Nantes Université : le label du bien-être et la réalité de l’épuisement professionnel.

Nantes Université est mon employeur. Je m’y démène depuis presque 17 années, dans la petite composante de l’IUT de La Roche-sur-Yon. 17 années pendant lesquelles j’essaie à mon échelle de documenter ce qui s’y passe de bien, mais également tout ce qui relève de dysfonctionnements massifs et mortifères, relevant de la responsabilité de l’université ou plus largement de l’abandon par le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche du sort fait aux étudiant.e.s et aux collègues qui permettent à l’université publique de fonctionner.

Depuis maintenant quelques années mais tout spécialement depuis quelques mois, nombre de composantes et de formations de Nantes Université traversent une crise absolument sans aucun précédent (même si officiellement, tout va bien et c’est la teuf).

Université de l’épuisement professionnel.

Il y a quelques mois de cela et devant une situation depuis plusieurs années délétère, les collègues de la fac de droit et de sciences politiques de Nantes Université publiaient une tribune poignante et désespérante devant la rage qu’ils éprouvaient à être totalement abandonné.e.s devant les situations récurrentes de burn-out qu’ils et elles traversaient, portant à bout de bras, d’énergie et d’épuisement cette filière de formation. Les échanges que je peux avoir aujourd’hui avec des collègues de la fac de droit et de sciences politiques continuent d’être tout à fait alarmants sur leur niveau d’épuisement ainsi que sur celui des collègues administratifs. Les démissions des responsabilités et des charges administratives s’accumulent. La situation est au-delà de l’explosif.

Et ce vendredi 17 Mars, c’est cette fois l’IAE (Institut d’Administration des Entreprises) de Nantes Université qui s’effondre et met à l’arrêt l’ensemble de ses activités. Motif ? Burn-out et épuisement professionnel.

Les mots du communiqué de presse publié sur le site de Nantes Université ainsi que sur les réseaux sociaux de l’IAE sont là encore d’une violence qu’il faut tenter de mesurer à l’échelle du désespoir et de la faillite qu’elle décrit : des consultations croissantes en médecine du travail pour épuisement professionnel, l’ensemble de la direction de l’IAE en arrêt de travail pour épuisement professionnel, la situation critique de la composante, et cette décision tellement rare à l’échelle de l’université française (en dehors des grands mouvements sociaux qui la traversent) qu’elle atteste du niveau de crise ici atteint : « l’arrêt des activités administratives et d’enseignement« . Jusqu’à quand ? C’est la prochaine assemblée générale de l’IAE qui en décidera.

Face à cela, il faut rappeler que la présidence de Nantes Université fait ce qu’elle peut, c’est à dire essentiellement … rien. Il n’est en effet rien à faire puisque les finances sont exsangues malgré quelques célébrations fort malaisantes, que le budget de l’université est régulièrement voté en déficit, et que les années LRU (loi Pécresse dite « d’autonomie » qui est en réalité une loi de lente agonie) ont achevé de mettre en place ce qui relève bien d’une nécropolitique cynique et assumée.

« la biopolitique ne suffit pas à comprendre ce qui nous arrive car nous n’assistons plus seulement à une optimisation managériale de nos vies. Nous avons davantage affaire à des nécropolitiques (Achille Mbembe) qui optimisent notre entrée dans la mort, nous trient, hiérarchisent, désignent les plus fragiles — et certains plus que d’autres : les non titulaires, les vacataires, les étudiant.e.s — comme des cibles dans une indifférente nationale d’autant moins étonnante que ces vies jugées trop coûteuses, improductives, ne comptent déjà plus ; elles entrent dans la mort sans cri. »

Marc Jahjah in « L’université : notre entrée dans la mort »

 

Voilà très exactement la situation dans laquelle, après la faculté de droit et de sciences politiques, se trouve désormais l’IAE de Nantes Université. Dans les prochains mois, dans les prochaines semaines, à la prochaine rentrée, ce sont d’autres composantes qui s’effondreront de la même manière. Puisque rien ne sera fait. A l’échelle de l’université et de ce que je peux entrevoir de son fonctionnement, nombre de « gestionnaires » chantres du néomanagement ont depuis plusieurs années débarqué et infiltré en mode cow-boy les différents étages décisionnels. Des gens disposant d’une intelligence et d’une capacité d’écoute dignes d’un audit de chez McKinsey et dont les glandes lacrymales autant que salivaires ne se déclenchent qu’à la lecture du mot « optimisation ». Il n’est non seulement rien à attendre de leurs interventions politiques sur le sujet, et chaque jour et chaque échange avec les collègues documente un peu plus la réalité de leur cynisme souvent mâtiné de formes chimiquement pures de brutalité dans la gestion de ce qu’ils s’obstinent à nommer des « ressources humaines ». Pour ce qui reste des universitaires en poste dans les échelons décisionnels de l’université, et en mettant de côté celles et ceux qui ne rêvent que de devenir d’authentiques « gestionnaires », ils et elles ont les pieds et les mains liés. Ce qui n’empêche pas de leur rappeler qu’ils et elles auraient pu se mettre à faire semblant de résister un peu lors même qu’ils se contentaient de dîner courtoisement avec ceux-là même qui installaient et resserraient leurs liens.

Leur seule marge de manoeuvre est aujourd’hui celle d’un double étouffement. Soit étouffer l’affaire et la souffrance en la taisant. Soit étouffer les composantes de l’université qui surnagent encore un peu pour les priver progressivement de leurs ressources et les réaffecter vers les composantes les plus en souffrance. Mécanique qui n’aboutira à moyen terme qu’à plonger l’ensemble des composantes dans les même situations que celles actuellement traversées par les collègues de la faculté de droit ou de l’IAE.

J’assiste régulièrement à diverses réunions dans lesquelles l’ordre du jour est invariablement le suivant :

  • Premier point : on nous explique que l’année prochaine va être encore plus dure parce qu’on aura encore moins d’argent et que donc il va encore falloir encore plus se démerder avec nos « ressources propres » (essentiellement la thune qui rentre via l’apprentissage en BUT)
  • Deuxième point : on nous montre des diaporamas chatoyants dans lesquels Nantes Université à classé les composantes par ordre d’urgence : les composantes totalement à la rue (selon différents critères dont celui du taux d’encadrement), les composantes moyennement à la rue, les composantes qui ne seront pas à la rue tant qu’elles continueront de pouvoir se démerder avec leurs ressources propres.
  • Troisième point : on nous explique (vu que j’ai la chance de faire partie d’une composante de troisième catégorie) que la présidence est en train d’ourdir de funestes plans pour que la thune collectée par les composantes de 3ème catégorie soit davantage ponctionnée qu’elle ne l’est déjà pour aider les composantes de 1ère catégorie et que c’est un scandale (spoiler : bah non, mais ça va transformer les 3ème catégorie en 2ème catégorie puis en 1ère catégorie, donc c’est pas un scandale mais c’est juste un plan complètement con).
  • Quatrième point (c’est en général là que je m’énerve) : on nous rappelle que tout va bien, que c’est pire ailleurs, qu’on a plein d’atouts, et que surtout il faut continuer de sourire et de faire des projets à 20 ans et de bien bien bien remplir des fichiers excel à mille colonnes pour aller chercher … quoi déjà ? Ah oui, de l’argent ailleurs que par le biais des finances publiques. Et quand par courtoisie ou lassitude ou finit par accepter de le faire, on nous précise que bon ben par contre c’est pas la peine de chiffrer les besoins en ressources humaines hein, ça on verra plus tard, l’important c’est le projet (là en général je commence à taper – verbalement – les gens).

La faute incombe donc presqu’entièrement au Gosplan libéral de mise à mort de l’université publique en France. Lequel se déroule à peu près sans accrocs. Il y a longtemps dans un vieil article d’une vieille colère, j’écrivais que dès lors qu’on avait eu l’idée saugrenue de forger le vocable d’une « économie de la connaissance« , il ne fallait pas s’étonner de voir immédiatement surgir la légitimation d’une idée de faire … des économies sur la connaissance.

Les écoles privées font aujourd’hui florès. Nos meilleur.e.s étudiant.e.s s’y précipitent. C’est une véritable boucherie. Nos meilleur.e.s doctorant.e.s ou jeunes collègues ayant obtenu leur qualification pour devenir maîtres et maîtresses de conférences deviennent profs dans ces mêmes écoles privées parce que l’université publique et les ministres supposé.e.s en défendre les intérêts sont infoutus d’ouvrir des postes aux concours. Tout le monde (ou presque) s’en fout parce que tout cela est invisible et invisibilisé.

Le résultat de ces années « d’autonomie » est à lire, à documenter, à observer dans ce que vivent aujourd’hui les collègues de la faculté de droit et de l’IAE de Nantes Université. Épuisement professionnel. Dégradation des conditions d’enseignement et de recherche qui passe du stade « au-delà de l’acceptable » au stade « au-delà du supportable. » L’épuisement professionnel, le burn-out c’est un mot. Juste un mot. Derrière ce mot, dans ces composantes, il y a des gens qui s’effondrent en larmes, qui font des crises de tétanie, il y a des crises de colère d’une violence inouïe, il y a des « arrêts maladie » c’est à dire des vies professionnelles qui s’arrêtent, pour certaines il faut le souhaiter, temporairement, pour d’autres nous le savons déjà, presque définitivement. Il y a surtout ce sentiment d’être oublié, méprisé et rendu coupable de n’avoir pas pu faire son travail et défendu ce service public auquel on tient tant alors même que tout à convergé au sein même de l’université pour nous placer en situation de ne plus pouvoir être en situation matérielle, intellectuelle, psychologique de le faire. Certains collègues, enseignants et administratifs ne lâchent pas. Certain.e.s tiennent. Certain.e.s même c’est probable en ressortiront encore plus en colère et plus déterminé.e.s. Mais c’est aux autres, à tou.te.s les autres qu’il faut aujourd’hui penser. Ce sont elles et eux que nous avons le devoir collectif et singulier de panser.

Université du bien-être.

Par-delà le soutien (hélas purement symbolique) que cet article peut manifester à l’endroit des moments si terribles humainement et professionnellement que traversent les collègues de ces deux composantes mais aussi de bien d’autres dans l’université publique, je crois que ce qui me met le plus en colère et en rage, bien davantage que la brutalité du management, que l’incurie de l’écoute, que le manque d’attention et d’empathie, que le déterminisme bon teint qui vise encore à faire croire qu’il suffira de « grands projets » pour sortir de grandes souffrances, ce qui me met le plus en colère aujourd’hui c’est que Nantes Université continue d’être membre d’un improbable consortium baptisé EuniWell et défini comme – accrochez-vous – celui des universités du bien-être. Universités du bien-être dont les principaux faits d’armes sont à ce jour d’avoir organisé des voyages d’affaire entre les universités partenaires, une ou deux journées d’étude en visio sur le bien-être au travail, et mis en place des cours de sophrologie sur quelques campus européens. Que Nantes Université ne manque jamais une occasion de rappeler qu’elle est membre de ce consortium du bien-être en carton me colle des envies de pratiquer sur ses thuriféraires l’art de l’acupuncture par hallebardes.

En résumé donc :

 

 

On m’objectera très probablement que la souffrance et l’épuisement des uns n’empêche pas, « en même temps« , de réfléchir à l’amélioration du bien-être de tou.te.s. Ce qui est précisément tout le problème. Ces improbables consortiums (EUniWell comme tant d’autres) sont un leurre qui vise à masquer et à s’accommoder de nos propres renoncements : on ne peut pas être coupable ou responsable de ne rien faire devant l’effondrement puisqu’on a mis en place des cours de sophrologie (par exemple …) dans le cadre d’EUniWell. Bah si. On peut. On doit.

One More Thing.

Je m’occupe sur le campus de La Roche sur Yon (avec d’autres) d’un point de distribution alimentaire qui vise à aider tou.te.s les étudiant.e.s de l’agglomération. Il y a quelques temps de cela on m’a informé qu’une délégation d’étudiant.e.s européen.ne.s allaient, dans le cadre du réseau EUniWell, venir sur le campus et faire le tour de tout ce qu’on faisait de bien autour du bien-être étudiant. L’idée même qu’on puisse faire visiter un point de collecte alimentaire à des étudiant.e.s européen.ne.s en mettant cette visite dans la catégorie « bien-être » dit toute la folie douce qui s’est emparée de chacun.e d’entre nous (je n’avais moi-même à l’époque même pas cillé à cette demande).

2 commentaires pour “Nantes Université : le label du bien-être et la réalité de l’épuisement professionnel.

  1. Merci pour cette présentation circonstanciée.
    Affligé de constater que l’image de l’Université prime sur la santé de ceux qui la font vivre. Un constat partagé peut-il constituer les prémices d’une co-construction de l’Université de demain ? Moins de nombrilisme, d’hypocrisie et plus de travail ensemble devraient nous redonner la force de faire évoluer positivement, plus sereinement la situation de blocage dans laquelle nous sommes.
    Rappelons notre mission, redéfinissons notre vision et nos objectifs, et, seulement après, allons négocier les moyens d’y parvenir.
    Un enseignant contractuel

  2. Les mêmes fuites en avant néolibérales et mortifères sont à l’œuvre dans bien des établissements. Dans le mien (une fac parisienne), la com et les cours de sophrologie sont aussi là pour masquer la catastrophe en cours (sous-effectifs permanents, harcèlement, absence de médecine du travail, burn out à gogo). Le tout doublé de batailles claniques si chères au monde universitaire où les guerres d’égo pour obtenir une reconnaissance symbolique semblent suppléer aux salaires insuffisants et aux conditions de travail improbables. Ayant failli y laisser ma peau, j’osais espérer que ce fût moins pire ailleurs, mais je contaste à la lecture de votre article que le problème est bien systémique. Je souhaite bien du courage à tous ceux qui se trouvent dans cette situation et font face à des dissonances cognitives aussi quotidiennes qu’intenables.

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