De VivaTech à DictaTech. Naissance d’un Etat artificiel.

5ème épisode d’une série d’articles en lien avec les enjeux technologiques de l’élection américaine (mais pas que). Épisodes précédents de ces chroniques techno-américaines : 

  1. « Un doute profond. » 2 octobre 2024.
  2. « Dancing Trump. L’invention de la Beat Politique. » 19 Octobre 2024.
  3. « Elon Trusk et Donald Mump. Des mythos et une mythologie. » 3 Novembre 2024.
  4. « Donal Trump et l’invention du Fakecism. » 7 Novembre 2024.

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C’est une question obsédante et qui revient à chaque élection, à chaque révélation d’une manipulation de masse, à chaque question de société arbitrée ou minée par des choix que l’on dit « algorithmiques » mais qui sont l’habit de carnaval de bouffons dont les outrances sont la glue attentionnelle nécessaire à leur accession à la notoriété, puis au pouvoir.

Cette question c’est celle du moment où les plateformes ne seront plus simplement « un outil parmi d’autres » au service d’une stratégie de communication et d’un projet politique mais où elles deviendront la première part, la première modalité causale de cette stratégie et de ce projet.

Et chaque tremblement de terre électoral nous en rapproche. La dernière élection de Trump bien sûr, mais avant lui, déjà lui pour son premier mandat, mais aussi Bolsonaro, mais aussi Milei et tant d’autres. Chaque fois la démonstration supplémentaire qu’internet, le web, les plateformes et les algorithmes ne sont pas simplement de droite mais plus vraisemblablement d’extrême-droite et que la conversion, la conviction ou l’opportunisme politique de celles et ceux qui les possèdent rendent désormais de plus en plus inutiles et vains les outils de régulation, d’équilibre et de transparence pensés pour permettre d’en ouvrir le code. Le code n’est plus la dissimulation commode d’idéologies, il est la loi, comme l’avait déjà prophétisé Lessig au tout début des années 2000, et avant tout, il est la voix de celles et ceux qui possèdent les plateformes et les architectures techniques au sein desquelles il se déploie, au sein desquelles ils le déploient.

La part d’outils numériques initialement pensés comme autant de distractions sociales et d’émancipations discursives possibles (où chacun.e peut prendre la parole) est désormais la part manquante de nos démocraties.

Artificial State.

Et l’on voit avec évidence apparaître une sorte d’État artificiel (« Artificial State ») défini comme suit par Jill Lepore dans le New-Yorker (je souligne) :

« L’État artificiel n’est pas un gouvernement de l’ombre. Ce n’est pas une conspiration. Il n’y a rien de secret là-dedans. L’État artificiel est une infrastructure de communication numérique utilisée par les stratèges politiques et les entreprises privées pour organiser et automatiser le discours politique. C’est la réduction de la politique à la manipulation numérique d’algorithmes d’exploitation de l’attention, le renforcement du gouvernement par une architecture numérique appartenant à des entreprises privées, la réduction de la citoyenneté à un engagement en ligne minutieusement calculé. (…) les effets [des technologies numériques] sur le discours politique, la démocratie représentative et le gouvernement constitutionnel ont été, dans l’ensemble, néfastes. Les États démocratiques libéraux fabriquent des citoyens ; l’État artificiel fabrique des trolls.

(…)

L’État artificiel n’est pas vivant ; il ne peut être tué. Mais comme il s’agit d’une construction, il peut être démantelé si un nombre suffisant de personnes décident de le vendre en pièces détachées. D’autres systèmes très tenaces d’organisation des sociétés humaines ont déjà été démantelés par le passé. Le droit divin des rois, le féodalisme, la servitude humaine. Comparé à ces systèmes, celui-ci pourrait être facile. Il suffit de le nommer. »

 

Je crains que nommer cet « Artificial State » ne soit hélas pas suffisant, mais cela nous rappelle à quel point nous avons collectivement raté une occasion absolument majeure de démanteler ces plateformes au moment où le débat public permettait de considérer cette possibilité comme une option à la fois sérieuse et nécessaire, c’est à dire au lendemain (entre autres) du scandale Cambrige Analytica (vous pouvez à ce sujet relire mon article « Contre nous de l’algorithmie, l’étendard sanglant est levé » daté de Novembre 2017).

C’est probablement le scandale Cambridge Analytica (2016) qui fut le fondement et l’acte premier contemporain de cet « Artificial State », du Brexit à la première élection de Trump. Un État artificiel dans lequel l’automatisation des inégalités est un levier de politiques publiques, dans lequel les architectures techniques toxiques des plateformes sont des alliées objectives de l’émergence de consensus juxtaposés qui minent la possibilité des dissensus démocratiques, notamment pour les raisons pointées par Tarleton Gillespie dans « The Plateforme Metaphor, Revisited« , cité par Antonio Casilli) :

1) La prétendue horizontalité des plateformes numériques dissimule des structures hiérarchiques et les liens de subordination qui persistent malgré la rhétorique des “flat organizations” ;
2) L’insistance sur une structure abstraite cache la pluralité d’acteurs et la diversité/conflictualité des intérêts des différentes communautés d’utilisateurs. La responsabilité sociale des plateformes, leur “empreinte” sur les sociétés semble ainsi être effacée ;
3) (point #digitallabor) en se présentant comme des mécanismes *précis* et *autonomes*, les plateformes servent à occulter la quantité de travail nécessaire à leur fonctionnement et à leur entretien.

 

La question n’est pas tant de savoir si « oui ou non » nous sommes aujourd’hui déjà entrés dans une forme de techno-fascisme (voir mon article précédent à propos d’un Fakecism) ou de dictature technologique (DictaTech), mais de s’interroger sur l’addition de signaux qui présentent cet horizon comme plus que probable. Et ces signaux sont innombrables. Le dernier en date est celui du ton et du contenu des déclarations de JD Vance (vice-président de Trump) qui indique que « les États-Unis pourraient cesser de soutenir l’OTAN si l’Europe tente de réglementer les plateformes d’Elon Musk. » Plus précisément, il explique dans un entretien avec un influenceur repris et analysé par The Independent :

So what America should be saying is, if NATO wants us to continue supporting them and NATO wants us to continue to be a good participant in this military alliance, why don’t you respect American values and respect free speech?” Vance asked. “It’s insane that we would support a military alliance if that military alliance isn’t going to be pro-free speech. I think we can do both. But we’ve got to say American power comes with certain strings attached. One of those is respect free speech, especially in our European allies » 

 

Cette déclaration, qui n’est pas – encore – un communiqué de presse et ne vaut donc pas – encore – ce qui dictera la politique étrangère des USA, cette déclaration demeure inédite et inquiétante à plus d’un titre.

D’abord parce que pour la première fois elle fait passer le traitement accordé à une plateforme américaine comme un préalable au maintien d’une alliance militaire et ce dans un contexte de guerre. Et ce préalable est établi sur la base d’une appréciation « morale » qui tient au respect d’une conception de la « liberté d’expression ». Nous sommes donc très loin des scénarii diplomatiques plus classiques dans lesquels on pouvait conditionner un accord, y compris militaire, à la préservation d’intérêts économiques existants ou à la négociation d’autres à venir.

L’autre point marquant de ce renversement inédit tient à la nature même des plateformes désignées et qui sont « celles d’Elon Musk« . Car on sait le rôle que certaines des plateformes Muskiennes ont déjà joué dans le conflit Ukrainien (cf la liste de mes articles sur le sujet). Musk et son réseau de satellites Starlink fut en effet l’un des opérateurs clés dans certaines phases de cette guerre. Musk qui fut autant capable, à un mois d’intervalle, d’apparaître en sauveur en déployant son réseau Starlink au dessus de l’Ukraine, puis en bouffon lorsqu’il a défié Vladimir Poutine en combat singulier ; et qui depuis joue d’une position a minima ambivalente mais toujours – hélas – incontournable, capable d’interférer en pleine opération militaire pour l’entraver au bénéfice de la Russie ou d’applaudir au pseudo plan de paix présenté par Poutine.

En rachetant Twitter pour 44 milliards de dollars, Musk n’a pas simplement fait de « X » un outil d’influence électorale, politique, économique et militaire, mais un cheval de Troie qui le place, de fait, en situation d’arbitrer ou à tout le moins de considérablement peser dans des conflits géo-stratégiques qui engagent l’humanité toute entière bien plus que ses délires long-termistes de colonies de peuplement martiennes.

Aujourd’hui il est à la fois celui qui a permis et fabriqué non seulement l’accession au pouvoir de Trump mais sa réhabilitation numérique et morale par-delà l’ensemble des outrances qui avaient abouti à sa déplaterformisation première. Mais il est aussi celui dont on nous dit qu’il pourrait piloter une mission « d’audit » sur l’ensemble de l’administration US avec la claire intention d’y opérer des coupes franches qui, au regard de ce que l’on sait du mode de management de Musk dans ses diverses entreprises, risquent fort d’être violentes. Il est également celui qui a fait de la détestation de l’État le revers d’une médaille qui place sa galaxie d’entreprises parmi les premières bénéficiaires de la commande publique américaine. Et il est donc, enfin, celui dont les intérêts économiques et idéologiques deviennent à eux seuls, une part déterminante de la politique intérieure comme extérieure de la première puissance économique et militaire mondiale.

DictaTech 2025

En 2016, Donald Trump était porté au pouvoir pour son premier mandat. C’est alors, entre autres paramètres, la capacité d’utiliser et d’instrumentaliser la plateforme Facebook pour diffuser des publicités ciblées et autres « dark posts » auprès d’électeurs indécis dans certains états (scandale Cambridge Analytica) qui lui permit de remporter cette élection. En Janvier 2021 au lendemain d’une élection qu’il perdit, c’est encore au travers de Facebook et de Twitter qu’il encouragea les plus radicalisés de ses électeurs à prendre d’assaut le Capitole. Et en 2024 c’est la plateforme X qui non seulement joua un rôle déterminant dans sa réélection mais qui entend également jouer un rôle majeur dans les politiques publiques qui seront menées, et ce bien au-delà de la seule préservation des intérêts économiques du « plus grand capitaliste de l’histoire des Etats-Unis » qui la dirige. Et cela est entièrement nouveau.

En 2016 donc, pendant que Trump façonnait son élection au pouvoir au travers du scandale Cambridge Analytica, la France lançait en grandes pompes le salon ViVa Tech, « salon de l’innovation technologique et des Start-up, Peut-être serait-il temps et plus en accord avec un certain air du temps, de réfléchir à la première édition d’un salon DictaTech, salon de l’état artificiel, des algorithmes de l’oppression, de l’automatisation des inégalités et des architectures techniques toxiques. La bande-annonce est déjà prête. Rien à changer pour l’invité d’honneur.

 

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