Facebook (désormais Meta) va – encore – changer d'algorithme. Ou plus exactement Facebook va (encore) changer la présentation et l'affectation que ce que nous y voyons. De ce qu'il nous laisse voir et entrevoir.
Il y a de cela quelques courtes années (2018), il opérait un changement présenté comme radical en annonçant vouloir davantage mettre en avant les contenus issus des publications de nos amis ainsi que de la dimension "locale" (ce qui se passe près de là où nous sommes géo-localisés). En France nous étions alors en plein mouvement des Gilets Jaunes et j'avais surnommé ce changement "l'algorithme des pauvres gens". Il fait aujourd'hui exactement … l'inverse.
Le 21 Juillet 2022 exactement, "Mark Méta Facebook Zuckerberg" annonce officiellement le déploiement d'une nouvelle version dans laquelle les publication de nos amis seront rassemblées dans un onglet qui ne sera plus celui de la consultation principale, laquelle sera toute entière trustée par les recommandations algorithmiques de contenus (notamment vidéos) n'ayant plus rien à voir avec nos cercles de socialisation hors le fait qu'ils y soient également exposés. C'est la "TikTokisation" de Facebook.
De l'algorithme des pauvres gens à celui … de la perte de temps.
Dans les mots choisis par Zuckerberg cela donne ceci :
"L'une des fonctionnalités les plus demandées pour Facebook est de faire en sorte que les gens ne manquent pas les publications de leurs amis. C'est pourquoi nous lançons aujourd'hui un onglet Flux dans lequel vous pouvez voir les publications de vos amis, groupes, pages et autres séparément, par ordre chronologique. L'application s'ouvrira toujours sur un flux personnalisé dans l'onglet Accueil, où notre moteur de découverte vous recommandera le contenu qui, selon nous, vous intéressera le plus. Mais l'onglet Flux vous permettra de personnaliser et de contrôler davantage votre expérience."
A la recherche de l'algorithme du temps perdu. Proust était à la recherche d'une vérité sentimentale, personnelles, mémorielle, qui n'était activable que dans les souvenirs d'un temps "perdu" ; Zuckerberg est à la recherche d'une vérité de l'assignation scopique et cognitive qui n'est activable que dans la prolifération instrumentale de contenus fabriqués pour nous faire oublier qu'il est un temps en dehors de celui du défilement infini.
Les raisons de ce changement sont assez simples. Il s'agit de toujours davantage valoriser des contenus "recommandés" par une "intelligence artificielle" (en fait un algorithme statistique entraîné et nourri par des méthodes d'apprentissage "profond"), contenus suffisamment thématisés pour avoir l'air personnalisés et suffisamment généralistes pour s'affilier au maximum de profils possibles. La normalisation alors produite opère une maximisation des rendements publicitaires : tout le monde voit peu ou prou la même chose tout en étant convaincu de ne voir que des recommandations personnalisées.
L'algorithmie selon Facebook (mais aussi selon Instagram, TikTok, Snapchat, et l'ensemble des réseaux et médias sociaux de masse), c'est la conjugaison parfaite de l'effet Barnum (biais cognitif induisant toute personne à accepter une vague description de la personnalité comme s'appliquant spécifiquement à elle-même) et de la kakonomie ("l'étrange mais très largement partagée préférence pour des échanges médiocres tant que personne ne trouve à s'en plaindre").
Effet Barnum et kakonomie auxquels il faut ajouter ce que l'on pourrait appeler, en s'inspirant de la théorie de Mark Granovetter, la force des recommandations faibles.
La force des recommandations faibles.
Facebook et les autres réseaux sociaux nous bassinent en affirmant que leurs "recommandations" sont toujours plus fines, plus précises, et plus personnalisées. La réalité est qu'elles sont toujours plus massives, toujours plus consensuelles, et toujours plus stéréotypiques. Pour Mark Granovetter, dans son article, "la force des liens faibles", paru en 1973 :
"(…) un réseau se compose de liens forts et de liens faibles. La force des liens est caractérisée par la combinaison du temps passé ensemble, de l'intensité émotionnelle, de l'intimité et de la réciprocité du lien entre l'agent A et l'agent B. Les liens forts sont ceux que l'on a avec des amis proches (il s'agit de relations soutenues et fréquentes). Les liens faibles sont faits de simples connaissances. Les liens faibles sont dits "forts" dans la mesure où, s'ils sont diversifiés, ils permettent de pénétrer d'autres réseaux sociaux que ceux constitués par les liens forts."
La force des recommandations faibles permet, de la même manière, de diversifier nos pratiques de consultation et d'échange en ligne en jouant principalement sur les deux paramètres fondamentaux que sont le "temps passé" et "l'intensité émotionnelle". Mais cette diversification est instrumentale et biaisée car elle n'a pas vocation à nous permettre d'agir dans d'autres cercles sociaux par des jeux d'opportunité, mais au contraire de massifier et de densifier un seul cercle social d'audience qui regroupe l'ensemble de nos consultations périphériques pour en faire une norme garantissant le modèle économique des grandes plateformes numériques.
Ils ont (encore) changé l'algorithme !
Pourquoi tous ces changements ? Un algorithme dans un réseau social c'est un peu comme un produit ou un rayon dans un supermarché. De temps en temps il faut le changer de place pour que les gens perdent leurs habitudes, traînent davantage et perdent du temps à la recherche de leurs produits et rayons habituels, et tombent si possible sur des produits et rayons … plus chers. Mais également pour que dans cette errance artificielle ils soient tentés d'acheter davantage. Tout le temps de l'errance est capitalisable pour de nouvelles fenêtres de sollicitations marchandes.
Or la question de l'urgence du changement est particulièrement d'actualité pour la firme qui risque pour la première fois de son histoire de perdre des parts de marché publicitaire, et qui, au cours des trois derniers mois de l'année dernière, avait annoncé qu'elle avait perdu des utilisateurs quotidiens pour la première fois en 18 ans d'histoire.
Dans une perspective historique plus large, il semble que la dimension conversationnelle tant vantée qui fut celle du web, puis des blogs, puis des marchés eux-mêmes (souvenez-vous du Cluetrain Manifesto), et enfin réseaux sociaux, soit arrivée à épuisement. Dans le meilleur des cas, elle a été remplacée par différents types de monologues autour desquels l'essentiel du dialogue se résume à des clics valant autant de claques tantôt approbatoires tantôt d'opprobre. Dans le pire des cas il s'agit de séquences formatées dont la potentialité virale est le seul attribut et dont se repaissent les promoteurs des "intelligences artificielles" dans leurs courses folles au nombre de vues et d'interactions pensées comme autant d'assignations.
Naturellement les conversations ne disparaissent jamais vraiment. Elles sont reléguées dans d'autres espaces numériques (quelques sites dédiés comme 4Chan et l'ensemble des application comme Messenger, WhatsApp, et tout ce que l'on nomme le Dark Social). Mais s'il fut un temps dans lequel l'enjeu des plateformes était de susciter des formes conversationnelles inédites et parfois complexes (des liens hypertextes aux trackbacks en passant pas les forums), l'enjeu n'est plus aujourd'hui que de susciter de stériles appétences pour le contenu suivant.
La part paradoxale de ces changements d'algorithmes ou d'interfaces (ou des deux à la fois) est qu'ils nous renvoient toujours à nos propres pondérations, à nos propres immobilismes, à nos propres routines, à nos propres habitus. Ce n'est pas l'algorithme qui change, c'est l'algorithme qui veut que nous changions. L'autre face sombre de ces changements réside, c'est désormais acquis, davantage dans ce qu'ils tendent à masquer à obscurcir et à ne plus faire voir, qu'à la loi de puissance qui veut qu'une part toujours plus congrue de contenus récolte une part toujours plus massive de visibilité et d'interactions.
Pawel Kuczynski. "Time to rest."