5 (mauvaises) raisons d’interdire TikTok en Nouvelle-Calédonie

A l’occasion de l’instauration de l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie, on a donc appris que s’appliquerait, pour la première fois, l’interdiction de TikTok.

Pourquoi ? Pour au moins 5 raisons possibles (à mon avis toutes mauvaises mais c’est un autre sujet …)

1ère raison : le risque d’ingérence étrangère sur des événéments qui touchent à la sécurité d’un territoire français. Les plateformes sociales sont des outils géopolitiques. Et particulièrement dans le cas de TikTok et de la Chine. Ces ingérences peuvent prendre la forme de campagnes de dénigrement ou de désinformation. [Mise à jour] Voir l’article de Numérama qui confirme que c’est en tout cas l’un des arguments avancés par le gouvernement.

2ème raison : le risque de propagation virale. Il peut s’agir de ne pas souffler sur les braises. De ne pas permettre de “viraliser” des contenus qui pourraient possiblement amener des continuités dans la contestation alors que le pouvoir cherche à stopper toute possibilité d’extension ou de propagation du conflit.

3ème raison : la visibilité globale du conflit. Indépendamment de la possibilité (toujours non démontrée) que le simple visionnage de vidéos d’émeutes puissent conduire à s’engager dans une forme de participation à ces émeutes (en lien avec le 2ème raison), l’inquiétude du pouvoir réside dans le fait que des images de la crise en cours ne bénéficient d’une visibilité à coût nul et ne soient alors reprises massivement à la fois par des individus et par des médias (français ou étrangers). Il s’agit donc de mettre “sous l’étouffoir” le maximum d’images de cette crise pour garder (un peu) la main sur ce qui peut en être vu, et donc en être dit.

4ème raison : la jeunesse. La sociologie de la plateforme étant ce qu’elle est (très jeune donc), et la capacité d’indignation et d’action de la jeunesse étant aussi ce qu’elle est, le pouvoir s’inquiète de laisser à sa disposition un outil de mobilisation disposant d’un tel impact viral et d’un tel maillage social.

5ème raison : le ballon d’essai. Et la fenêtre d’Overton. Ce n’est pas la première fois qu’Emmanuel Macron s’attaque aux écrans et/ou aux réseaux sociaux comme cause de tous les maux. Son entrisme dans les champs familiaux du privé et de l’intime (qu’il s’agisse de natalité ou de temps d’écran) ne cesse d’ailleurs d’étonner et d’inquiéter. Interdire TikTok en Nouvelle-Calédonie est donc une manière d’acter que ce serait possible (la réalité technique est beaucoup plus complexe et l’interdiction assez simple à contourner mais c’est un autre sujet). En créant un précédent, et indépendamment même de toute forme d’évaluation de son succès ou de son insuccès, le pouvoir acte dans l’opinion le fait que ce qui semblait simplement délirant hier devient possible aujourd’hui.

Sans oublier, comme le rappelle utilement Thibault Prévost qu’il s’agit aussi d’une :

Implémentation expérimentale de mesures liberticides dans cadres dérogatoires sur groupes sociaux et territoires soigneusement marginalisés – hier les “banlieues”, aujourd’hui Kanaky. L’espace racisé, éternel laboratoire de R&D du (bio)pouvoir.

 

A titre personnel mais aussi en tant que chercheur qui travaille ces questions depuis plus de 20 ans, aucune de ces raisons n’est valable et je peux vous annoncer qu’elles ne seront d’aucune efficacité.

Si je devais jouer l’avocat du diable et choisir de défendre une seule de ces mesures stupides et liberticides, ce serait à la rigueur la première, et je dis bien à la rigueur, car les enjeux d’ingérence étrangère peuvent aussi s’observer, se mesurer et se contrer. Ils peuvent même être utiles, lorsqu’ils sont établis et documentés, dans une stratégie diplomatique entre états.

Les trois suivantes (risque de propagation virale, visibilité du conflit et ciblage de la jeunesse) sont toutes plus stupides les unes que les autres. D’abord parce que la visibilité globale du conflit est avant tout assurée et garantie par les médias d’opinion (dont certains se font les alliés objectifs du pouvoir, et d’autres se contentent d’un journalisme de préfecture). Quant à la complexité du sujet de la propagation virale, elle n’est solvable que pas un black-out total de l’ensemble des moyens de communication ; mais prétendre la résoudre en ciblant une seule plateforme, quelle que soit son audience et sa dynamique virale intrinsèque, revient à essayer de résoudre une inondation en distribuant des bouteilles vides aux habitants qui en sont victimes.

Et la jeunesse ? Sans accès à TikTok, la jeunesse réellement mobilisée et active se trouvera et s’est déjà probablement trouvée d’autres canaux de mobilisation et d’organisation, le premier d’entre eux étant WhatsApp. Et pour “l’autre jeunesse”, celle qui se contente d’être jeune mais n’est ni particulièrement mobilisée ou politisée, elle vivra cette interdiction comme une censure et une privation aussi injustifiée qu’injustifiable, et là peut-être y verra les raisons de se mobiliser ou d’entrer dans le conflit.

Vous l’aurez compris, la seule, l’unique, la vraie raison de cette interdiction de TikTok, c’est de réaffirmer “l’espace racisé comme (…) laboratoire R&D du (bio)pouvoir” et de servir de ballon d’essai à un horizon de politiques répressives déjà “en marche.”

 

La mise sur le même plan sémantique du “déploiement de l’armée” et de “l’interdiction de TikTok” est à la fois surréaliste et programmatique. Surréaliste car on croirait un cadavre exquis, et programmatique car elle désigne la plateforme comme disposant des attributs d’une puissance militaire qu’il convient d’abattre. C’est donc à la fois se tromper de sujet et se tromper de cible.

[Mise à jour] L’indispensable Quadrature du Net attaque en justice, via un référé-liberté, cette décision de blocage.

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