Le chercheur, l’auteur, et l’argent du beurre. Philippe Forest contre Nantes Université

Philippe Forest est un enseignant-chercheur en littérature à l’université de Nantes. Son domaine de recherche concerne (notamment) les avant-gardes littéraires et l’auto-fiction. C’est aussi un auteur.

Carine Bernault est une enseignante-chercheuse en droit à l’université de Nantes. Elle en est aussi la présidente. Son domaine de recherche concerne (notamment) la question de la propriété intellectuelle et du libre accès aux connaissances.

Je suis un enseignant-chercheur en sciences de l’information et de la communication à l’université de Nantes. Mon domaine de recherche concerne (notamment) la question des usages informationnels numériques et du libre accès aux connaissances. Je suis aussi un militant.

[Vis ma vie de militant] J’ai dénoncé publiquement (il y a très longtemps) les pratiques délictueuses et délétères de l’Inist qui (à l’époque) faisait absolument n’importe quoi en revendant photocopies d’articles scientifiques pourtant disponibles gratuitement et sans jamais en informer les auteurs et les autrices. J’ai aussi failli aller en prison et payer une très forte amende en rendant au domaine public le texte du journal d’Anne Franck dans sa version néerlandaise originale. Depuis des années (au moins 20 ans) je dénonce le groupe prédateur Elsevier et l’ensemble de ses pratiques et je me suis engagé à ne plus jamais publier dans des revues scientifiques (c’était en 2016). Je m’efforce de rendre accessible toute mon activité de recherche via ce blog, et chaque fois que je peux défendre, en parole et en actes le mouvement de l’Open Access, je le fais. Je ne vous raconte pas tout ça pour m/la gloire mais parce que ce que je retire de ces diverses « expériences », c’est qu’un individu seul (au départ en tout cas) dispose d’un pouvoir d’agir qui peut-être absolument considérable (selon bien sûr le sujet considéré, j’ai pas non plus découvert un vaccin ou libéré des prisonniers politiques hein). Je vous en parle aussi parce que dans cet article il va être question de ce que les trois individus ci-dessus, Philippe Forest, Carine Bernault et j’espère un peu moi-même, sommes en capacité de changer pour oeuvrer dans un sens qui nous apparaît, à chacun, comme étant celui de l’intérêt général de la communauté dans laquelle nous nous inscrivons et que nous prétendons parfois représenter. [/Vis ma vie de militant]

Straight to the point.

Episode 1. Il y a de cela trois ans, une femme seule (suivie par son conseil d’administration), Carine Bernault, prenait et assumait la décision courageuse, de mettre en place ce qui était (et demeure à ce jour) le seul mandat de dépôt obligatoire dans une archive ouverte universitaire. Elle le faisait en s’inspirant de ce qu’un des pionniers de l’Accès Ouvert, Bernard Rentier, doyen de l’université de Liège, prônait et défendant depuis au moins 2007 avec un succès jamais démenti. En langage courant pour celles et ceux qui sont peu familiers de ces questions, cela veut dire que l’ensemble des enseignants-chercheurs de l’université qu’elle préside, avaient obligation de déposer, au bout d’un délai fixé par la loi pour une république numérique (article L533-4), leurs articles de recherche financés au moins pour moitié sur fonds publics, dans un espace (une archive numérique institutionnelle) où ils pourraient être consultés par l’ensemble des individus de ladite université (étudiant.e.s, collègues, vous) qui souhaiteraient simplement … les lire. C’était courageux, très courageux même, parce que c’était radical et que cela l’est encore. Radical dans un monde où depuis des années (au moins en tout cas le quart de siècle depuis lequel j’y ai mis le pied et même auparavant) on a tenté d’expliquer, de former, d’inciter, de plaider, de convaincre les enseignants-chercheurs que face à la prédation exercée par un oligopole d’éditeurs scientifiques crapuleux qui verrouillaient l’accès aux résultats de la recherche publique en se gavant d’effets de rente relevant de l’escroquerie en bande organisée, face donc à Elsevier et quelques autres, nous avions en tant que communauté universitaire et scientifique le devoir et l’impératif moral de bouger et de bouger rapidement.

Seulement voilà. Les universitaires sont des individus comme les autres, c’est à dire globalement dominé par des habitudes, et peu enclins à l’acceptation du changement y compris lorsqu’il est légitime et permet de corriger des inégalités. Donc la décision de Carine Bernault était courageuse et pionnière. Et je l’avais à l’époque publiquement saluée comme telle.

Episode 2. On a appris ces derniers jours via le site Actualitté, que Philippe Forest avait déposé un recours contre cette décision et avait tristement et malheureusement eu gain de cause puisque l’université de Nantes aurait donc « révisé » son plan d’action pour la science ouverte … J’espère temporairement. By the Way je note qu’à aucun moment depuis la rentrée (qui a eu lieu le 19 août pour les personnels) l’université de Nantes n’a communiqué sur ce sujet.

« Philippe Forest, professeur à l’Université de Nantes, également romancier et essayiste, a déposé un recours en 2022 devant le tribunal administratif. Ce recours a ensuite reçu le soutien de la SGDL et du SNE.

Le 1er août 2024, à travers une ordonnance, le tribunal administratif a acté la révision du plan d’action pour la science ouverte de l’Université de Nantes, prenant en compte la nécessité de revoir sa politique de dépôt des publications scientifiques. »

 

Je n’ai, pour l’instant, pas d’autres éléments sur les motivations de cette ordonnance que ceux fournis par ce communiqué commun du Syndicat National de l’Edition (SNE) et la SGDL (Société des Gens de Lettres) :

 

Tout comme le tribunal administratif dans son ordonnance du 1er août 2024, la SGDL et le SNE prennent acte de la modification du plan d’action pour la science ouverte de l’Université de Nantes qui a consacré la nécessité de mettre à jour sa politique de dépôt des publications scientifiques.

La SGDL et le SNE saluent ce changement, tout en appelant à la vigilance à l’égard de toute politique au niveau français ou européen aboutissant, sous l’apparence de recommandations et de souhaits, à contraindre les auteurs, par le poids de la hiérarchie universitaire ou des financements alloués à la recherche, à publier sur des archives ouvertes.

La SGDL et le SNE demeureront attentifs à la mise en œuvre de ces politiques par les universités et invitent le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche à rappeler ses principes à l’ensemble des établissements d’enseignement supérieur et de recherche.

 

Je vous souhaite une bonne grosse archive fracture ouverte.

Alors voyons. Qu’un universitaire qui est aussi un auteur disposant de réseaux éditoriaux importants (il fut notamment co-directeur de la puissante NRF chez Gallimard) utilise lesdits réseaux, c’est juste la vie et son droit le plus absolu.

Ce que j’aimerais en revanche comprendre et qui m’échappe dans cette affaire (et me donne envie d’introduire des chatons dans un mixeur) c’est dans quelle putain de mesure le devoir de déposer des publications scientifiques financées au moins pour moitié par de l’argent public, plus d’un an après leur parution, dans une archive institutionnelle, dans quelle putain de mesure cela entrave, contrarie, ou empêche Philippe Forest (ou tout autre que lui) de poursuivre son activité d’auteur (en dehors donc ou à côté de son activité d’universitaire). Et quand bien même son activité d’auteur (les textes qu’il publie chez des éditeurs littéraires) et son activité d’universitaire (les articles scientifiques qu’il publie dans des revues universitaires) auraient des points communs ou seraient un même corpus, jamais, jamais, jamais le dépôt en archive ouverte n’a constitué un obstacle ou une entrave à la commercialisation d’un ouvrage. Bien au contraire. Toute la littérature scientifique sur le sujet (de l’Open Acess) en atteste, et les exemples sont innombrables (ça fait 20 ans que j’en cite sur ce blog, là j’ai juste la flemme de tout vous remettre mais vous pouvez fouiller ou ). De très grandes maisons d’édition universitaires anglo-saxonnes et américaines publient d’ailleurs systématiquement des versions commerciales de leurs ouvrages et en même temps mettent en ligne une version en Open Access du même texte (un exemple illustre parmi tant d’autres). Et encore une fois, et la nuance est d’importance, le mandat de dépôt adopté par l’université de Nantes n’oblige pas Philippe Forest à renoncer à ses droits ou à mettre dans le domaine public les textes et travaux qu’il souhaiterait publier dans un cadre commercial (accessoirement il faut ici rappeler que son salaire de professeur d’université lui permet précisément aussi de pouvoir essayer de publier ses textes et travaux dans un cadre commercial sans avoir à se poser la questions que les auteurs et autrices se posent tous les jours, c’est à dire de savoir comment ils vont bouffer et payer leur loyer à la fin du mois). Le seul truc auquel Philippe Forest est aurait été obligé c’est, je vais le répéter une dernière fois, à déposer dans une archive institutionnelle donc locale (c’est à dire accessible en première intention uniquement par les étudiant.e.s et universitaires de l’université de Nantes), uniquement ses écrits universitaires financés au moins pour moitié sur des fonds publics, et uniquement a minima un an après leur parution et publication (dans une revue universitaire). Donc j’ai beau prendre le truc par tous les bouts, y’a rien qui va. Rien. Nada. Que dalle.

Ceci étant posé rien de malheureusement très étonnant à ce que le SNE et la SGDL s’opposent à la libre circulation des connaissances, les premiers sont des marchands (et cela ne leur est pas reproché, ils en ont le droit et c’est leur fonction) et les seconds (les auteurs et autrices) se font exploiter depuis tant d’années par les premiers en se laissant réduire à la part la plus congrue de leurs droits, qu’ils se contentent le plus souvent de s’aligner sur les positions des premiers, guettant l’aumône ou craignant la cogne.

Je passe sur le dernier paragraphe de leur communiqué dans lequel ils en appellent au ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche comme un mauvais délégué de classe en appellerait à la dénonciation de ses camarades auprès du proviseur et reviens un instant sur la partie qui me donne le plus envie de nourrir des bébés phoques avec des hallebardes :

La SGDL et le SNE saluent ce changement, tout en appelant à la vigilance à l’égard de toute politique au niveau français ou européen aboutissant, sous l’apparence de recommandations et de souhaits, à contraindre les auteurs, par le poids de la hiérarchie universitaire ou des financements alloués à la recherche, à publier sur des archives ouvertes.

 

Bon. Comment vous dire. « Contraindre les auteurs » ? « Par le poids de la hiérarchie universitaire » ? « Sous l’apparence de recommandations et de souhaits » ? Sérieusement ?? Alors donc je rappelle que « les auteurs » concerné.e.s sont en l’espèce absolument toutes et tous des universitaires, c’est à dire des gens qui touchent chaque mois un salaire pour exercer leur activité d’enseignement, de recherche, et pour en rendre compte via leurs publications. Ce ne sont pas « des auteurs » qui vivent de leur plume dans des mansardes en redoutant les frimats de l’hiver et en cantinant à la soupe populaire.

Je rappelle également que bah oui, quand t’as des financements publics qui te sont alloués pour te permettre de mener ton activité de recherche, bah oui tu as le devoir d’en rendre compte publiquement. Punto y Basta.

Je rappelle enfin, que le sujet de la mise à disposition publique des résultats de la recherche (publique également) n’est pas un sujet technique, universitaire, réservé à quelques cénacles d’initiés. C’est un sujet politique. Des gens se sont battus pour en défendre l’idée. Certains en sont morts (Aaron Swartz est le plus célèbre de ses morts). D’autres ont été poursuivis et le sont encore par différents procès ou procédures baillon (Alexandra Elbakyan en est l’exemple toujours vivante). Des moyens de propagande et de désinformation massifs ont été mis en place par les grands groupes éditoriaux commerciaux, depuis des années, en France et à l’étranger pour intimider et criminaliser ces pratiques de partage non seulement légitimes mais absolument nécessaires en démocratie.

Je rappelle enfin, au SNE, à la SGDL, à Philippe Forest et à toutes celles et ceux qui veulent l’entendre que le mandat de dépôt en archive ouverte est parfaitement conforme à ce truc anecdotique en démocratie qu’on appelle la loi et qu’il ne contrevient en rien aux principes du droit d’auteur ou de la propriété intellectuelle. Par contre si le SNE est chaud pour augmenter la rémunération des auteurs et des autrices et leur liberté contractuelle à disposer de leurs oeuvre, là pour le coup ils tiennent un sujet.

Et pour tout le reste, je vais quand même me permettre de citer une nouvelle fois Lawrence Lessig, juriste à Harvard, inventeur des Creative Commons, et qui suite au suicide d’Aaron Swartz après les poursuites engagées contre lui par son université et un groupe éditorial, écrivait ce que j’invite chacun et chacune d’entre vous à bien comprendre et à retenir :

« Mais quiconque affirme qu’il y a de l’argent à faire avec un stock d’articles scientifiques est soit un idiot, soit un menteur. »

 

Car cher Philippe Forest et chers représentants du SNE et de la SGDL voilà bien la seule chose dont il est ici l’objet : un putain de stock d’articles scientifiques.

Je guette et espère la décision qui sera celle de l’université de Nantes et de sa présidente, Carine Bernault, pour voir si elle s’oriente vers un renoncement ou vers la défense de la libre circulation des connaissances scientifiques.

Je me tiens bien sûr à la disposition de Philippe Forest si cet article lui tombe entre les mains et qu’il souhaite réagir (les commentaires lui sont ouverts et je peux même lui offrir un droit de réponse … en libre accès 😉

[Mise à jour du 10 septembre au soir]

On m’indique en commentaire (merci) que l’ordonnance du tribunal administratif de Nantes est disponible. Et on y lit (putain je m’en remets pas) la chose suivante :

« Par une délibération du 20 octobre 2023, postérieure à l’introduction de la requête, la présidente de l’université de Nantes a abrogé la délibération attaquée qui n’avait reçu aucune application. Cette décision est devenue définitive. Dès lors, les conclusions de M. A à fin d’annulation sont devenues sans objet. Il n’y a plus lieu d’y statuer.« 

 

Comme le résume l’auteur du commentaire qui m’a indiqué la disponibilité de l’ordonnance :

« Visiblement, le tribunal n’a pas jugé au fond, car la présidente de l’université avait préalablement abrogé sa décision, et l’a fait savoir au tribunal, qui a donc juste considéré qu’il n’avait plus rien à juger.« 

 

Je comprends mieux pourquoi non seulement on n’avait en effet pas de nouvelles de l’application du mandat de dépôt obligatoire voté par le CA de l’université en Juin 2021 … Comme j’aime moyennement être pris pour un con, je suis allé fouiller dans les archives des Conseils d’Administration de l’université de Nantes et j’ai fini par retrouver, en effet, celui d’Octobre 2023.

Le voici :

Autant vous dire que si je l’ai découvert ce soir et que j’ai dû aller le chercher, c’est qu’il n’y a eu absolument aucune communication institutionnelle sur le sujet. C’est à dire qu’à part les membres du CA qui étaient présent ce jour-là, personne de la communauté universitaire n’a été informé de ce revirement important.

Cette décision annule donc en effet (bordel de merde) le mandat de dépôt obligatoire qui avait été annoncé en Juin 2021, le transformant en une simple « recommandation ». Et tout cela suite à la procédure juridique engagée en 2022 par Philippe Forest. Donc bon ben rien n’avancera significativement et rapidement de ce côté là. Les universitaires convaincus par l’Open Access continueront de faire ce qu’ils faisaient déjà sans qu’on le leur demande, les autres continueront de s’en moquer totalement.

C’est dommage sur bien des plans. C’est une formidable occasion manquée. Et moi j’ai l’air d’un con à avoir encensé une décision « courageuse » ou plus exactement à avoir raté le renoncement qui s’en est suivi.

Seul sourire dans cette gabegie finalement totale, Philippe Forest, le SNE et la SGDL ont l’air encore plus cons que moi puisqu’ils sont donc allés au bout d’une procédure judiciaire pour une décision finalement déjà annulée et s’en sont publiquement félicités par voie de presse.

Cela fait tout de même beaucoup de farce pour pas mal de dindons …

[Vous en reprendrez bien encore un peu ?
Mise à jour du 11 septembre après promis j’arrête. Enfin on verra]

Il est un point assez important que je n’ai pas évoqué dans la parution initiale de cet article car il n’est pas à l’origine de l’action en justice déclenchée par Philippe Forest puis le SNE et la SGDL, mais qui est important et clivant aux yeux de la communauté scientifique. Ce point c’est celui de la bibliométrie et de l’évaluation de la recherche (et des chercheurs et chercheuses par voie de conséquence).

Pour résumer à grands traits il y a donc trois catégories d’universitaires :

  1. Les « bof, non » : celles et ceux qui ne s’intéressent pas à l’Open Access et grosso modo s’en foutent
  2. Les « Oui ! » : celles et ceux qui sont militant.e.s
  3. Les « Oui mais » : celles et ceux qui soutiennent l’Open Access mais ne veulent pas que cela soit utilisé comme indicateur bibliométrique dans des formes de management qui conditionneraient l’attribution de financements ou des avancements de carrière, bref qui mettent en avant un risque de « flicage ».

Il y a sur Mastodon un échange passionnant et éclairant sur cette question, mené par Julie Giovacchini (aka @Lutra). Dans les éléments qui auraient pu pousser Carine Bernault à revenir sur sa décision de mandat de dépôt obligatoire et indépendamment ou subséquemment à la démarche de Philippe Forest et de ses affidés du SNE et de la SGDL, il est possible que des collègues aient, en amont ou pendant le CA qui est revenu sur cette décision, manifesté leur désaccord sur la manière dont, en effet, ce mandat obligatoire, pouvait ouvrir une porte à une énième forme de management de la recherche à la performance.

La crainte d’une utilisation managériale toxique de la bibliométrie sous couvert de pousser l’accès ouvert aux publications scientifiques est une crainte que j’entends et que je comprends mais que je ne partage pas. Pour trois raisons.

Première raison : on n’a pas attendu l’Open Access pour assigner la recherche publique à des financements par projets utilisant tous les ressorts de ce que le néo-management comporte de pire pour le bien public. On a juste attendu Nicolas Sarkozy, Valérie Pécresse et la loi LRU.

Deuxième raison : depuis que la bibliométrie existe, ses indicateurs sont utilisés. Cela fait donc un demi-siècle au moins qu’on a ce « problème » de la loi dite de Goodhart : « quand une mesure devient un objectif, elle cesse d’être une bonne mesure. »

Troisième raison : la plupart des universités et des services ministériels sont incapables de manipuler et d’auditer correctement les indicateurs bibliométriques pour conduire intelligemment des politiques publiques, tant ils et elles ont à la fois autre chose à faire et tant le niveau d’incompétence des gens placés aux postes fonctionnels sur ces sujets est abyssal (hormis les pignolades annuelles sur le classement de Shangaï).

Certes aucune de ces trois raisons n’est suffisante isolément, mais les trois ensemble expliquent pourquoi il me semble plus urgent de rendre à l’accès public les productions universitaires qui devraient y figurer et de le faire y compris de manière obligatoire dans le cadre légal qui le permet, plutôt que de s’inquiéter d’une dérive qui n’a rien à voir avec l’Open Access mais doit tout à la mise en concurrence des universités et à l’impasse abrutissante du financement par projet qui est mortifère pour l’ensemble de la recherche (fondamentale comme appliquée).

Et ce quoi que puisse en dire Philippe Forest avec une mauvaise foi digne d’un débatteur de plateau télé chez Pascal Praud dans la dépêche AEF qui revient sur cette affaire :

Nantes université a pris une décision qui était manifestement illégale – même les partisans de la science ouverte le reconnaissaient – qui aurait été cassée par la justice, et qu’elle a préféré retirer d’elle-même avant l’arrêt du tribunal… Mais on peut arriver au même résultat de manière plus habile ou plus sournoise : le dépôt dans HAL n’est plus ‘exigé’ mais il est ‘recommandé’, et on met en place des baromètres de la science ouverte, afin de faire honneur aux bons élèves et honte aux mauvais, exerçant ainsi une pression sur les individus, les laboratoires, les disciplines qui refusent de se plier au diktat de la prétendue ‘science ouverte’ Je fais remarquer qu’on ne demande pas aux ingénieurs, aux médecins ou aux chimistes de déposer leurs brevets en libre accès…

 

Le « diktat de la prétendue ‘science ouverte’ » … Encore un effort camarade et tu vas finir par évoquer le wokisme et les islamo-gauchistes.

[Mise à jour du 13 septembre au soir]

Encore un dernier mot sur ce sujet. En farfouillant dans les entrailles du web, je suis retombé sur ces « Rencontres sur la science ouverte » co-organisées par le SNE et la SGDL en Octobre 2023 et dans lequelles une table-ronde faisait débattre 4 personnes dont Philippe Forest et Marin Dacos (fondateur d’OpenEdition, conseiller pour la science ouverte au Ministère, héros intergalactique de mon point de vue). Dans la synthèse des échanges (disponible en .pdf) on peut lire ceci :

Un risque de dérive illustré par le témoignage de Philippe Forest, écrivain et professeur de littérature à Nantes Université. A l’origine du conflit : une décision du conseil d’administration de l’établissement, stipulant que les publications des enseignants-chercheurs doivent obligatoirement être mises en accès libre, de préférence dans HAL ; de plus, c’est sur la base de ce dépôt que les chercheurs seront évalués, et que les crédits seront alloués aux laboratoires, avec un système de bonus/malus. Refusant « l’autoritarisme de cette décision, qui prive le chercheur du droit de publier où il le souhaite, et qui le dépossède des fruits de ses travaux », Philippe Forest va alors déposer une motion votée par son laboratoire, qui ne déclenchera aucune réaction de la présidence de l’université, avant de porter l’affaire devant les tribunaux civils, « avec le soutien de la SGDL et du SNE ». Or, comme le rappelle Marin Dacos, la décision de Nantes Université est illégale : « L’obligation ne fait pas partie de la politique de science ouverte du ministère. La seule dimension obligatoire est relative aux publications liées aux appels à projet ANR. »

 

Ce qui confirme deux choses. Primo, que Philippe Forest raconte absolument n’importe quoi (il garde la propriété de ses travaux et il peut continuer de publier où il veut, ces deux points n’ont absolument rien à voir ni avec la loi ni avec le mandat de dépôt voté par Nantes Université). Et deuxio que, oui la décision de mandat « obligatoire » « ne fait pas partie de la politique de science ouverte au ministère« . Mais au regard des arguments exposés dans cet article et au regard du retard qu’il reste à combler pour parvenir à rendre au public l’ensemble des fruits de la recherche publique, il me semble toujours urgent et nécessaire d’aller un peu plus loin que ce que la loi permet en la matière.

Et je vais conclure en laissant la parole à un géant, militant historique et pionnier de l’accès ouvert, Mr Jean-Claude Guédon aka « The Boss », qui écrivait en écho à cette affaire sur la liste de diffusion francophone Accès Ouvert (je souligne) :

le jeu des éditeurs est de maintenir la confusion entre publications à valeur marchande et publications à valeur de recherche ou de connaissance. L’obligation de dépôt est un marqueur clair de cette distinction fondamentale et défendre cette obligation aurait eu des effets importants sur le plan légal et sur le plan politique. Au lieu de cela, le recul sur la notion d’incitation conduit à la reconduite d’une situation ambiguë, état des choses que les éditeurs favorisent quand ils n’arrivent pas à simplement interdire certaines pratiques favorables à la bonne production des connaissances. Un auteur scientifique recherche la reconnaissance de ses pairs; un auteur de fictions (…) recherche la reconnaissance du public et recherche le gain. Voilà la différence !

Vendre de la fiction me paraît normal : on vend bien des salades … On ne vend pas un résultat de recherche; on l’expose à la critique la plus large possible pour en tester les limites, les faiblesses, etc.

En bout de ligne, la situation est pourtant claire : une université se doit de défendre les processus de production des connaissances, particulièrement contre l’envahissement de ce territoire par des intérêts commerciaux. Règle générale, les doubles agendas – de connaissance et de commerce -, quand ils sont impliqués dans la production des connaissances, n’augurent rien de bon pour celle-ci. La connaissance se fonde sur la discussion libre, incessante, sur la critique, le travail, et l’accès à l’archive des connaissances « en jeu » dans la Grande Conversation. Le libre accès ne correspond à rien d’autre que de faciliter, améliorer, voire optimiser, les circonstances de la Grande Conversation. Si cette thèse, à mon avis indubitable, est acceptée, alors le rôle d’une université est clair. Et si l’université s’écarte de ce rôle, elle doit être critiquée jusqu’à correction de la trajectoire.

Pour ceux et celles qui douteraient des effets pervers du monde commercial sur les publications savantes, la liste « Retraction Watch » est édifiante (https://retractionwatch.com/).

 

Quelques articles de presse sur le sujet :

8 commentaires pour “Le chercheur, l’auteur, et l’argent du beurre. Philippe Forest contre Nantes Université

  1. Je suis un enseignant-chercheur en informatique à l’Université Paris 8. Mon domaine de recherche concerne la sécurité informatique émancipatrice. J’ai aussi passé beaucoup de temps à militer pour le libre accès ces dix dernières années (voir une partie de mes travaux et interventions sur le sujet depuis ici : https://pablo.rauzy.name/openaccess.html). Quand j’ai vu passer la news sur Actualitté, ça m’a parfaitement écœuré. Je savais qu’Olivier, qui écrit plus et plus vite que moi, allait y réagir et j’étais donc en attente de ce billet, avec lequel je suis sans aucune surprise en parfait accord. Merci Olivier ! Moi aussi je souhaite une fracture ouverte aux réactionnaires qui s’opposent à la libération de la production scientifique pourtant financée par de l’argent public, et ce combat pour un retour en arrière me sidère. Des combats à mener pour aller dans le bon sens sur ces sujets là, on en manque pas… Bien sûr, le combat pour une juste rémunération des auteurices qui ne le sont pas (les chercheur·es et enseignant·es-chercheur·es ne font évidemment pas parti des mal rémunérés, et si des jeunes précaires le sont, le combat doit être celui de financer les thèses, pas de privatiser leur production scientifique pour enrichir leurs éditeurs). Également, le combat contre le recours à la bibliométrie dans les évaluations (des carrières, des équipes, des labos) pour permettre une obligation de dépôt ouvert qui ne soit pas un auto-fichage. Et enfin, le combat POUR le libre accès et contre la privatisation de la production scientifique, qui malgré de belles avancées n’est toujours pas gagné. On a tous les outils pour y arriver sur les plans techniques et juridiques. J’en parlais dans cette conf d’un petit quart d’heure : https://www.youtube.com/watch?v=Ukc3eap4oLQ :).

  2. Bonjour,

    L’ordonnance du TA de Nantes est disponible ici : https://justice.pappers.fr/decision/6f9f11c8d0a67c28173b7adc9d39c430374be6cd?q=universit%C3%A9+de+nantes+ao%C3%BBt+2024

    Visiblement, le tribunal n’a pas jugé au fond, car la présidente de l’université avait préalablement abrogé sa décision, et l’a fait savoir au tribunal, qui a donc juste considéré qu’il n’avait plus rien à juger.

    Du coup, impossible d’en tirer une conclusion juridiquement fiable 🙁

    Mais il est peut-être opportun de mettre à jour votre billet de blog.

  3. Bonjour,
    Tout à fait d’accord avec votre billet. Une remarque de forme : il ne s’agit pas de « son CA » qui avait voté mais « DU CA de Nantes Université ». La politique et les ambitions de Carine Bernault sont fortes et ce combat contre l’OA est d’arrière garde (enfin) compte tenu des décisions des organismes de recherche.
    Le principe est et doit rester : les citoyens ont payé la recherche, ils doivent pouvoir y avoir accès librement.
    Pour finir, je me souviens de la remarque d’un physicien nucléaire : (en substance) nous publions nos avant parution dans ArXiv depuis plus de 40 ans, ce sont des instructions du CERN depuis très longtemps, mais l’American Physical Society (éditeur majeur de la thématique) va très bien, où est le problème ?

  4. Bonsoir,
    merci pour ce billet, les suites et les commentaires.
    L’absence de décision sur le fond par le TA laisse bien en suspens la question de la légalité d’une véritable obligation de dépôt. Vu que le droit français fait des publications une exception au droit général d’invention dans le cadre d’un contrat de travail, il n’est pas du tout évident qu’un employeur puisse contraindre ici le seul auteur (on est clairement dans un monde où le coautorat n’existe quasiment pas) à une telle manœuvre. De même l’argument du « contribuable » (très utilisé aux USA à la fin des années 2000) résiste difficilement au cadre très protecteur du droit d’auteur de ce type d’œuvres. Il faudrait pour le faire sauter mettre en œuvre ce que les anglais avaient envisagé il y a plus de 20 ans : une copropriété intellectuelle partagée entre les auteurs et leurs employeurs.

    En revanche, tous les systèmes d’incitation inspirés du modèle liégeois et d’autres quasi-obligations résisteront sans doute à une attaque juridique du même type. Pour rappel, il s’agit par exemple de s’appuyer sur un forçage technique : la procédure des promotions n’affichera que les publications qui sont présentes dans l’archive ouverte de l’université, il sera impossible pour les candidat-e-s de fournir un CV académique ou d’indiquer leurs publications.

    PS : je n’ai pas compris pourquoi l’archive institutionnelle nantaise serait réservée aux publics locaux. Si c’est le cas, alors ce n’est pas de l’accès ouvert.

  5. Bravo, Olivier.
    Petite remarque susceptible de t’intéresser et concernant la loi de Goodhart. Merton semble avoir énoncé cette loi avant Goodhart, et devant Garfield à Stanford en 1973. Alex Csiszar, « Gaming Metrics Before the Game : Citation and the Bureaucratic Virtuoso », dans Mario Biagioli et Alexandra Lippman, responsables de publication. Gaming the Metrics: Misconduct and Manipulation in Academic Research. MIT Press, 2020, pp. 31-42, p. 33. En fait, il annonce cette loi dans une longue note infra-paginale d’un chapitre publié en 1972 : Harriet Zuckerman et Robert K. Merton, « Age, Aging, and Age Structure in Science », dans Matilda White Riley, et Anne Foner. Aging and Society. Volume III, A Sociology of Age Stratification. Publié sous la direction de Marilyn E. Johnson, Russell Sage Foundation, 1972, p. 348 note 86.

  6. Elsevier fait partie du consortium qui a diffusé le « go fair manifesto » qui a entre autres objectifs la prédation des citizen data. Il y a maintenant pour les gros éditeurs la possibilité de toucher des subsides EU pour mettre en ligne des actes ou des monographies en open source (brill et de gruyter saventven profiter), et ce même argent est manquant pour les bourses de recherche.

    Le danger des archives ouvertes est leur utilisation par les IA, avec réutilisation et modification sans autorisation de l’auteur, comme le prône les « principes » du FAIR and SMART déviés par Elsevier et ses amis. Il faut un moratoire et des débats, mais vu le nombre de postes disponibles, l’omerta est devenue une règle de survie.

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