux CGU. On est prié de s'en satisfaire en termes de garanties pour la protection de la vie privée. Ah non j'allais oublier, Facebook déconseille aussi de se servir de ces lunettes aux toilettes (sic), dans les vestiaires ou chez le docteur, et bien sûr il est recommandé de ne pas les utiliser quand on conduit (sic). Là encore le comique de situation le dispute à l'anecdotisation des régimes de surveillance sur la balance du foutage de gueule.
Les garanties proposées par Facebook en terme de vie privée [riez ici]
Mais alors pourquoi (vous) en parler ? Et bien parce que ces lunettes connectées s'inscrivent dans la stratégie des grandes firmes technologiques qui se positionnent toutes peu ou prou comme autant d'équipementiers de nos vies connectées. Smartphones, montres, lunettes, vêtements, et un jour probablement notre peau elle-même, les interfaces se rapprochent toujours davantage de notre corps. World Wide Wear. Ces breloques modernes jouent exactement le même rôle que les parures corporelles du paléolithique :
"Les parures, et plus généralement les décorations corporelles, s’apparentent à une technologie de l’information, permettant de transmettre des informations d’ordre social sur celui ou celle qui les porte."
A cette différence notable que ces informations d'ordre social n'ont aujourd'hui vocation qu'à être fournies aux équipementiers eux-mêmes. Les parures du néolithique comme toutes celles qui ont suivi, avaient et ont avant tout l'objectif de pouvoir être lues, décodées et interprétées dans le champ social, par exemple pour signifier une (in)disponibilité sexuelle (rôle de la bague faisant fonction "d'alliance" lorsqu'elle est portée à un certain doigt). Elles étaient et sont encore "des indices sur la façon dont les autres pourraient nous approcher, et même sur le type de relations que nous aurions envie, ou pas, de nouer avec eux."
Ce qui est frappant avec les parures technologiques que nous portons aujourd'hui, de nos smartphones à nos montres, casques ou lunettes connectées, c'est qu'elles ne sont, pour l'essentiel, ni lisibles, ni décodables, ni interprétables. Ainsi les lunettes de soleil connectées de Facebook et Ray-Ban procèdent d'une illisibilité sociale au carré : non seulement elles masquent le regard et les yeux (bah c'est des lunettes de soleil quoi) mais elles dissimulent aussi l'intention de filmer, de photographier et d'archiver, de garder trace. Elles opacifient et brouillent totalement les champs ostensibles de la sociabilité.
[Moment vieux con] Je me souviens m'être un jour – il y a longtemps – fait la réflexion que je n'avais pas vu une seule seconde du spectacle de fin d'année de ma progéniture tout occupé que j'étais à en conserver la trace tremblante et floue, l'oeil vissé dans un caméscope de 18 kilos ressentis, et m'être depuis ce jour promis de simplement regarder le spectacle et de considérer le souvenir filmique comme accessoire [/Moment vieux con]
Sans avoir besoin d'évoquer des souvenirs camescopiques surannés, chacun voit bien depuis 10 ans à quel point la généralisation des smartphones à permis de continuer d'être "staying in the moment" [bah non hein]. Affirmer que des lunettes, de soleil, connectées, nous permettront de continuer à profiter de l'instant présent c'est un peu prendre les enfants du bon Dieu pour des canards sauvages.
Il y a une vrai volonté de ces équipementiers de nous couper de l'interface monde, de faire écran. Au propre comme au figuré. Et de nous "occuper" au sens d'une "économie de l'occupation", nouvel avatar de l'économie de l'attention, et que j'avais en 2015 défini comme suit :
+ Temps de captation passive (principalement de nos données)
+ Temps de mesure passive (principalement de nos comportements)
+ Temps d'usage passif (de dispositifs et/ou d'objets disséminés à même notre corps et/ou dans notre environnement cinesthésique direct, c'est à dire à portée de 3 de nos 5 sens)
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= Temps d'occupation
Quand le sage montre les lunettes …
Je ne résiste pas au plaisir de vous livrer un extrait de ce texte d'Emmanuelle Guiliani, à portée anthropologique sur l'usage de nos lunettes, et qui résonne tout particulièrement avec cet énième projet de lunettes (noires) connectées :
"porter ses lunettes est bien souvent pour nous une méthode de protection contre le monde et les autres. Mieux voir tout en étant moins vu, introduire une médiation entre soi et l’environnement. Rappelons-nous Agnan dans Le Petit Nicolas (toujours Sempé, qui, de manière générale, dessine avec beaucoup de tendresse les gens à lunettes, ici en duo avec Gosciny) : comme il a des lunettes, on ne peut pas lui taper dessus pendant la récréation, alors que l’envie ne manque pas ! Associé facilement à la réserve, la timidité — voire la gaucherie —, le port des lunettes crée un écran séparateur, une distance bienvenue ; a fortiori lorsqu’il s’agit de lunettes noires, bien noires. Qui n’a pas, un jour, ressenti cette impression de liberté absolue du regard protégé d’un verre sombre, qui peut s’attarder impunément sur un visage attirant, une attitude gracieuse, ou détailler sans vergogne une « curiosité » ? A l’inverse, il n’est pas rare de nous sentir soudain fixés, derrière nos lunettes teintées, comme si nos yeux invisibles étaient devenus des yeux aveugles. C’est bien que nos lunettes et la manière dont nous les portons disent notre mode de présence au monde et la nature du contact que nous souhaitons établir — ou, au contraire, couper — avec notre entourage. Elles cachent nos larmes ou préservent notre anonymat. Le cinéma, art, s’il en est, qui se nourrit de l’émergence visible de l’essence sous l’apparence, offre maints exemples de lunettes protectrices et « identifiantes ». Elles font si bien partie de la panoplie des espions, des savants, des gangsters, des faux aveugles, des veuves éplorées ou des femmes fatales (ce sont parfois les mêmes) …"
La question que posent ces lunettes connectées c'est, pour résumer, celle de la mise en concurrence de nos modalités ou de nos "comodalités" de présence au monde. Et c'est pour cela, et uniquement pour cela que les lunettes connectées made in Facebook sont intéressantes à observer et à analyser. Parce qu'au regard de ce que l'on entrevoit de la stratégie de la firme, il s'agit de déployer des series de co-présences, tant du côté du monde réel (avec les lunettes), que du côté de la réalité virtuelle (avec l'Oculus Rift, racheté puis abandonné au profit de casques "autonomes"), et enfin du côté de la perspective d'un métavers (en carton pour l'instant). C'est de cette volonté d'hégémonie sur les modalités de nos co-présences dans les mondes virtuels, réels ou augmentés, que ces lunettes connectées sont avant tout révélatrices.
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Quelques éléments bibliographiques
Kuhn Steven L, Stiner Mary C, « Les parures au paléolithique. Enjeux cognitifs, démographiques et identitaires », Diogène, 2006/2 (n° 214), p. 47-58. DOI : 10.3917/dio.214.0047. URL : https://www.cairn.info/revue-diogene-2006-2-page-47.htm
« Nous et nos objets », Études, 2001/12 (Tome 395), p. 661-675. DOI : 10.3917/etu.956.0661. URL : https://www.cairn.info/revue-etudes-2001-12-page-661.htm
Clairement c’est la naissance en 2009 du bouton de partage sur Facebook et le « retweet » qui sont à l’origine des dérives, provoquant une forme d’addiction. C’est à ce moment là que la machine économique s’est emballée.