Un jeune homme de 17 ans a été abattu à bout portant par un policier. Le jeune homme s’appelait Nahel. Depuis sa mort, le pays traverse une période d’émeutes qui font écho à ce qui s’était produit en 2005 suite à la mort de Zyed et Bouna.
La mort de Nahel a été filmée par un smartphone et diffusée quasi instantanément sur différents réseaux sociaux, obligeant le ministère de l’intérieur à acter une bavure policière déjà documentée en tant qu’élément de preuve.
L’explosion des violences policières contre des populations racisées, en France comme hélas depuis bien plus longtemps aux Etats-Unis, est très souvent documentée en images et en vidéos grâce à aux smartphones, et si cette documentation – il faut en tout cas au moins l’espérer dans le cas de la mort de Nahel – donne lieu à un rendu judiciaire qui ne peut invoquer le bénéfice du doute ou la légitime défense, la concurrence des régimes médiatiques dans lesquels circulent ces éléments de preuve demeure complexe.
La vidéo de la mort de Nahel, ainsi que toutes celles qui documentent les émeutes qui en résultent, s’inscrivent a minima dans un quadruple régime de concurrence attentionnelle et discursive.
D’abord la concurrence des plateformes.
Twitter, Tik-Tok, Twitch, Snapchat, Youtube, WhatsApp, Telegram, etc. Des réseaux sociaux aux plateformes de streaming « mainstream » jusqu’aux messageries dites du « Dark Social », la multiplication et la multiplicité de ces points d’accès place l’analyse comme l’appropriation informationnelle dans un régime de saturation qui entretient tout à la fois notre pulsion scopique première (le désir de voir) mais aussi notre peur permanente de rater quelque chose (FOMO).
Ensuite la concurrence des médias.
Médias sociaux et médias soucieux d’en être ou d’y trouver une place. Une concurrence tripartite entre, d’une part, les médias télévisuels d’info en continu et leurs incessants « plateaux de débats », d’autre part les plateformes précédentes – sachant que les premiers se servent des secondes comme autant de mécanismes de renforcements attentionnels en découpant en « séquences » supposément virales tous les éléments de plateau permettant de rajouter des focales émotionnelles et spectaculaires – et enfin les médias « pure player » comme Brut ou des comptes de journalistes indépendants (Clément Lanot notamment) dont le succès en pareille circonstance s’explique par leur capacité à fournir à la fois le côté « brut » du reportage de terrain en temps réel et la continuité de l’action journalistique qui en fait le sous-texte spectaculaire autant qu’elle nourrit le commentaire de celui qui filme.
Vient ensuite la concurrence des points de vue.
Il y a cette vidéo où l’on entend une femme crier à un groupe d’émeutiers : « Pas l’école s’il vous plaît ! Pas l’école ! Ne touchez pas à l’école ! » Il y a les vidéos du point du vue du maintient de l’ordre ou qui en tout cas le documentent. Il y a les vidéos qui illustrent la violence à l’encontre des forces de l’ordre pris dans des tirs de feux d’artifice. Il y a les vidéos qui donnent à voir la violence de l’entrée de ces mêmes forces de l’ordre sur le terrain, à l’aide de corps organisés que l’on a davantage l’habitude de voir mobilisés sur des terrains d’action anti-terroriste (BRI, RAID …). Le point commun de la plupart de ces vidéos c’est qu’elles présentent un point de vue « extérieur » : une personne filme une scène et nous la donne à voir, brute. En face de quoi l’on trouve d’autres vidéos, qui cette fois subjectivent et internalisent le point de vue : il s’agit de gens qui se filment « au milieu » de ces scènes pour livrer leur témoignage et leur ressenti en premier plan ; les émeutes sont alors non pas le centre du discours mais le décor qui permet de contextualiser la parole.
Enfin la concurrence des hashtags.
Enfin la concurrence des mots, déclinée en concurrence entre les hashtags. Hashtags qui par-delà leur capacité d’indexer, d’agréger et de repérer des conversations, ne finissent par être alimentés que pour les mêmes raisons qui font que l’on souffle les braises d’un feu que l’on ne veut pas voir s’éteindre. Après la montée (relativement) anarchique en visibilité, temps pendant lequel plusieurs d’entre eux sont en concurrence directe (#émeutes, #Nahel, #Nael, #Nanterre, …) avant de se stabiliser dans une dynamique de viralité mimétique, vient le temps de la synchronicité médiatique ou chaque nouvel épisode (arrivée du #RAID et de la #BRI, question sur un possible #étatdurgence qui devrait ou non être décrété, etc.) devient presque nécessairement un nouveau hashtag qui alimente et stratifie un nouveau récit médiatique, politique et social.
Vidéo drame.
Les circulations des discours et des images sur les plateformes sociales sont une polyphonie cacophonique : elles sont répétitives, confuses, discordantes et redondantes à la fois. Mais elles tiennent également d’une baryphonie : elles se nourrissent aussi de voix basses qui souvent restent longtemps inaudibles d’un réseau à l’autre.
Dans son film Vidéodrome sorti en 1983, David Cronenberg travaille l’une de ses obsessions qui est le rapport au corps que changent les technologies, notamment dans sa capacité de les métaboliser. L’information qui circule sur les plateformes sociales est presqu’autant métabolisée que médiatisée. Ces plateformes sont nos yeux nos oreilles, nos bouches et nos mots.
Dans le vidéo drame qui a vu la circulation des images de la mort de Nahel, on ne voit jamais Nahel mourir mais on comprend qu’il vient d’être tué. La force de démonstration de ces images vient de ce décalage. Leur viralité également car toute autre image donnant à voir sa mort aurait déclenché d’autres processus de circulation virale où il se serait agi tout à la fois d’éviter et de contourner le blocage des plateformes. Ici il n’y a rien à bloquer, il n’y a qu’à montrer la monstruosité d’un geste, d’une mise en joue qui met en jeu une vie. Et pas n’importe quelle vie comme le rappelle l’écrivaine Kaoutar Harchi :
Avant que Nahel ne soit tué, il était donc tuable. Car il pesait sur lui l’histoire française de la dépréciation des existences masculines arabes. Il pesait sur Nahel le racisme. Il y était exposé. Il courait ce risque d’en être victime. La domination raciale tient tout entière en ce risque qui existe.
Alors que faire lorsque le risque se précise ? Que faire lorsque le risque a un visage, une voix, une arme ? Que faire lorsque le risque s’intensifie au point de devenir une menace ? Que faire lorsque ça hurle « shoote-le » ? Lorsque ça hurle « je vais te mettre une balle dans la tête » ? Ce qu’a fait Nahel, il a fui. Fui ce risque qui était la police. Nahel a voulu garder cette vie que la police allait lui prendre. Et cela est intolérable, n’est-ce pas. Qu’un homme racisé tienne à la vie, défende sa vie, lutte pour elle, n’est pas toléré.
Alors, vouloir sauver sa vie a coûté la vie à Nahel.
Addendum
En clôturant cet article on attire mon attention sur la déclaration d’Emmanuel Macron indiquant, je cite, chez « les jeunes » (sic), « une forme de mimétisme de la violence (…) on a le sentiment parfois que certains d’entre eux vivent dans la rue les jeux vidéos qui les ont intoxiqués. »
Le discours sur le mimétisme et la reproduction de scènes de violence des jeux vidéos dans la « vraie vie » c’est une thèse qui ne tient pas la route et qui n’a jamais été établie scientifiquement. S’il peut y avoir parfois des corrélations il n’y a en aucun cas de causalité. Le discours que tient Macron est un discours écran et un discours refuge, qui n’a pour seul but que de le mettre à l’abri de ses propres responsabilités. Ces émeutes et ces scènes de violence auraient existé même dans un monde totalement déconnecté, même chez les Amish. Parce que ce qui se passe actuellement est un fait sociologique (et politique) et non un fait technologique (et numérique).
Le président de la start-up nation est, une nouvelle fois, un vieux con comme les autres.
La mort d’un jeune homme tué par une brute n’est pas une tache d’encre qu’on éponge. C’est un crime, un assassinat, un homicide, un acte monstrueux mais pas une « bavure ».