Mais vous n’aurez pas ma (Doctolib)erté de penser

Le site Doctolib est actuellement sous les feux d’une polémique qu’il me semble intéressant de commenter brièvement. Enfin brièvement … vous me connaissez 😉

DE RIKA ZARAÏ À DOCTOLIB.

Je vous résume l’affaire : Doctolib permet de prendre des rendez-vous avec des gens qui ne sont en rien des docteurs / médecins ou professionnels de santé publique, mais des libéraux exerçant une activité de naturopathe, d’homéopathe, d’ostéopathe et autres trucs en « -pathe ».

Problème, si l’essentiel d’entre eux sont heureusement inoffensifs à l’exception des blessures infligées à nos comptes bancaires, beaucoup sont aussi d’authentiques escrocs qui franchissent parfois la limite des dérives sectaires et de la mise en danger de la vie d’autrui sous prétexte de crudivorisme ou de « trempez vos culs dans des bassines pour soigner vos cancers.« 

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Ces escroqueries et dérives autour de médecines « alternatives » ont toujours existé et j’ai personnellement grandi dans un monde ou la grande prêtresse du lavage de cul thérapeutique en bassine s’appelait Rika Zaraï, et vendait des livres par millions tout en étant continuellement invitée dans différents médias grand public.

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Si la polémique autour de Doctolib a pris de l’ampleur c’est notamment suite à nombre de « naturopathes » référencés dans Doctolib et qui se réclament explicitement de la « formation » d’Irène Grosjean, figure du milieu, et qui explique pépouze dans des formations à 1000 euros la journée que pour lutter contre la fièvre chez les enfants il faut masser le gland des petits garçons et le clitoris les grandes lèvres des petites filles pendant qu’on leur donne un bain de siège (spoiler alert : il s’agit en fait d’une agression sexuelle punie de 10 ans de prison).

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Quelques lanceurs d’alertes (dont « L’Extracteur ») ayant soulevé l’affaire en la documentant par une vidéo, et comme de très nombreux naturopathes affichent sur leur profil Doctolib leur appartenance à l’école d’Irène Grosjean comme un outil de légitimation, Doctolib a sous l’effet de la pression médiatique fait un (petit) pas en arrière en « suspendant » (ce qui veut dire qu’ils vont probablement être rétablis) une quinzaine de comptes qui affichent explicitement le nom d’Irène Grosjean ou de Thierry Casasnovas dans leur fiche (les deux étant suspectés et accusés de dérive sectaire). On peut hélas supposer que dès lors que les comptes suspendus « effaceront » ces appartenances de leur fiche, ils pourront être rétablis par la plateforme. Ou pas. En tout cas on n’en sait rien. Ce qui est … l’essentiel du problème.

Pour celles et ceux qui voudraient connaître l’argumentaire de Doctolib à la suite de cette affaire, il est disponible depuis leur compte Twitter.

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Je ne vais pas commenter chaque point mais la « minoration » (« 3% de nos utilisateurs exercent une activité dans le domaine du bien-être ou du médico-social. (…) Les rdv avec ces praticiens représentent 0,3 % de la totalité des rdv pris« ) est un artifice rhétorique aussi classique qu’irrecevable. Déjà parce que c’est 0,3% de près de 100 millions de rendez-vous (exactement 96,6 millions de rendez-vous pris en ligne en 2020 selon les données indiquées par Doctolib). Ensuite parce que 0,3% de rendez-vous pris avec des gens susceptibles de te recommander la stimulation clitoridienne sur des enfants pour faire baisser la fièvre ça reste insupportable et inacceptable.

Concernant les avertissements aux utilisateurs en mode Explicit Lyrics (« il est mentionné plusieurs fois “Ce praticien exerce une profession non réglementée” puis “Leur diplôme n’est pas reconnu par l’Etat”) on rappellera qu’il est aussi marqué « Fumer tue » sur les paquets de tabac. Et qu’en toute hypothèse les praticiens exerçant « des professions non-réglementées » avec des diplômes « non reconnus par l’Etat » n’ont peut-être … rien à foutre sur un site dont l’objet est de permettre de prendre des rendez-vous médicaux avec des professions réglementées disposant de diplômes reconnus par l’Etat. Je dis ça je dis rien, mais y’a un moment où à force de prendre les licornes de la start-up nation pour des canards sauvages ça va finir par se voir.

Le 8ème tweet de la série (« Nous disposons d’une équipe chargée de vérifier l’identité de nos praticiens utilisateurs, leur droit d’exercice et leur fiche profil. Le praticien est cependant responsable de sa fiche et peut la modifier à tout moment.« ) résume à lui seul toute la difficulté et l’ambigüité du système. Un classique problème de modération doublé d’un tout aussi classique problème de responsabilité éditoriale et auctoriale. Dans l’ordre :

« Nous disposons d’une équipe chargée de vérifier l’identité de nos praticiens utilisateurs, leur droit d’exercice et leur fiche profil. »

Dont acte mais alors (j’ai interrogé Doctolib à ce sujet sans réponse pour l’instant) de combien de salarié.e.s (ou de sous-traitants) est composée cette équipe ? Et quelle est le profil ou la formation de ces personnes dans le domaine éthique / juridique / médical ? Sont-ils et elles de simples « vérificateurs d’identité » ou des gens formés à la capacité de discerner différentes pratiques dans différents types d’exercices ? Et quelle est leur responsabilité ? Peuvent-ils ou elles être tenu.e.s pour responsables en cas de signalement défaillant ou seule la responsabilité de l’entreprise est-elle engagée dans l’éventualité d’un recours en justice ? Existe-t-il des sanctions internes en cas de défaillance ou d’erreur ? Les cas de Thierry Casasnovas et celui d’Irène Grosjean sont suffisamment documentés et depuis suffisamment longtemps pour ce laxisme dans la modération s’apparente davantage à une forme d’incurie coupable (sauf s’il ne s’agit que de « vérificateurs d’identité » mais ce qui nous ramène alors au problème initial de leur absence de formation).

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Vient ensuite le classique :

« Le praticien est cependant responsable de sa fiche et peut la modifier à tout moment. »

Et oui. Le praticien est responsable de sa fiche. C’est à dire que Doctolib refuse d’endosser cette responsabilité auctoriale et éditoriale. Doctolib n’est ou voudrait n’être « que » un hébergeur, « que » un intermédiaire technique mettant en relation des professionnels et des usagers. Oui mais non. Encore une fois toute l’histoire des outils numériques depuis l’avènement du web nous enseigne et nous apprend que l’on n’est jamais « seulement » hébergeur. Dans le cas des données « éditoriales » concernées sur la plateforme Doctolib (et qui ont à voir avec la santé publique) il semble particulièrement hasardeux de laisser le praticien seul entièrement « responsable de sa fiche« . Dans le cas d’espèce toutes celles et ceux qui mentionnaient ou évoquaient par exemple des pratiques en lien avec le nom de la naturopathe prêchant la pédophilie ou l’un de ses « séminaires » vont probablement s’empresser de faire le ménage pour ne pas voir leur fiche « suspendue ». De quelle historicité dispose Doctolib sur ces modifications ? Et dans quel cadre contractuel ?

On ne peut pas avoir à la fois le cul dans la bassine et la main sur les données de santé. Et il faut en tout cas éviter de se laver les mains dans la bassine où l’on vient de tremper son cul.

« L’AFFAIRE » DOCTOLIB COMME RÉSUMÉ DE
30 ANS D’HISTOIRE DU WEB ?

L’affaire Doctolib nous rappelle quelques points essentiels du débat autour des acteurs du numérique depuis plus de 30 ans.

Renversement de la charge de la preuve. Il ne faut pas prouver que vous disposez d’un diplôme pour entrer dans le système. Ou plus exactement, même les diplômes en carton sont acceptés.

« Opt-In » versus « Opt-Out ». Comme dans l’indexation telle qu’elle est effectuée par les moteurs de recherche, l’idée c’est celle du chalutage, c’est à dire qu’ils prennent tout (ou le maximum de choses) par défaut, pour l’indexer et le rendre disponible, et que si on leur signale des trucs qu’ils n’auraient pas dû prendre et qui entraînent un risque juridique ou réputationnel trop important pour la plateforme, alors ils l’enlèvent. Bah Doctolib c’est pareil. Et c’est un problème.

Findability Versus Visibility. Que des plateformes comme Doctolib permettent que tout et tout le monde soit plus facilement trouvable est une solution. Mais que tout et tout le monde bénéficie de la même visibilité potentielle est un problème davantage qu’une solution. Les deux phrases précédentes marchent aussi en remplaçant « Doctolib » par Facebook, Google, Youtube, TikTok, Instagram, etc.

Ce qu’il faut bien comprendre c’est qu’avant l’avénement de la massification des plateformes et des médias sociaux (disons en gros avant les années 2010), ce qui est aujourd’hui un problème était à l’époque une solution. Je vous explique.

Oui à l’époque il était important que le fait de n’être pas en capacité de présenter un diplôme de doctorat ne constitue pas un obstacle définitif à votre capacité légitime de rédiger une fiche d’encyclopédie sur un sujet donné. C’est le principe de Wikipédia et il était et reste vertueux. (je précise : il reste vertueux parce que Wikipédia continue d’être indépendante et sans publicité et parce que son organisation interne en terme de vérification et de modération est efficace dans 99% des cas – complexe, bordélique, hyper-rigide parfois mais efficace).

Oui à l’époque il était important d’être en capacité de référencer l’immensité (relative) du web sans avoir à demander l’autorisation de le faire à chaque propriétaire de site web.

Oui à l’époque il était important que chacun, et notamment les moins habituellement visibles, puisse bénéficier d’une visibilité équivalente à celle de sites ou de personnalités jouissant déjà d’une très forte notoriété.

C’était important à l’époque car à l’époque, « le web » (c’est à dire un écosystème fait de moyens et d’arbitrages autant techniques que sociaux mis au service d’une distribution la plus large possible des expressions individuelles), « le web » n’était pas un média de masse mais une aristocratie élargie de la parole et de la publication.

C’était important car à l’époque « le web » ne se souciait pas de visibiliser davantage celles et ceux qui l’étaient déjà mais de cesser d’invisibiliser celles et ceux qui l’étaient. Ou plus exactement « le web » ne se souciait de rien puisqu’à la différence des plateformes actuelles il n’avait ni corps, ni âme, ni mission sacerdotale, ni ambition commerciale.

Bref, « le web » d’il y a 15 ou 20 ans n’avait absolument rien à voir avec les usages solubles dans 4 ou 5 grands biotopes numériques auquel il se résume souvent aujourd’hui. Non pas pour expliquer ici que « c’était mieux avant » mais pour acter le fait que « c’était radicalement différent avant« , ça oui.

LA LICORNE DANS L’OEIL DU CYCLONE ?

Doctolib est un site emblématique à plus d’un titre et bien au-delà de sa seule valorisation comme 1ère licorne française (à l’instar de Carotte 4.0).

D’abord, et sans sombrer dans la psychanalyse de comptoir, son fondateur a réussi à surmonter un lourd problème de bégaiement dans son enfance avant de voir une prometteuse carrière sportive dans le tennis s’arrêter brutalement suite à une blessure. De là à dire que Doctolib est d’abord l’histoire d’une remédiation d’ordre intime au même titre que les difficultés de socialisation du jeune Zuckerberg l’ont conduit à monter le site emblématique de la sociabilité numérique …

Ensuite, c’est celui d’un passage à l’échelle mal maîtrisé. Tant que Doctolib ne gérait « que » de vrais professionnels de santé, tout allait presque bien. Dès lors qu’il s’est mis en tête d’inclure l’ensemble des « spécialités » thérapeutiques sur une échelle allant de la chirurgie cardiaque à l’humidification de cul en milieu plastique (également appelé « bain de siège » et « naturothérapie »), les vrais emmerdements ont commencé à proportion de l’essor de sa capitalisation.

Enfin c’est l’histoire d’un projet devenu politique, c’est à dire sortant du champ de l’entreprenariat privé pour chevaucher des intérêts publics comme le rôle central qu’il a joué dans la période Covid l’a montré, et pas toujours pour le meilleur.

C’est l’heure des choix pour les plateformes. Et de Facebook à Doctolib l’enjeu est assez semblable. Il faut, elles doivent dans certains cas spécifiques touchant à la santé publique notamment, se placer en arbitre des élégances et des vérités. Bah oui. Et elles doivent ou devraient en tout cas le faire sur la base d’une motivation morale et éthique et non uniquement financière.

Exemple : si la naturopathie n’est pas illégale mais qu’elle n’a aucun fondement scientifique, et si comme le rappelle le ministère de la santé et au même titre que l’osthéopathie, l’auriculothérapie, l’acupuncture, ou la culbassinothérapie « (…) leur point commun est qu’elles ne sont ni reconnues, au plan scientifique, par la médecine conventionnelle, ni enseignées au cours de la formation initiale des professionnels de santé » alors la solution est en effet assez simple. C’est celle que j’évoquais déjà plus haut et que prescrit de nouveau le médecin Dominique Dupagne sur son compte Twitter :

« La solution pour @doctolib est simple : le nom de domaine http://gogolib.fr est libre (ce jour à 12h45), il suffit de faire deux sites séparés.« 

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