[au départ le titre de cet article était : « Universités mortes. Etudiantes à peine vivantes », puis la variante gastronomique s’est imposée]
Aujourd’hui, mardi 3 décembre 2024, et à l’initiative des présidents et présidentes d’université, c’est donc une journée « universités en danger ». Avec des modalités de mobilisation pour le moins très diverses et à mon sens très peu à la hauteur des enjeux du fracas qui nous attend.
A part un communiqué à peine tiède en mode « houlala c’est difficile », une adresse au 1er ministre pour avoir son arbitrage alors même qu’il n’est déjà plus 1er Ministre, seules quelques universités ont au moins eu la décence de déclarer cette journée « morte », c’est à dire de fermer ou en tout cas d’annuler les cours. Aucune à ma connaissance presqu’aucune (à l’exception de Clermont-Auvergne et peut-être de Lille ou de Montpellier) n’est allée jusqu’à organiser des débats, voire des manifestations. Dans la majorité et la plupart des autres on se contentera donc d’un service de presse dont le ministre Patrick Hetzel (pour autant qu’il ait vocation à demeurer en poste mais il y a malheureusement des chances) se cogne comme de sa première trahison des idéaux républicains.
Pourtant, et je n’ai de cesse de le répéter (mais je ne suis pas le seul hein …) le « projet » qui concerne l’enseignement supérieur et la recherche en France est celui d’un effondrement, ou plus exactement d’un effondrement à court terme de tout ce qui est incapable de s’aligner sur les intérêts du capital et d’une rentabilité à très court terme. « L’impossibilité d’un compromis démocratique avec le capital« , comme le détaille très bien Romaric Gaudin dans Mediapart, s’aligne en tous points avec la nécessité d’une mise à mort programmatique de l’un des derniers espaces réflexifs dans lesquels il est encore possible d’un peu penser et analyser cette impossibilité et de ne pas s’interdire a priori de la combattre.
Je suis toujours tout à fait sidéré de cette forme d’incapacité d’agir et de faire collectif de quelque manière que ce soit à l’université même si j’ai aussi, depuis près d’un quart de siècle, eu le temps d’en comprendre, d’en analyser et d’en observer les causes. Des causes liées à la fragmentation à l’oeuvre dans les collectifs de travail via les méthodes d’un néo-management délétère, des causes liées à la mise en concurrence de tout, de toutes et tous et tout le temps (des activités de recherche, de publication, d’enseignement, etc.). Des causes, enfin, liées aux épuisements de luttes qui furent belles mais presque tout le temps infécondes et dans lesquelles sans cesse, sans cesse, nous reculâmes, que ce soit à l’échelle de l’avenir et du devenir de nos universités ou de questions sociétales qui les traversent (comme par exemple le recul de l’âge de la retraite).
Cette incapacité d’agir est d’autant plus flagrante et révoltante que nous avons entre nos mains une arme de contestation massive au travers, non pas de nos étudiantes et étudiants, mais de ce que vivent et traversent nos étudiantes et nos étudiants. Jamais la précarité n’a été aussi palpable, jamais les campus n’ont à ce point été autant de succursales des Restos du Coeur, jamais nos étudiantes et nos étudiants n’ont autant eu besoin de travailler pour financer leurs études, jamais cela n’avait eu un tel impact en terme d’échecs, d’abandons, de difficultés, jamais une classe d’âge n’avait été autant traversée et touchée par des questions de santé mentale. Jamais.
A force d’entendre la rengaine médiatique d’un wokisme islamo-gauchiste qui n’existe que dans l’esprit malade de quelques veules patrons de rédactions à la remorque d’idéologues d’êxtrême-droite (dont certaines et certains ont été et sont encore ministres ou plus que proches du pouvoir), à force aussi de nos épuisements et de nos renoncements précédents, nous sommes beaucoup à nous taire, ou à agir mais sans nécessité de le médiatiser, de le gueuler, de le faire voir et de le faire savoir.
Pourtant et où que le regard se tourne y compris à l’échelle internationale, on observe partout une situation de crise de l’enseignement supérieur qui est directement liée à l’opinion que les régimes droitards, libéraux et/ou autoritaires se font du rôle des universités et de leur place dans la société et qui ne peut être « qu’au service » (des intérêts du capital) ou asservie (aux mêmes).
Le projet politique actuel qui concerne les universités est une nécropolitique de tout ce qui, en elles, est vivant et fécond (regardez aussi ce qui se passe à l’échelle plus largement des politiques culturelles dans ce poste avancé de l’extrême droite conservatrice de la région des Pays de la Loire). Au mot d’ordre de certaines universités déclarées « mortes » en cette journée du 3 décembre fait écho l’ensemble des vivantes et des vivants qui les peuplent encore. Mais le tableau d’ensemble ne renvoie l’image que de morts-vivants.
Ce qui arrive ne relève pas de l’ordre du « choix » ou du « refus de choix » comme la communication des présidentes et présidents d’université le laisse supposer. Nous n’aurons pas à choisir entre le fait de diminuer les capacités d’accueil, ou alors de fermer certaines formations, ou alors de fermer certains sites dits « délocalisés », ou alors de ne pas remplacer les départs à la retraite, ou alors d’augmenter les frais d’inscription pour les étudiantes et les étudiants. La réalité c’est que face aux choix politiques actuels et à venir, nous devrons, et beaucoup d’universités devront dès la rentrée prochaine ou celle de l’année suivante, à la fois réduite leurs capacités d’accueil et aussi fermer certaines formations (notamment en sciences humaines et sociales) et aussi fermer certains sites délocalisés et aussi ne pas remplacer les départs à la retraite et aussi augmenter les frais d’inscription.
C’est pour cela que j’ai écrit hier soir aux presque 150 étudiantes et étudiants du département infocom où j’exerce. Je leur ai écrit ceci :
Chers étudiants et chères étudiantes,
J’outrepasse (légèrement) le cadre de mes fonctions pour faire suite au mail que vous avez reçu à la mi-journée de la présidence de Nantes Université sur la situation budgétaire catastrophique de l’ensemble des universités dans le cadre du financement qui leur est attribué par le gouvernement (gouvernement qui par ailleurs risque de tomber ce soir si la motion de censure est votée mais c’est presque un autre sujet car dans tous les cas, hélas, le budget des universités va malheureusement s’effondrer ou en tout cas chuter considérablement).
Ce mail de la présidente de Nantes Université se terminait par une série de points, que je vous remets ci-dessous, et qui sont présentés à raison comme ce qui, pour vos enseignant.e.s et l’ensemble des personnels que vous croisez dans vos quotidiens, est essentiel à préserver. Ces points, les revoici :
« A défaut, nos établissements seront exsangues et certains seront même dans l’incapacité de payer les salaires de leurs personnels.
- Parce que nous ne voulons pas baisser les capacités d’accueil sur Parcoursup et donc le nombre de places pour les futurs bacheliers ;
- Parce que nous ne voulons pas réduire notre offre de formations ;
- Parce que nous ne voulons pas fermer des sites universitaires délocalisés ;
- Parce que nous ne voulons pas revoir à la baisse, voire stopper la rénovation du patrimoine immobilier ;
- Parce que nous ne voulons pas réduire le niveau de service, par exemple le nombre de bibliothèques universitaires, etc. »
Ces points, je vous invite surtout à les lire comme autant de menaces qui pèsent sur votre prochaine rentrée universitaire car malheureusement nous en sommes là aujourd’hui.
Oui aujourd’hui et si rien ne change nous devrons baisser nos capacités d’accueil sur Parcoursup, c’est à dire concrètement offrir moins de places à celles et ceux qui comme vous souhaitent intégrer ce BUT ou une autre formation de Nantes Université.
Oui aujourd’hui et si rien ne change nous devrons purement et simplement fermer certaines formations.
Oui aujourd’hui et si rien ne change la question du maintien de tous les sites que l’on dit « délocalisés » sera posée (La Roche sur Yon et Saint-Nazaire pour l’Université de Nantes).
Oui aujourd’hui et si rien ne change préserver un cadre d’étude agréable deviendra impossible faute de budget pour réaliser les travaux nécessaires (vous avez la chance d’étudier sur un Campus récent et bien équipé globalement mais parlez-en à vos camarades dans d’autres composantes de cette université ou d’autres, et voyez à quel point ces travaux sont parfois essentiels et urgents)
Oui aujourd’hui et si rien ne change nous devrons réduire les services universitaires qui vous sont proposés dans le cadre de vos études, qu’il s’agisse de l’offre disponible dans vos BU, des services de santé sur site, de l’aide à l’orientation, etc.
Oui aujourd’hui et si rien ne change et même si pour l’instant tout le monde s’efforce de le combattre et de le refuser, le risque est très grand de voir les frais d’inscription à l’université augmenter considérablement.
Vous savez aussi qu’à ce contexte national s’ajoute un contexte régional dans lequel la présidente de la région des Pays de la Loire, Christelle Morançais, a annoncé vouloir supprimer 73% du budget de la culture. Et vous savez à quel point ces sept lettres, les lettres du mot « culture » sont le coeur, la trame et l’un des essentiels de la formation dans laquelle vous vous trouvez et que nous nous efforçons de vous transmettre et de partager avec vous. Cette suppression contre laquelle nous nous battons au quotidien signifie aussi très concrètement moins de stages, moins d’alternances, moins d’intervenants professionnels dans votre formation, moins d’horizons, moins de possibles, moins de découvertes, moins de culture pour vous toutes et tous.
Vous connaissez l’enthousiasme et la détermination de tou.te.s vos enseignant.e.s (ou vous allez apprendre à les découvrir). Nous allons donc, à notre niveau, faire tout ce qu’il est possible de faire pour combattre ce qui est présenté comme inéluctable mais qui est, avant tout, inacceptable.
Demain, mardi 3 décembre, ce sera donc une journée « Universités en danger ». Il y en aura probablement d’autres à venir. Je ne peux que vous inviter à bien mesurer l’ampleur des contraintes et des menaces qui pèsent aujourd’hui sur l’université, c’est à dire aussi sur vous toutes et tous. Et vous inviter à en discuter entre vous et avec vos camarades, en infocom mais aussi dans les autres départements de l’IUT et du campus, et aussi chez vous, avec vos familles, vos proches.
Je vous invite aussi à être curieux et curieuses et à ne pas accepter ces discours que l’on vous présente trop souvent comme des évidences. Par exemple celui selon lequel « la culture coûte cher ». Oui la culture à un coût mais non la culture ne « coûte pas cher », elle rapporte aussi de l’argent car elle est un facteur d’attractivité pour l’emploi, le tourisme et plein d’autres secteurs.
Je vous invite enfin, si vous le souhaitez, à vous mobiliser de toutes les façons qui vous sembleront utiles, légitimes, nécessaires.
Cordialement à toutes et tous.
J’ai relu mon mail ce matin.
Nous sommes des putains de bisounours. Et plus on nous marche sur la gueule et plus le climax de notre mode de résistance consiste à refaire la peinture de l’arc-en-ciel.
Nous avons besoin de radicalité. Nous avons besoin de refaire collectif(s). Les gens que nous combattons ne sont pas, ne sont plus, de vaseux technocrates soupesant l’aune de leur efficience à la sordide vacuité des administrations dans lesquels ils se fondent. Nous combattons des gens déterminés à nous mettre à genoux. Nous combattons des gens qui n’en ont absolument plus rien à foutre nu niveau de souffrance de nos étudiantes et de nos étudiants (et des personnels qui les accompagnent). Nous combattons des idéologues puissants qui s’appuient sur d’inextricables et continus réseaux d’influence médiatiques et politiques. Nous combattons des gens prêts à mentir publiquement, à travestir toute forme de réalité au service de leurs agendas politiques, des gens qui pour la plupart n’ont absolument aucune d’expérience d’un quelconque passage par l’université publique pour eux pas davantage que pour leurs enfants. Nous combattons des gens pour qui nous sommes au mieux des étrangers et au pire des nuisances.
Et ce n’est ni une foutue banderole ni un tremblotant communiqué de presse qui les fera céder. En rédigeant cet article je réfléchissais à la dernière lutte sociale qui fut victorieuse dans notre pays et à l’échelle non pas d’un secteur ou d’une industrie mais d’une politique publique qui nous concerne et nous engage toutes et tous. Je n’ai trouvé que celle de l’abandon du projet dit du « Contrat première embauche » (CPE). Etudiantes et étudiants, lycéennes et lycéens étaient alors massivement descendus dans la rue. Et l’avaient emporté. Nous étions en 2006. L’année suivante, en 2007, c’est Valérie Pécresse alors ministre de l’enseignement supérieur du gouvernement de François Fillon qui – avec notamment comme architecte Patrick Hetzel l’actuel ministre – promulguait la loi LRU dite loi « d’autonomie » qui ne visait qu’à créer les conditions de ce que nous observons aujourd’hui, c’est à dire l’organisation de tous les effondrements actuels d’une université publique exsangue face à laquelle la seule parole politique exprimée est celle d’un immense et cynique doigt d’honneur.
Nous combattons des gens déterminés et dont la détermination se renforce à proportion qu’approche l’échéance de voir leur projet en passe d’aboutir. Toute résistance se limitant à des banderoles, à des communiqués de presse et à des manifestations polies, ne leur procure rien d’autre qu’une jouissance immédiate. L’impulsion des combats à mener et de leurs modalités ne viendra jamais des présidentes et des présidents d’université qui sont incapables de trouver un autre espace que celui de la négociation de la durée de notre agonie et qui continuent de gratifier leurs bourreaux du titre « d’interlocuteurs ».
Si nous voulons mettre ces bourreaux à genoux et cesser de leur offrir la perspective de notre nuque, il faut commencer par nous relever. Et par envisager d’autres révoltes que celles des pas feutrés.