Je suis parfois sollicité par différents médias sur la question du versant numérique des campagnes politiques. Et j'ai en effet déjà beaucoup écrit sur le sujet. En vrac et sans prétention à l'exhaustivité : "aucun algorithme jamais, ne pourra défendre la démocratie" (2018), "NationBuilder : construire une nation comme un fichier client" (2016), "Politburo motorisé" (2008 !), "ingénieries sociales du vote" (2017), "le pari de Pascal, de pascal Zuckerberg" (2016), et des dizaines d'autres, sans parler de tous les articles "dédiés" à la part des algorithmes et des plateformes dans différentes stratégies d'influence en période électorale et/ou sur des sujets de société, et aussi ces deux merveilleux ouvrages où cette question, celle du rôle politique des plateformes, est centrale : "L'appétit des géants" (2017) et "Le monde selon Zuckerberg" (2020).
Le premier tour de cette élection a fourni une indication intéressante sur la capacité et la fonction d'anamorphose des réseaux sociaux sur le plan politique (et sur d'autres plans aussi, mais ce n'est pas le sujet du jour).
Les réseaux sociaux donnent, c'est acquis, une image déformée du réel. Une anamorphose paradoxale qui à la différence des cartes utilisant cette technique pour mieux expliciter le réel à l'aide d'échelles de lecture explicites, prétend rendre compte d'une vue exacte de la réalité alors même qu'elle n'est bâtie que sur un ensemble de processus discursifs et algorithmiques permettant de s'en affranchir pour différents motifs (d'audience, de publicité, de rentabilité, etc.).
Il faut donc le répéter sans pour autant le dramatiser ou le condamner par principe : les réseaux sociaux donnent une image déformée du réel. Déformée du fait des "bulles de filtre" ou plus exactement des déterminismes algorithmiques qui régulent nos interactions et les artificialisent ou les essentialisent. Et déformée car leur principe premier qui est celui des "audiences invisibles" (la majorité des destinataires du message sont supposés absents au moment de l'énonciation) fait que la visibilité de nos publications doit obligatoirement forcer le trait (du signifiant ou du signifié) pour ne pas avoir l'impression de parler dans le vide ou de publier dans le désert.
Les réseaux sociaux posent dès lors une double question au regard de leur audience naturelle** mais aussi et surtout au regard de la dynamique instrumentale de reprise qui leur est assignée par l'ensemble des autres médias, à commencer par les chaînes de télévision. Cette double question c'est d'une part celle de l'effet (fort ou faible) qu'ils peuvent avoir sur l'issue d'un scrutin et d'autre part sur l'interprétation des dynamiques de campagne qu'ils révèlent. Et la manière dont ces dynamiques (incontestables) suffisent à peser (ou non) sur un scrutin par le biais des opinions publiques et des reprises médiatiques.
**La question de l'audience des réseaux sociaux est en elle-même une question complexe. Il faut en effet distinguer a minima entre :
- l'audience globale en nombre d'utilisateurs au niveau mondial ou à l'échelle d'un pays,
- l'audience en nombre d'utilisateurs actifs (mensuels, hebdomadaires ou journaliers) en distinguant là encore au niveau mondial ou pour un pays donné
- et l'ensemble des métriques dites "d'engagement" de chaque unité discursive (1 tweet, 1 post Facebook ou Instagram, etc.) : leur nombre "d'impressions" (c'est à dire de vues), leur nombre d'interactions (commentaires, likes, retweets, partages divers, etc.)
Retour au premier tour.
A n'en pas douter, les campagnes numériques à la fois les plus visibles et les plus visiblement coordonnées furent celle du parti néo-fasciste Reconquête d'Eric Zemmour et celle de l'Union Populaire de Jean-Luc Mélenchon. Aucun des deux n'ayant été élu, une première conclusion est donc que les dynamiques les plus fortes et les plus visibles ne fournissent pas de clé déterministe sur l'issue d'un scrutin. Même si l'on peut et si l'on doit relativiser cette première observation en soulignant que la dynamique des réseaux sociaux derrière l'Union Populaire lui a presque permis d'accéder au second tour alors que celle derrière Reconquête ne s'est traduite que par un effondrement constant des intentions de vote jusqu'à atteindre les 7%.
En soulignant également comme le rappelle et l'analyse depuis longtemps Jen Schradie, que le numérique et les réseaux sociaux ont davantage d'affordances avec les idées conservatrices (de droite donc) et les idéaux de liberté plutôt qu'avec ceux d'égalité. Et en rappelant enfin, comme je le fais depuis longtemps, qu'au final et globalement, les algorithmes sont de droite et que le fait qu'ils servent la montée globale d'idées et de partis toujours davantage s'assumant d'extrême-droite n'est pas vraiment une surprise mais devrait nous encourager à demeurer en état d'alerte permanent.
Au commencement était le "non".
Il y a déjà bien longtemps que les campagnes politiques électorales se déclinent en numérique et notamment sur les réseaux sociaux. On cite souvent la campagne d'Obama comme acte fondateur d'une campagne gagnante qui n'aurait pu l'être sans le recours massif aux stratégies et outils numériques, et on a en partie raison de le faire.
Mais on oublie souvent que c'est en France et à l'occasion du référendum sur la constitution européenne de 2005, que les réseaux militants en ligne furent capables de se mobiliser très largement pour contribuer à ce que le "non" l'emporte, et que beaucoup d'hommes et de femmes politiques de l'époque comprirent (ou refusèrent de voir) que le web et l'internet étaient devenus bien davantage que d'anecdotiques et d'aléatoires relais d'opinion.
Même si en 2005 la plupart des réseaux sociaux actuels n'existaient pas encore, c'est le web et la "blogosphère" qui se mobilisèrent avec des dynamiques de relai et d'engagement qui paraissent aujourd'hui un peu néanderthaliennes mais qui étaient déjà l'essence des mobilisations numériques actuelles, incluant également leur lot de mauvaise foi et de désinformation, ainsi que l'arbitrage déterminant que pouvait jouer les plateformes : les moteurs de recherche bien sûr (Google pour l'essentiel) mais aussi les plateformes de blogging, concurrentes sur le plan de l'attention, et dont certaines (Blogger) étaient liées au moteur de recherche.
Pour celles et ceux qui veulent se replonger dans cette glorieuse époque de la toute puissante "blogosphère", j'avais écrit un court ouvrage en 2008 chez ADBS Editions, désormais disponible en libre accès : "Créer, trouver et exploiter les blogs."
Granularité et (paradoxe de) visibilité.
Ce qui a changé aujourd'hui pour les dernières campagnes politiques en ligne, c'est la "granularité" des stratégies numériques et leur "visibilité".
Leur granularité tout d'abord car les outils et plateformes se sont multipliés : en 2005 on faisait campagne via les blogs et le révélateur et grand ordonnateur de la visibilité des effets de cette campagne s'appelait Google. Aujourd'hui on fait campagne sur Facebook, Twitter, Twitch, TikTok, WhatsApp, Messenger, Instagram, Telegram, etc. Voilà pour la "granularité" car chacune de ces plateformes dispose de ses propres métriques de visibilité, de ses propres dynamiques discursives, de ses propres constantes d'engagement. Donc il faut, pour les candidat.e.s et leurs organisations, être à la fois plus "fins" dans la nature et l'organisation de ce qui sera posté et décliné sur tel ou tel réseau social, mais également capable de coordonner et de lier l'ensemble de ces expressions discursives en un tout cohérent qui "fasse"campagne.
Et vient ensuite la question de la visibilité. Longtemps aux débuts du web, et notamment à la suite d'une étude de la société Bright Planet de 2001 qui montrait l'immensité des ressources non indexées par les moteurs de recherche, on utilisa l'image et la métaphore de l'iceberg pour distinguer entre le web visible ou "de surface" et le web invisible ou "profond".
Dix-huit ans plus tard on parle désormais de "Dark Social" pour désigner l'ensemble de ces partages "invisibles" de contenus, partages qui s'effectuent dans les messageries instantanées, par mail, par textos ou bien encore … à l'oral. Partages qui ne peuvent donc être ni observés, ni mesurés, ni comptabilisés (ou en tout cas beaucoup plus difficilement). Un espace désormais déterminant et structurant pour l'ensemble des mouvements et des mobilisations politiques ou citoyennes.
Avec un paradoxe de visibilité qui peut s'exprimer de la manière suivante : les contenus ainsi "publiés" peuvent jouir d'une visibilité très forte dans les groupes privés où ils sont diffusés ou repris, mais leur visibilité "analytique" publique, celle qui permet d'observer et de tenir compte de leur viralité, est en revanche quasi-nulle.
La poule du programme et l'oeuf des réseaux sociaux.
On pose aussi souvent la question de l'influence que "le" numérique ou "les" réseaux sociaux ont sur la campagne et sur les programmes des candidat.e.s mais on pose cette question à l'envers. La vraie question déterminante aujourd'hui n'est pas tant de savoir dans quelle mesure les expressions discursives numériques ont un impact sur la campagne que mènent les candidat.e.s mais plutôt de savoir dans quelle mesure les candidat.e.s qui font la campagne regardent de manière déterminante ou déterministe les expressions discursives numériques pour s'en inspirer ou pour les rejeter. La question, aussi, de leur propre faculté de discernement dans les anamorphoses constantes que représentent les discours militants qui saturent l'espace des réseaux sociaux et qui sont autant de boursouflures égotistes tout à fait tentantes et aveuglantes pour un.e candidat.e.
Les réseaux sociaux en campagne comme un meeting à ciel ouvert.
L'image du meeting me semble être la plus appropriée pour arbitrer sur le rôle et la place que jouent réellement les réseaux sociaux dans une élection.
Un meeting politique est un reflet d'une dynamique : la capacité d'y faire salle plus ou moins comble, la capacité d'y disséminer des éléments de langage et des clés d'analyse qui structureront ensuite et la campagne et l'opinion, la capacité de convaincre et de mobiliser bien sûr. Les réseaux sociaux sont tout cela à la fois.
Dans un meeting on ne croise que des convaincu.e.s. Plus de 90% des personnes qui se rendent à un meeting sont déjà concaincu.e.s et seuls quelques curieux ou opposants viennent achever d'en remplir les rangs. Or la manière dont on s'adresse à une salle composée de 90% de convaincu.e.s, et la manière dont cette salle agit et réagit, est sans aucune commune mesure avec la manière dont on peut s'adresse à une salle qui serait hostile ou en tout cas composée d'au moins autant de convaincu.e.s que d'opposant.e.s. C'est à peu près la même chose sur les réseaux sociaux généralistes.
Un meeting c'est aussi un pacte discursif implicite où l'on s'accorde sur un déni du réel. Ce qui compte dans un meeting n'est pas de dire le vrai ou même le vraisemblable mais d'énoncer ce qui est attendu sans interroger les présupposés de l'acte énonciatif. Cela ne veut pas dire que les meetings sont incapables de dire le vrai, mais simplement que ce n'est pas leur objet premier. Là encore la similitude avec les réseaux sociaux est frappante.
Enfin, il est des meetings qui donnent le ton d'une campagne (qui ce soit à l'échelle d'un désastre annoncé comme celui de Valérie Pécresse ou d'un succès trop hâtivement prédit comme celui de Zemmour), mais à eux seuls les meetings ne font ni le succès ni le désastre, ils les accompagnent. Voilà pour la dynamique est l'impact des réseaux sociaux, dans leur partie observable (je mets donc de côté le champ du Dark Social) sur le champ politique. Ni plus ni moins. Et c'est déjà beaucoup.
Et puis il y a toutes celles et ceux qui ne se rendent jamais aux meetings. Ou qui se contentent d'en regarder le compte-rendu à la télé. Et qui sont une immensité bien plus déterminante sur l'issue d'un scrutin que les poignées de convaincu.e.s qui se rendent aux meetings. Celles et ceux qui se taisent sur les réseaux sociaux. Celles et ceux qui "n'y sont pas". Ou en tout cas, pas sur celui-ci pour l'un, pas sur celui-là pour l'autre.
Enfin, il est un phénomène qui traduit très bien l'ambivalence des réseaux sociaux en contexte politique, c'est celui de la tyrannie des agissants et des différents biais de silenciation.
Rappel de ces deux biais sociologiques que je vous racontais dans "la vie en biais" :
"La spirale du silence est une théorie sociologique qui dit la chose suivante : "[L'individu] peut se trouver d'accord avec le point de vue dominant. Cela renforce sa confiance en soi, et lui permet de s'exprimer sans réticence et sans risquer d'être isolé face à ceux qui soutiennent des points de vue différents. Il peut, au contraire, s'apercevoir que ses convictions perdent du terrain ; plus il en sera ainsi, moins il sera sûr de lui, moins il sera enclin à exprimer ses opinions." Dans le premier cas (accord avec le point de vue dominant), et si l'on fait partie de ceux qui ne partagent justement pas le point de vue dominant, on dira trivialement qu'ils "hurlent avec les loups". Dans le second cas de figure (risque d'être isolé), la pression sociale nous conduit donc à nous enfermer dans une spirale du silence.
La tyrannie des agissants est un phénomène décrit par Dominique Cardon, qui explique la chose suivante : "On est tous égaux a priori, mais la différence se creuse ensuite dans la mesure de nos actes, entre ceux qui agissent et ceux qui n’agissent pas. Internet donne une prime incroyable à ceux qui font. Et du coup, il peut y avoir une tyrannie des agissants."
Très opérants et opérationnels dans les expressions publiques en ligne, ils le deviennent (heureusement) beaucoup moins hors-ligne et a fortiori dans le secret de l'isoloir. En ligne les convaincu.e.s non-revendicatifs, ainsi d'ailleurs que les indécis.es ont plutôt tendance à se taire ou à être réduits au silence, soit par le poids des présences discursives hostiles qui les accablent à la moindre expression jugée contraire ou contrariante, soit par l'impact des pondérations algorithmiques qui n'ont pas "d'intérêt" à visibiliser ces expressions modérées, indécises ou radicales non-revendicatives.
Avec pour cette fois, ce résultat.
Moralité ?
Cette campagne présidentielle 2022 marque un tournant probablement définitif : "les réseaux sociaux" sont des meetings permanents, rémanents le temps de la campagne, qui, s'ils peuvent avoir des effets forts sur les opinions, ne suffisent pas à dicter l'agenda des thématiques ni l'issue d'un vote. Ils "participent" d'un éventail de stratégies d'influence plus ou moins pertinentes qu'ils viennent étoffer et publiciser dans des espaces interpersonnels discursifs que les médias classiques ont davantage de mal à investir ; mais ils n'apparaissent pas aussi déterminants qu'on avait un temps pu l'imaginer ou le croire.
L'autre enseignement, qui est constant au travers de figures marginales inédites ou récurrentes qui se présentent aux élections présidentielles en France, c'est que les réseaux sociaux continuent et continueront toujours de donner une prime à tout ce qui flatte notre paresse cognitive (bonjour Marine Le Pen, candidate des chats), à tout ce qui alimente notre goût pour la raillerie et la critique sarcastique (bonjour Jean Lassalle), et à tout ce qui joue sur nos peurs les plus grégaires et irrationnelles en assumant et en revendiquant l'outrance comme seule fin (bonjour Eric Zemmour).
Enfin, c'est un espace tripartit qui se dessine aujourd'hui pour l'ensemble des débats et élections à venir, en France comme ailleurs. En premier lieu et en premier tempo, reste et demeure la surface mass-médiatique de l'agenda politique et des influences partisanes (la télé et la presse continuent de jouer un rôle déterminant et crucial dans la fabrique de l'opinion). Vient en deuxième lieu et en deuxième tempo la surface sociale interpersonnelle partisane qui se donne à lire explicitement dans les réseaux sociaux généralistes et dans leurs logiques éditoriales propres (les Trending Topics de Twitter par exemple). Viennent enfin en troisième lieu les espaces sub-médiatiques d'influence, ce que j'appelais plus haut le "Dark Social", principalement fait de messageries privées, et qui donnent aujourd'hui le troisième tempo de l'agenda électoral et politique.
Une valse à trois temps. Qui fait écho aux trois blocs qui dessinent aujourd'hui le paysage politique français après l'effondrement des partis classiques : le bloc de centre-droit, le bloc néo-fasciste, et le bloc populaire. La manière dont chacun d'entre eux jouera de la distribution et de la percolation des trois espaces décrits pourra s'avérer déterminant pour les prochaines échéances démocratiques.
Sur l'air d'une valse qui n'aura pas besoin de mille temps car …
Au premier temps de la valse … Jean-Marie était déjà là.
Au deuxième temps de la valse … y'a Zemmour et Marine toujours là …
Au troisième temps de la valse …
[à suivre …]