Deux mondes se donnent à lire au travers de ce que l'on nomme l'actualité et de ce qui en perle au travers de fils Twitter ou de JT divers. Deux mondes pour une même fracture. Le feu incontrôlable, l'eau introuvable, l'air irrespirable, et la terre de plus en plus inhabitable.
Bras de Loire de Varades en Loire-Atlantique. Photo Franck Dubray pour Ouest-France.
Nous étions à peine devenus familiers de cette nouvelle forme de d'inquiétude et d'angoisse que l'on nomme solastalgie, qu'au milieu des méga-feux de ce que l'on nomme le pyrocène, nous apprenons à connaître – et pour certains déjà à vivre – ce que c'est que le stress hydrique.
C'est la guerre des Golfs. La sécheresse des uns contre les greens des autres. Guerre qui nous semble si dérisoire ou si insupportable selon le côté du bar du Club-House où l'on se trouve. Au milieu des images d'incendies ravageant jusqu'au plus près de l'océan lui-même, juste après les images de lacs entièrement à sec et de populations se faisant livrer de l'eau potable en camions-citernes, on s'inquiète, on s'écharpe au sujet des Golfs et de leurs greens, de ces morceaux de terre qu'il faut arroser pour que ce loisir puisse continuer d'exister. Il y aura donc une exception pour l'arrosage des greens, car le golf voyez-vous, ce sont aussi des emplois, une industrie touristique que voulez-vous. Le fait que la proportion de pratiquant.e.s parmi les gens votant les lois et leurs exceptions soit significativement plus élevée qu'en population générale est tout de même un angle qui pourrait être soulevé mais bon. Une dernière partie de golf avant l'apocalypse ? On arrosera donc les golfs. Quand ils le peuvent les propriétaires de Golfs le feront sur leurs propres réserves d'eau, si possible de pluie, ils le feront après 20h, ils n'arroseront que les greens, mais dans le brasero géant que la planète, l'Europe et la France sont en train de devenir, il faut pouvoir continuer de jouer au Golf.
A côté de la sécheresse, des méga-feux, des indices de pollution alarmants, à côté du réchauffement mortifère des mers, des océans et des fleuves, qui menacent à la fois les écosystèmes naturels et les bassins industriels supposément "soutenables" dans la perspective d'une transition écologique (allez donc refroidir une centrale nucléaire quand il n'y a plus d'eau ou quand la température du fleuve supposée y pourvoir approche les 30 degrés …), à côté de ces nouvelles guerres des Golfs, naissent toute une série d'actions directes, ciblées, à des échelles semblant microscopiques, mais qui disent dès aujourd'hui une chose importante sur les mouvements sociaux et les hélas probables affrontements massifs et violents de demain.
Beacon Rock Golf Course in North Bonneville, Washington, U.S.
September 4, 2017. Kristi McCluer pour Reuters.
Je veux en noter trois, dont deux que j'ai découvert il y a quelques jours. Le premier est déjà relativement connu.
"C'est pas Versailles ici." C'est celui des collectifs qui depuis environ 2020 se donnent pour mission de lutter contre la pollution publicitaire lumineuse et investissent les grandes villes pour éteindre les enseignes lumineuses. Certains de ces collectifs sont constitués d'adeptes du parkour, d'autres sont des militants de mouvements écologistes, parfois ils sont les deux à la fois. Ce qu'il faut ici noter c'est que ces opérations d'action directe ont été rendus visibles dans les médias et se sont structurées et multipliées suite à l'adoption, en Décembre 2018, d'un décret sur la réglementation des publicités et enseignes lumineuses dans l'espace urbain (en gros il y a obligation d'éteindre entre 1h et 6h du matin mais il y a … énormément de subtilités et d'exceptions).
Les dégonfleurs de pneus de SUVs. Actifs sur différents supports et notamment au travers de comptes Twitter ("The Tyre Extinguishers" et "Les dégonfleurs de SUVs"), ces collectifs appellent toutes celles et ceux qui le souhaitent et le peuvent à dégonfler les pneus de SUV. L'objectif est simple :
"Nous sommes des personnes de tous horizons qui ont un seul objectif : rendre impossible la possession d'un énorme 4×4 polluant dans les zones urbaines du monde. Nous nous défendons contre le changement climatique, la pollution atmosphérique et les conducteurs dangereux. Pour ce faire, nous utilisons une tactique simple : dégonfler les pneus de ces véhicules massifs et inutiles, causant ainsi des désagréments à leurs propriétaires." Extrait du site Web du collectif Tyre Extinguishers.
Les Yakuzas des jacuzzis. Pas de collectifs organisés ici (en tout cas pas encore) mais des actions de dégradations qui se multiplient en situation de stress hydrique, avec des jacuzzis éventrés chez des particuliers ou dans des locations, comme par exemple à Gérardmer, privé d'eau potable pendant 48 heures et où :
"Dans la nuit du 28 au 29 juillet, les jacuzzis de cinq habitations, principalement dédiées à la location saisonnière, ont été éventrés. Les propriétaires ont retrouvé dans l'entaille un morceau de papier sur lequel il était écrit «l'eau, c'est fait pour boire»." (Libération)
Lutte à la hussarde contre la pollution lumineuse, dégonfleurs de SUVs, Yakuzas des jacuzzis … on pourrait aussi mentionner les agressions et insultes dont sont victimes les forestiers (extractivistes ou non), le déchirement des toiles des bassines et méga-bassines de rétention d'eau, et tant d'autres micro-événements encore. Ce n'est pas un hasard si l'on parle de "climat social" et cela l'est encore moins que la crise climatique affecte "naturellement" celui-ci. Les pompiers se désignent désormais eux-mêmes comme "guerriers du climat". La guerre, celle de l'eau au premier rang, est en effet d'actualité. Elle l'est d'ailleurs à vrai dire depuis longtemps comme en rendait récemment compte la géographe Magali Reghezza dont je reprends ci-dessous quelques extraits du thread qu'elle a publié sur le sujet :
- "En 2020 une personne sur quatre dans le monde n’a pas accès à de l’eau potable à son domicile et près de la moitié de la population mondiale est privée de services d’assainissement
- Géographiquement, l’eau douce est très inégalement répartie. 9 pays détiennent 60 % des ressources mondiales. Cette eau douce n’est pas toujours potable (pollution naturelles ou humaines).
- l’échelle nationale n’est pas la bonne pour saisir la complexité du problème. Il existe par exemple de très fortes inégalités à l’intérieur des États en fonction des catégories sociales, de l’âge, du genre, etc.
- La demande en eau se répartit entre agriculture (69%, avec une augmentation constante), industrie (20%) et eau domestique (12%), avec cependant de gros écarts selon les États et les régions du monde.
- Le principal problème reste cependant l’accès. La ressource peut en effet exister en qualité et quantité suffisantes, mais être inaccessible pour des raisons économiques et financières, juridiques, techniques, socio-culturelles. L’eau est aussi une arme géopolitique. Dans un contexte déjà préoccupant, le changement climatique, en réduisant la disponibilité de la ressource dans certaines zones, sera un facteur de déstabilisation supplémentaire, dans des territoires déjà très vulnérables, car instables socialement et/ou politiquement.
- Dans un climat qui change, assurer l’accès à l’eau potable deviendra d’autant plus compliqué qu’une partie des solutions constituent soit des mal-atténuations (dessalinisation), soit des mal-adaptations (retenues et pompages)."
Avant la guerre, revenons donc sur ces actions de guérilla. Même au regard de la littérature ancienne et abondante sur l'action directe et le sabotage, il y a aujourd'hui une interrogation et parfois un vertige à lister la dimension infinitésimale, l'échelle microscopique de ces actions directes, de ces interventions, de ces braconnages, de ces agressions dans un monde au bord de plusieurs macro-cataclysmes. Qu'elles se produisent dans l'espace public, dans des propriétés privées, ou sur des biens privés situés dans l'espace public, ces actions et les collectifs ou les singularités qui les portent sont autant de témoins d'une déprise de l'action publique sur la question climatique et sur son urgence.
[Mise à jour du 12 Août] Au moment où je publiais cet article hier, on apprenait dans Libération qu'un collectif proche d’Extinction Rébellion avait saboté deux golfs à Toulouse. Le compte Twitter d'Extinction Rebellion Toulouse a publié des photos et "revendiqué" cette action.
Car même si l'essentiel de ces interventions procèdent d'une forme de dérisoire à l'échelle de l'ampleur du problème climatique, elles disent beaucoup d'une forme de mobilisation situationniste. Comme si le sentiment de ne plus pouvoir rien faire ou de n'avoir pas assez fait quand il était encore temps, s'incarnait dans l'urgence de trouver quelque chose à faire, y compris de dérisoire dans l'accusatoire. Comme si tout (et n'importe quoi) à l'échelle individuelle était devenu mieux que … rien à l'échelle politique.
Car la politique, celle du gouvernement en tout cas, est l'une des rares certitudes dans ce chaos : aucune solution jamais ne viendra de là. L'actuel ministre de la transition écologique, Christophe Béchu, qui est à la sincérité politique ce que la Knacki est à la gastronomie française et dont chaque déclaration publique est une contribution épistémologique majeure à la redéfinition de la notion de vacuité, Christophe Béchu annonce donc que "il va falloir s'habituer" (acte I) et, je cite toujours, "espérer que le pire ne se produise pas" (acte II). Soit un résumé parfait de l'ambitieux programme écologique porté par Emmanuel Macron et dont on attend désormais avec impatience l'annonce d'un grand plan quinquennal de dépôt de cierges et d'apprentissage de la danse de la pluie.
Le problème est que ces discours ne contribuent qu'à renforcer et à légitimer davantage encore la déjà longue liste des actions directes d'insurrection, de vandalisme ou de rébellion.
Indépendamment des croyances ou des convictions de chacun, il n'existe pas de rapport linéaire à l'effondrement. Ainsi ces actions directes s'accompagnent aussi d'une même et éternelle pulsion scopique, d'un désir de voir la catastrophe. Et de la voir … au plus près comme ces touristes de l'effondrement se pressant devant d'une crevasse de lave en train de se former et de s'étendre au pied d'un volcan en Islande.
La question de savoir ce que donnera la jonction de ces touristes de l'effondrement, "entre insouciance et effarement", et des activistes de la lutte contre ce dernier reste d'autant plus ouverte qu'ils sont parfois une seule et même personne.
Eat the Rich.
Golfeurs, propriétaires de SUVs ou de jacuzzis, on voit bien que la lutte des classes n'est jamais très loin. Certains, comme le travail d'Henri Pena-Ruiz cité dans Reporterre, voient d'ailleurs en Marx l'un des premiers théoriciens de ce que l'on nomme aujourd'hui l'anthropocène :
"La production capitaliste ne développe donc la technique […] qu’en épuisant en même temps les deux sources d’où jaillit toute richesse : la terre et le travail." Karl Marx.
Sur différents réseaux sociaux on voit depuis quelques années exploser et s'installer durablement le hashtag #EatTheRich (mangez les riches). Ce hashtag et les contenus qu'il permet de rassembler et d'éditorialiser, est la queue de comète, la survivance des mouvements "Occupy" nés en 2011 (dont "Occupy Wall Street" fut le plus médiatique) qui prennent aujourd'hui un nouveau tour moins massif mais fait d'actions souvent individuelles et sporadiques.
A partir de données publiques de l'aviation civile, consultables notamment via des sites comme ADS-B Exchange (consultable de manière dynamique ici), il devient non seulement possible de suivre les différents vols effectués dans le monde mais de repérer les jets et avions privés, notamment ceux des milliardaires (il est aussi possible de tracer les déplacements de leurs Yachts). Le compte Twitter "L'avion de Bernard" permet ainsi de suivre et de documenter les trajets du jet de Bernard Arnault mais aussi du PDG de Total.
Alors bien sûr voilà nos milliardaires et riches dirigeants d'entreprises irrités par une telle pratique. Pratique à l'intersection d'usages plus anciens comme celui des comptes fisha ("afficher") dans le cadre du Revenge Porn, celui du "Name and Shame" (qui est bien antérieur aux réseaux sociaux), le tout dans une logique de Doxing (ou Doxxing) qui consiste, dans une logique de harcèlement, "à dévoiler les informations personnelles de quelqu'un (…) et à les exposer publiquement, généralement sur Internet." A ceci près, et la nuance est importante, que comme le rappelle l'économiste Lucas Chancel :
"Rendre visible les inégalités est une condition nécessaire pour les réduire. A l’inverse, l’opacité est la meilleure alliée des élites. Les propriétaires de jets ont parfaitement compris ce qui se jouait ici."
Extinction, rebellion … distinction.
Jacuzzis, SUVs, golfs, jets privés … Ce qui se joue autour de ces actions de délation, de dégradation, de déprédation autour des stigmates explicites de la richesse ou de la domination, met en lumière un processus tout à fait classique de luttes sociales mais qui s'incarnent ici dans des échelles singulières ou collectives paradoxales. Paradoxales car les collectifs qui se mobilisent sont le plus souvent invisibles (en ligne comme hors-ligne) et que les individus qui le font également ne correspondent pas uniquement à la sociologie classique de l'activiste et du militant. A l'activisme "classique", au "hacktivisme" (piratage informatique), au "slacktivisme" (activisme 'paresseux' consistant à signer des pétitions ou à soutenir des causes derrière son écran), il faudrait peut-être aujourd'hui ajouter un activisme nouveau, capable d'articuler les 3 précédents et que l'on pourrait, dans la filiation de Pierre Bourdieu qualifier de "distinctivisme", un activisme de la distinction et de l'imitation, de la mimésis (imitation) comme némésis (vengeance).
"Les goûts sont des dégoûts. C'est le dégoût du goût des autres." expliquait Pierre Bourdieu à propos de la thèse de son ouvrage La Distinction (1979). Ce à quoi nous assistons aujourd'hui est une forme d'exacerbation de la distinction dont la cause est aisément identifiable dans la dérive de l'appropriation (et/ou du mépris) des ressources naturelles communes par une classe de plus en plus réduite (et donc également de plus en plus visible) de "puissants". Ce qu'il s'agit de réduire ici, cette distinction qu'il s'agit d'abolir, ce n'est plus simplement celle de l'accès au capital social, culturel ou matériel, mais c'est aussi celle de la mobilité (la possibilité même de se déplacer et de le faire à outrance et sans nécessité), celle de la "simple" jouissance de l'état de nature (de l'herbe verte quand elle ne le devrait pas, de l'eau abondante et fraîche quand elle ne le pourrait pas).
[Mise à jour du 15 Août] Concernant les vandalismes dont sont victimes les golfs, personne en effet ne songe à critiquer l'arrosage du Stade de France. Parce que le Foot est un sport populaire au sens étymologique du terme. Et que la guerre de l'eau sera d'abord une lutte des classes. [/Mise à jour]
Circulant en ville aujourd'hui en une après-midi de canicule désormais ordinaire, et après 2 années passées à expérimenter et à observer aussi ce que fut le confinement, il est frappant de voir que les classes populaires (et une partie de plus en plus large des classes moyennes) vivent de plus en plus une modernité recluse. Enfermés derrière leurs volets roulants le plus souvent clos pour ne pas suffoquer, impossible pour eux de bouger dans des zones péri-urbaines écrasées de béton. Ils ont de moins en moins d'espace, de moins en moins de visibilité (au sens propre), ils voient de moins en moins le jour, et leur capacité même à subsister dans ces espaces est chaque jour davantage contrainte par des normes qui sont soit écocides (comme l'accès à la climatisation) soit économiquement mortifères (comme l'augmentation des coûts énergétiques, de l'eau potable à l'électricité) et qui le plus souvent sont les deux à la fois.
Face à ces vies de malconfort, comment s'étonner que s'opèrent de nouvelles distinctions face à ces mobilités et à ces loisirs ostentatoirement attentatoires à ce dont tant de ces gens sont chaque jour davantage privés ?
Il est probable que nos prochaines distinctions s'établiront autour des prochaines extinctions. Il est probable que la manière dont nous envisageons l'extinction soit … la nouvelle distinction.
Je vous laisse. Habitant à proximité d'un Golf je m'en vais, sans distinction particulière, perpétuer la "lutte contre la bourgeoisie perfide et le capitalisme matois."
La guerilla, c’est le faible qui attaque le fort. Par définition, la guerilla, c’est contre des cibles militaires.
Ici, c’est principalement contre des inconnus, civils, parce qu’on se croit plus malin, plus propre.
https://agir.greenvoice.fr/petitions/exigeons-l-interdiction-d-arrosage-des-golfs