J'ai eu l'honneur d'être invité avec Capucine-Marin Dubroca-Voisin (présidente Wikimédia France) pour la conférence d'ouverture de State Of The Map France 2022, le congrès qui réunit la communauté Open Street Map et au-delà les passionné.e.s de cartographie. L'équipe organisatrice a en plus eu la gentillesse de me laisser carte blanche. J'ai choisi de raconter une brève histoire du web dans son rapport aux cartes et à la cartographie.
Vous trouverez à la fin de cet article mon support de présentation. Mais je profite de cet espace pour y poser quelques sujets que je n'ai pas eu le temps d'aborder lors de la conférence (ils sont dans les nombreux #BonusTracks du diaporama).
Géotechni(qu)e des espaces numériques.
Je voulais proposer à la réflexion de la communauté l'idée d'une géotechni(qu)e des espaces numériques. Je vous explique. La géotechnique c'est :
"dans le groupe des géosciences, (…) la technoscience consacrée à l’étude pratique de la subsurface terrestre sur laquelle notre action directe est possible pour son aménagement et/ou son exploitation, lors d’opérations de BTP, de gestion des eaux souterraines et de prévention des risques naturels." (Wikipédia)
L'idée d'une géotechni(qu)e numérique serait alors celle d'une technoscience consacrée à l’étude de l'espace numérique dans lequel notre action directe est possible pour son aménagement et/ou son exploitation, lors d’instanciations virtuelles ou augmentées.
Dans le cas du développement de métavers (réalité virtuelle) ou d'applications de réalité augmentée, et indépendamment des environnements relevant stricto sensu du jeu vidéo, dans l'ensemble de ces espaces numériques qui dialoguent avec la réalité physique pour la virtualiser ou l'augmenter, il me semble important de pouvoir réfléchir aux actions directes possible pour en permettre l'aménagement ou l'exploitation. Comment faire "propriété privée" dans un espace numérique virtuel ou augmenté ? Comment aménager des espaces numériques virtuels ou augmentés au sein desquels les comportements sociaux pourraient bénéficier de normes permettant de prévenir un certain nombre de déviances, d'agressions ou de saccages ? Et surtout, spécifiquement dans le cadre de la réalité augmentée (qui me semble à la fois bien plus prometteuse et bien plus possiblement flippante à court terme que tout le bullshit métaversien), comment agir sur les effets de percolation entre la réalité géophysique de notre monde et celle des ses augmentations situées ?
Pour là aussi prendre un exemple concret, souvenez-vous de tout ce qui se produisit lors de l'avènement de Pokémon Go, première application ludique grand public en réalité augmentée : il y eut des accidents de la route, il y eut des irruptions dans des espaces privés, il y eut des rassemblement spontanés liés à l'apparition d'un Pokémon rare (Central Park 2016 fut le plus inattendu et le plus massif), il y eut des conflits d'occupation symbolique de lieux de mémoire (on chassait le Pokemon à Auschwitz), etc. Bref il y eut des instanciations augmentées qui eurent des effets causals ou corrélatifs dans le monde physique précisément parce que les dépositaires de l'ingénierie numérique furent en partie incapables de penser celle-ci avec les aménagements nécessaires. Plus exactement, le monde "augmenté" de Pokemon Go fut pensé comme une simple superposition, sa carte fut "déposée sur" celle du monde géophysique, là où il aurait pu être pensé comme une trame fait de points fonctionnant comme autant d'attracteurs d'un monde (géophysique) à un autre (augmenté).
Nos espaces géophysiques sont travaillés en permanence par des ingénieurs (urbanisme, aménagement des sols, architecture, etc.) qui s'efforcent de les rendre praticables et habitables. Or l'habitabilité même des espaces numériques "pleins" (c'est à dire des environnements uniquement virtuels) ou des espaces numériques "tiers" (c'est à dire des environnements augmentés) n'est jamais questionnée en tant que telle. Et je suis convaincu que ce sujet là, sera central dans les prochaines décennies. Convaincu que nous aurons besoin d'ingénieurs en géotechni(qu)e du numérique. Naturellement nombre de métiers gravitant autour du jeu vidéo sont déjà en partie assez proches de ces ingénieries géotechniques numériques : je pense notamment à l'ensemble des compétences nécessaires au déploiement des moteurs de jeu ou de l'approche du Gameplay. Mais encore une fois il s'agit à mon avis non plus de penser "simplement" une virtualisation mais de travailler une augmentation réciproque : c'est à dire être en capacité de disposer du meilleur des deux mondes (réel et virtuel ou augmenté) pour n'avoir pas à se trouver demain dans la seule version dystopique restante du meilleur des mondes.
A l'instar de ce que l'on appelle la cognition située (qui pose que le savoir est inséparable de l'action), cette géotechnie du numérique doit être située. Car quand la cartographie du réel, quand la carte à l’échelle du territoire, n’a plus pour unique fonction d’en rendre compte mais d’être le support et le prétexte de comportements (ludiques, erratiques, transactionnels …) dans une instanciation virtuelle ou augmentée, alors il s'agit de comprendre quel savoir géographique ou topologique est mis est au service de quel type d'action, de choix d'orientation, de mouvement ou de déplacement.
Éditorialiser les cartes.
L'autre grand enjeu du turfu de la cartographie, c'est à mon sens la part croissant des enjeux d'éditorialisation. Je pense qu'il ne sera plus possible de cartographier sans éditorialiser. Et je veux là aussi vous donner un exemple concret issu du souvenir de la lecture d'un vieil article.
Dans les innombrables et possiblement indénombrables "couches" que l'on peut ajouter à une représentation cartographique numérique, imaginons que l'on fabrique une carte des endroits où l’on se suicide le plus. Et que chacun de ces endroits devienne un "Spot", un "Point Of Interest". Que peut produire une telle carte ? Permettre-t-elle de faciliter l’accès à ces points (puisqu'on les trouvera plus facilement) et ainsi de risquer d'augmenter le nombre de suicides ? Ou au contraire la facilitation de l'accès à ces points diminuera-t-elle le nombre de suicides (parce qu’on y trouvera souvent du monde et que cela inhibera la passage à l’acte) ? Cet exemple me permet de poser la question d'une responsabilité éditoriale majeure du cartographe. Qui n'est bien sûr pas inédite ou spécifique au numérique, mais qui lui est attachée par la possibilité qu'il offre de multiplier les instanciations et les couches ou surcouches cartographiques et de les rendre disponibles, accessibles et visibles au sein de communautés très vastes. L'intentionnalité cartographique, toujours difficile à questionner et à circonscrire sauf dans quelques situations géopolitiques explicites, devient alors bien plus floue, bien plus partagée mais en un sens bien plus opaque également.
Pour conclure (provisoirement), il me semble en tout cas certain que les instanciations cartographiques et leur éditorialisation joueront un rôle documentaire inédit dans les logiques de peuplement, de déplacement et d'aménagement des espaces numériques tiers. Et que dans la perspective des mutations géopolitiques, climatiques et donc sociales qui se profilent à l'échelle géophysique, la percolation entre ces deux espaces (le physique et le numérique) sera d'autant plus forte et déterminante en termes d'habitabilité, nécessitant les nouvelles habilités d'une géotechni(qu)e adaptée.
Allez. Le diaporama promis de ma conférence introductive à State Of The Map France 2022 est ici. Merci encore à l'équipe organisatrice pour l'invitation.
Merci pour ce texte très stimulant, sur un sujet trop rarement abordé, où tout reste à faire ! C’est vraiment utile de s’interroger sur les points de contact des espaces numériques avec l’espace géographique, notamment quand un lieu offre un accès exclusif à certains contenus numériques (via des balises, QR codes ou une geolocalisation de l’utilisateur)
Mais j’ai un peu de mal avec l’usage du terme “augmenté” à chaque fois qu’il s’agit de faire apparaître une vidéo sur un smartphone à un endroit précis. Dire qu’on “augmente” le réel, ça me paraît un tantinet présomptueux. Comme si on ajoutait des paillettes sur le bas monde, sur ce triste substrat où s’agite des contingences matérielles.
Au risque de partir en mode “controverse philo de fin de soirée”, je pense qu’on n’augmente pas le réel, on le simplifie. On essaie tant bien que mal de dessiner des représentations du monde suffisamment simples pour rester accessibles à nos pauvres cerveaux (forcément limités, qui qu’on soit). Ce qui n’empêche pas, bien sûr, de les rendre belles, captivantes et émouvantes. L’espace géographique est infiniment plus complexe, perfectionné, nuancé et émouvant que sa représentation numérique.
On peut s’enflammer devant les jeux de simulation devenus si “réalistes”, des mondes fantastiques avec des milliers de tableaux générés par intelligence artificielle… on finit toujours par voir les coutures, et les paramètres qu’ils intègrent restent encore à mille lieues de ceux qui influent sur ce bas-monde.
Sur la “réalité augmentée”, qui me semble également plus prometteuse que la réalité virtuelle, c’est vrai que les créateurs de Pokemon Go sont passés à côté de toutes les possibilités offertes par une projection de leur univers dans l’espace géographique (à part faire payer l’apparition de personnages dans des commerces, niveau 0 de la technique de vente). Mais ce qui était intéressant, c’était le potentiel de téléscopages hasardeux, du genre mamies à caniches vs geeks blaffards dans les jardins publics. A l’époque j’étais plutôt entousiaste parce que je pensais que ça pouvait donner lieu à de nouvelles histoires. Mais rien, à ma connaissance, à part des accidents de la circulation. Un peu piteux comme bilan.
L’expérience aura au moins confirmé plusieurs choses : les développeurs de jeux vidéos négligent trop les possibilités narratives du monde réel (y compris les rôlistes, d’ailleurs). Peut-être parce que, dans la culture geek, le monde physique a un côté ringard (ringard, pour ne pas dire “effrayant”, “incontrôlable” et “terriblement complexe”).
Pour l’instant, l’imaginaire numérique est toujours très décevant quand on le superpose au réel. Quand certains voient les points de contacts en l’espace numérique et l’espace physique comme autant de “stargates” super sexy. J’aimerais y croire moi aussi, mais franchement je ne vois rien d’autre que des portes de cagibis 🙂
Il y a aussi, je pense, un malentendu concernant la cartographie : toute carte est forcément éditorialisée, puisqu’il faut choisir ce qu’on y met. Et toute carte a nécessairement une intention, même s’il est vrai qu’elle devrait être plus souvent exprimée (et c’est plus important qu’indiquer le Nord, au passage).