Ce soir nous saurons. Au milieu des débats, des invectives, des injonctions, des autorités morales et virales, des Fake News, des Hoaxs et des derniers (fake) Leaks qui sont finalement des Hoax, le numérique se rappelle à nous dans un contexte politique pour ce qu'il est avant tout : un milieu, une médiation, une remédiation. Le "pharmakon" de Stiegler, à la fois remède et poison.
La gauche dilatée.
Médiation donc pour les invectives, les injonctions, les réflexions aussi, l'ensemble des univers de discours qui s'affrontent ; et remédiation possible pour résoudre le dilemme du 2nd tour. Car alors que la série "Les gros bâtards" vient de nous apporter la confirmation attendue de la plus grande opération de sodomie politique à sec avec une poignée de graviers (les gros bâtards épisode 1, les gros bâtards épisode 2), le dilemme consiste donc pour les électeurs de la gauche dilatée à savoir comment voter contre Le Pen sans voter pour Macron, ou plus exactement comment voter pour Macron sans que ce vote soit considéré comme un soutien ou une adhésion.
En ce jour de scrutin au moins 3 solutions sont possibles, solutions dites du vote gris, vote gris d'ailleurs déjà très bien chroniqué par les médias, à l'exception de la première modalité ci-après.
Le vote partagé.
La première est assez originale bien qu'un peu complexe et vous est proposée par un collectif de chercheurs. Il s'agit du "vote partagé" expliqué comme suit :
Le vote partagé consiste à mesurer le pourcentage de raisons qu’on a de voter Macron, et à organiser un vote collectif qui le reproduise. Prenons le cas d’une personne qui n’a aucune envie de voter pour lui, mais qui ne veut absolument pas de Le Pen comme présidente. Cela signifie que cette personne refuse de donner 100% de sa voix au candidat, mais qu’elle est prête à lui en donner 51%, au moins pour qu’il soit élu. Si elle penche pour l’abstention, il lui suffit de trouver une autre personne dans la même situation pour que l’une vote Macron et l’autre s’abstienne, chacune au nom des deux. Cette situation est facile à réaliser au sein des couples.
Le deuxième bulletin.
Le deuxième bulletin doit permettre de se compter, ou plus exactement et plus littéralement de se dé-compter. Au moment où j'écris ces lignes (dimanche midi), presque 30 000 personnes ont envoyé ce deuxième bulletin virtuel.
Vote #apres17h.
La "pétition" déposée sur Change.org et qui appelle à aller voter uniquement après 17h afin de "mesurer" les voix d'adhésion et celle d'opposition au FN :
"Le ministère de l’intérieur publie à 12h puis à 17h les chiffres de la participation. En allant voter après 17h, nous pouvons faire en sorte que notre opposition soit entendue et comptabilisée à travers les différents niveaux d'abstention au cours de la journéeLe ministère de l’intérieur publie à 12h puis à 17h les chiffres de la participation. En allant voter après 17h, nous pouvons faire en sorte que notre opposition soit entendue et comptabilisée à travers les différents niveaux d'abstention au cours de la journée."
A ce jour près de 65 000 personnes ont signé, ce qui ne préjuge pas de celles qui iront effectivement voter après 17h sans s'enregistrer sur Change.org (ce qui sera par exemple mon cas).
Ingénieries sociales.
30000 personnes pour le deuxième bulletin, 65000 pour le vote après 17h, ces deux plateformes, ces deux ingénieries sociales ont à peine franchi le cap des cent mille inscrits. 100 000 voix pour un second tour ce n'est certes pas totalement insignifiant mais ce n'est pas non plus suffisamment significatif pour peser dans la balance électorale.
Et le fait que ces deux plateformes ne permettent de cumuler que 100 000 voix est d'autant plus étonnant au regard de ce que fut la vigueur du débat sur "comment voter Macron sans voter le Pen" notamment dans l'électorat de la gauche insoumise qui rassembla tout de même près de 7 millions de personnes, dont beaucoup de "jeunes" a priori sensibles et exposés à ces outils et plateformes de propagation plus que de propagande numérique.
Il est donc premièrement frappant que les "plateformes", que l'on a l'habitude de voir mobiliser des millions de personnes pour les causes parfois les plus étonnantes, échouent ainsi à "faire collectif" dans le champ du politique, à battre à l'unisson d'une réelle dynamique sociale. A moins que ces 100 000 personnes ne soient, comme le note le sociologue Jérémie Moualek, que la minorité numérique visible des individus déjà très politisés, les autres se contentant d'aller voter de manière tout à fait classique et sans avoir besoin d'autre expression du dévoilement que celle consistant à s'ouvrir de ses doutes ou de ses craintes auprès de ses amis non-virtuels.
L'autre point qui me semble frappant au-delà du relatif échec quantitatif de ces ingénieries numériques de l'évitement est qu'elles sont indissociables d'ingénieries sociales du dévoilement, de l'enregistrement. Signer ce second bulletin, signer la pétition #Après17h c'est, bien sûr, laisser ses coordonnées complètes dans le grand fichier des opinions politiques. Qui peut à tout moment basculer dans un grand fichier de la police de pensée. D'autant que ladite police de la pensée dispose déjà, hélas, du fichier des gens honnêtes, un outil d'asservissement et de contrôle à l'ahurissant potentiel de nuisance démocratique, pourtant mis en place par un gouvernement dit socialiste et potentiellement offert ce soir à un parti d'extrême-droite.
Derrière le deuxième bulletin se trouve Elliot Lepers et le réseau "Open", donc un mouvement militant progressiste. Derrière la pétition du vote après 17h, c'est la plateforme Change.org. Donc les choses sont à peu près claires (et à peu près encadrées en France et à peu près surveillées par la CNIL notamment). Au pire on recevra plein de pubs pour d'innombrables pétitions sur Change.org et on risquera d'être recontacté (si on a coché la case) par d'autres initiatives du réseau Open.
Mais encore une fois nos opinions politiques, elles, sont définitivement inscrites dans le marbre numérique. Définitivement et paradoxalement puisqu'à la volatilité de ce qu'est une opinion, se conjugue l'intangibilité et la portabilité de ce que sont les données en rendant compte.
#FacebookGate ?
Et puis naturellement difficile de conclure ce billet sans parler du plus grand fichier des opinions politiques : Facebook. Avez-vous remarqué depuis samedi comme les débats et les trolls politiques qui émaillaient ou polluaient nos Timeline se sont atténués et presque totalement tus ? Notamment (mais pas uniquement) ceux émanant de la Fachosphère. De fait, Facebook a pris l'initiative (pour respecter la trêve électorale française) de supprimer ou de fermer depuis vendredi soir un très grand nombre de comptes liés à la fachosphère et donc au Front National. Laquelle fachosphère est donc en émoi et se répand en accusations de censure sur Twitter en évoquant un #FacebookGate.
Ce qui pose – au moins – deux questions. La première est ancienne et renvoie à l'opacité d'un fonctionnement algorithmique déjà largement dénoncé, mais qui lorsqu'elle concerne l'exercice démocratique dans un contexte électoral, pose encore davantage question. Donc la première question c'est : comment (= sur quels critères) s'effectue cette suppression ou suspension et est-elle vraiment temporaire ? Et la seconde question c'est : la gauchosphère est-elle autant touchée par ces suppressions que la fachosphère ou y'a-t-il derrière ces logiques de suspension une approche politiquement orientée ? Et du coup on retombe sur la première question.
Moralité ?
Aux ingénieries explicitement assumées et revendiquées du dévoilement qui sont indissociables d'ingénieries contraintes de l'enregistrement, s'ajoutent les ingénieries de l'escamotage telles que pratiquées par Facebook en toute opacité. Cette conjonction, à laquelle s'ajoute et s'ajoutera toujours davantage une plateformisation du vote, doit être rapidement interrogée et mise en débat car si l'extrême-droite est repoussée ce soir, tout indique malheureusement qu'elle reviendra encore plus forte la prochaine fois.