Pour autant que l'on s'intéresse à la politique, les jours d'élection d'un scrutin national sont certainement ceux qui donnent à Twitter une saveur particulière. A chaque élection nationale c'est le même rituel désormais établi. A la fois totalement prévisible et totalement chaotique. Et qui reste (pour moi) fascinant.
D'abord il y a #RadioLondres. Ce hashtag derrière lequel chacun a la possibilité de faire passer des messages plus ou moins drôles, et plus ou moins politiques, contournant le code électoral et l'interdiction de dire quoi que ce soit dans la dernière ligne droite, est apparu dès le scrutin de 2012. La plupart des Tweets associés à ce hashtag ont longtemps joué de variations stylistiques autour de ce que l'on appelle l'effet Barnum, c'est à dire le biais qui va nous faire accepter une vague description de la personnalité comme s'appliquant spécifiquement à nous-mêmes. C'était en tout cas valable lors des grandes élections nationales précédentes de 2012 et de 2017. Car en 2022 Twitter est désormais une arène sanctuarisée et saturée par les équipes militantes et leurs relais de comptes influents qui monopolisent presqu'entièrement le hashtag #RadioLondres pour des messages de soutien explicites à tel ou tel candidat. #RadioLondres est devenu un espace de propagande comme les autres.
Ensuite il y a la Belgique et notamment le site du journal Le Soir. La Belgique n'est pas tenue d'attendre 20h avant de diffuser des éléments de sondage dits "sortie des urnes". Alors à chaque élection, chacun regarde Le Soir, espérant qu'il sera enfin le grand soir. Et comme chaque grand soir d'élection avant 20h, probablement vers 19h ou 19h30 au plus tard, des infos venant de Belgique circuleront, chacun selon son camp et le droit qu'il a de le faire, les relaiera ou les niera, tout le monde les connaîtra mais à la radio comme à la télé chacun fera comme si ces éléments là n'existaient pas. Dissonance particulière que de savoir sans avoir le droit de le dire, pour s'en désoler ou pour s'en réjouir. Une chose est sûre cette fois comme pour les précédentes élections présidentielles en France : à 20h lorsque deux visages d'afficheront, beaucoup de Twittos les connaîtront déjà et les auront déjà commentés.
James Franey, correspondant en Europe du Daily Mail, twittait ainsi dès 18h un "sondage" qu'il dit tenir de la RTBF et qui donne Le Pen et Macron ex-aequo à 24% et Mélenchon à 19%.
A 18h53 sur son site, le journal Le Soir confirme et donne le même résultat. Pendant encore une heure dans l'ensemble des radios et des télévisions Françaises, chacun va faire semblant de ne pas connaître ces résultats. Pour autant qu'ils soient fiables et confirmés – nous la saurons dans une heure - la bataille pour savoir qui est premier ou première sur la ligne d'arrivée va être rude mais cette égalité entre Macron et Le Pen en dit déjà beaucoup sur un second tour où la première force de gauche, de gauche radicale, sera, encore une fois, l'arbitre du scrutin entre la droite et l'extrême-droite.
[Mise à jour après 20h : ce sera finalement 28 pour Macron, 23 pour Le Pen et 20 pour Mélenchon]
Un jour d'élection nationale sur Twitter c'est aussi la fracture cognitive assurée. Ce que chacun dit observer à chaque instant semble s'opposer frontalement au consensus renvoyé par les institutions et organismes officiels en charge de l'élection. Au moment par exemple où je suis en train d'écrire cet article, l'essentiel des comptes "amis" auxquels je suis abonné, sur Facebook ou Twitter, assurent toutes et tous qu'ils n'ont jamais vu autant de monde dans leur bureau de vote ; pourtant les chiffres du ministère de l'intérieur à la mi-journée indiquent un taux de participation en baisse (25,48% de participation à midi, trois points de moins qu'en 2017 lors de la dernière présidentielle à la même heure).
Pendant cette journée et jusqu'à ce soir aux abords de 20h, c'est l'ensemble de nos biais cognitifs qui vont être secoués, essorés, centrifugés dans le tambour de cette grande machine à laver les opinions qu'est le réseau social Twitter. A commencer par deux d'entre eux : le biais de confirmation et le biais de disponibilité. Plus nous sommes inquiets, mobilisés, impliqués, et plus nous n'allons voir, chercher et partager (retweeter) que les échanges nous semblant aller dans notre sens et dans celui de notre espoir ou de notre crainte. Et plus nous allons aussi nous appuyer sur les éléments immédiatement disponibles, sans chercher à les pondérer par d'autres supposément plus factuels ou objectivables.
La valse des hashtags. Certains sont aussi classiques que théâtraux, unité de temps, de lieu et d'action : #DimancheJeVote[nom_candidat.e]. D'autres sont plus amusants, comme le #Dimanchon qui fleurit dès samedi soir. C'est clairement les camp d'Eric Zemmour et celui de Jean-Luc Mélenchon qui occupent l'essentiel de ces espaces discursifs sur cette plateforme particulière qu'est Twitter. Et c'est aussi pour cela que dès 20h et indépendamment des résultats de ces deux candidats, le tempo des annonces et des alliances ou des reniements du second tour sera probablement là aussi à leur principale initiative.
Dès 20h ce soir, Twitter va devenir cette incroyable arène des rancoeurs, cette agora des rancunes, ce bistrot des bons mots, ce Panthéon de la mauvaise foi, mais aussi la Bastille stratégique de toutes les analyses et le petit Trianon de toutes les alliances. Jamais une plateforme américaine n'aura eu autant … l'esprit français.
La chute du papier est parfaite. Chapeau l’artiste !