X et son exode. Comment quitter une forêt lorsque l’on est un arbre.

C’est une nouvelle fois, c’est une nouvelle occasion. Se débat, se discute, s’organise le projet d’un grand départ. A l’occasion de l’élection de Trump et du rôle que Musk y joua, des réseaux concurrents, à commencer par Bluesky (fondé par Jack Dorsey qui avait fondé Twitter) gagnent rapidement un nombre significatif de nouveaux comptes. Un million. Un exode numérique sans peine, sans drame, sans souffrance. Notez bien que je parle de nouveaux « comptes » et pas de nouveaux « utilisateurs ». Car pour devenir utilisateur d’une plateforme cela suppose à la fois d’en connaître ou d’en accepter les codes et les règles, mais aussi d’y contribuer un tant soit peu et autrement qu’en seule consultation. Être utilisateur c’est être impliqué dans un implicite d’usage autant que dans un explicite de consultation. De nouveaux comptes donc mais pas encore autant de nouveaux utilisateurs.

e-« X »-odus.

L’histoire des grandes plateformes numériques contemporaines nous renseigne sur le devenir de cet exode et nous engage à une grande prudence. Un exode que l’on décrit un peu trop vite comme massif : un million ce n’est pas tant que cela dans des écosystèmes qui en comptent près de 400 fois plus (et X est à ce titre l’un des plus petits écosystèmes numériques « massifs »), d’autant que rien n’est dit qualitativement de ce million et que l’on sait que tous les comptes ne se valent pas dans les dynamiques qu’ils englobent et dans les espaces expressifs qu’ils mobilisent. Un exode que l’on décrit également un peu trop vite comme définitif ou à sens unique : cet exode d’un million entre X et Bluesky n’équivaut pas diamétralement à un million de fermetures de comptes X. Il faut aussi rappeler que déjà un certain nombre de médias et d’institutions (universités par exemple) ont de fait quitté la plateforme ou cessé d’y publier et d’y interagir, et que pour autant, jamais cette même plateforme n’a été aussi puissante qu’aujourd’hui avec cette seule mais importante différence que sa puissance se déplace, qu’elle est désormais peut-être davantage exogène qu’endogène.

La particularité et le paradoxe des exodes numériques est qu’ils fonctionnent selon des modalités de colonisation bien plus que sur celles d’un exil : ils nous autorisent à continuer d’être présents dans l’espace que nous quittons autant que dans celui où nous arrivons. Ils ne nous engagent pas à quitter un territoire pour en rejoindre un autre.

L’exode de X qui s’explique par les outrances et la position de Musk à l’occasion de l’élection de Trump fait écho à beaucoup d’autres parmi lesquels celui qui frappa Twitter lors de son rachat par Musk, ou encore celui qui frappa Facebook à l’occasion de différents scandales.

Je le redis ici à l’échelle des plateformes numériques contemporaines, aucun exode jamais ne permit de générer autre chose qu’un vascillement très temporaire des plateformes originelles. Même si rien n’est jamais certain, rien ne permet aujourd’hui d’affirmer qu’il en sera autrement pour l’exode qui s’opère actuellement sur X.

S’il est si difficile de se départir davantage que de partir, c’est pour un ensemble de raisons sur lesquelles je vais un peu revenir mais c’est principalement pour celle que le copain-collègue Marc Jahjah analyse et documente avec la dimension sensible qui sert de cadre à toutes ses analyses :

Avec Twitter/X, la maison a progressivement changé d’habitants, de disposition, de règles, au point de devenir insalubre, infestée d’insectes, pleine de moisissures. La question est donc de savoir pourquoi nous acceptons encore de vivre dans un tel lieu, en dépit de notre santé.v Par exemple, je ne crois pas que la question soit de « ne pas leur laisser du terrain. » Peut-être, mais j’ai du mal à y voir la raison principale : autochtones d’un autre monde, ici ou ailleurs, nous ne sommes nulle part chez nous. Alors quoi ?

(…) c’est une question de « routines », mais au sens fort : elles sont les pitons qu’on plante dans la paroi trop grande du monde ; elles sont des prises, chèrement acquises, autour desquelles un agencement, un quotidien, s’organise, devient possible. D’où le piège. Vous m’enlevez cette « routine », vous m’enlevez tout ce qu’elle a permis de mettre en place. C’est pourquoi c’est si difficile de s’en défaire. Et pourtant, il le faut.

Quelque part, Leroi-Gourhan écrit que le rythme ou, disons, la « routine » est « faite pour céder ». Elle doit uniquement permettre d’explorer le monde, de partir à l’aventure, en regardant depuis le ciel les trous formés plus bas par les pitons. Mais nous sommes tous inégaux dans notre capacité à abandonner une routine. Partez, à votre rythme.

Partir, c’est (…) donner du sens à son expérience. C’est un « échappement » : un intervalle créé pour comprendre ce qui s’est passé. Donc merci à [celles et ceux] qui nous expliquent pourquoi ils partent. Que nous sommes honorés d’assister à leur départ. Car ils viennent nous dire au revoir, mais pas n’importe comment : en nous disant comment faire céder la routine ; en laissant une trace.

Faites-nous donc l’honneur de nous raconter cette histoire.

 

De mon côté, je me suis toujours efforcé de penser notre rapport aux plateformes numériques comme autant de biotopes et d’écosystèmes, dans le cadre d’une écologie de l’information qui doit beaucoup à la découverte, lors de mes années de thèse, à l’écologie de l’esprit de Gregory Bateson. Et depuis près d’un quart de siècle passé à fréquenter en observation participante la plupart de ces environnements, la plupart de ces plateformes, après mes propres tentatives d’en partir et d’y revenir, d’y faire voix ou de n’y être que passager, après tout cela j’en viens à me demander comment quitter une forêt lorsque l’on est un arbre ?

Twitter existe indépendamment de Jack Dorsey, et X indépendamment d’Elon Musk. Twitter aurait été différent sans Dorsey et X le serait encore plus incontestablement sans Musk. Mais X est avant toute autre chose la part d’un écosystème global et X n’existe pas sans l’ensemble des autres biotopes de cet écosystème. X n’existe pas sans l’ensemble des autres biotopes médiatiques qui en organisent la centralité, ou qui le combattent, ou qui lui donnent écho pour l’accabler ou le porter aux nues. X n’est pas « une » vision de la liberté d’expression qui serait celle de Musk et autoriserait toutes les dérives : X est un morceau (important) de l’étoffe d’Harlequin qui donne à voir la surface de ce que nous appelons la liberté d’expression et qui est une dynamique de discours autorisés ou interdits à l’aune de définitions et d’acceptions publiques un jour sanctuarisées par des lois mais qui se négocient en permanence dans des espaces sociaux, discursifs et militants qui en travaillent ou en sapent les contours.

Comment quitter une forêt lorsque l’on est un arbre ?

Je me méfie suffisamment des métaphores le plus souvent moisies que l’on accole au numérique pour ne pas être prudent sur celle que je vous propose (Twittter n’est pas un bus, et internet n’est pas le far-west). Mais je choisis de la maintenir. Nous nous trompons si nous considérons que Twitter hier ou X aujourd’hui sont autant d’espaces forclos, c’est à dire d’espace dont nous pouvons être maintenus à l’extérieur parce qu’ils auraient été désignés comme devant être quittés, et l’auraient été parfois.

Bien sûr si nous en sommes les arbres et qu’ils sont notre forêt, cela ne signifie pas pour autant l’impossibilité d’en partir réellement comme un arrachement, comme une rupture de l’ensemble des racines qui nous y maintiennent. Mais il faut alors en effet en accepter au moins partiellement des modalités qui soient un peu brutales. Sans cette brutalité, sans cette radicalité, sans cet arrachement, nous restons. Les départs qui sont doux ne sont ni des exodes ni des séparations mais des voyages. Nous poussons une branche ou une racine ailleurs mais revenons et restons à notre point d’attache, à notre forêt d’appartenance. Point d’exode ou d’exil là-dedans. A peine un déplacement.

La difficulté de penser ces déplacements, ces voyages et ces exodes numériques, cette difficulté si paradoxale puisqu’ils semblent si faciles et si faisables à effectuer, puisqu’ils semblent tellement « à portée », cette difficulté tient entre autres à leur part numérique et à quelques-uns des principes invariants de ce que l’on appelait il y a plusieurs décennies « l’hypertexte » et qui est aujourd’hui décliné – mais pas effacé – dans nos hyper-socialisations et nos hyperaffects. La clé de l’ensemble de ces biotopes et écosystèmes numériques, massifs ou liminaires, globaux ou parcellaires, graphiques ou scriptuaires, la clé demeure celle des liens qu’ils trament et tissent en permanence avec eux-mêmes d’abord, et avec d’autres qu’eux-mêmes pour autant que nous en prenions notre part. Dans ses principes de l’hypertexte, Pierre Lévy parlait de « métamorphose« , de sa dimension fractale (« multiplicité et emboîtement des échelles »), « d’extériorité« , de « mobilité des centres« , autant d’éléments qui ne facilitent pas la possibilité d’un départ (ni d’ailleurs celle d’une arrivée), et il parlait enfin de « topologie« .

 

Nous revoilà dans la forêt. Nous revoilà comme un arbre. Pour quitter sincèrement X ou toute autre plateforme aujourd’hui, il faudrait renoncer aussi à l’ensemble de nos voisinages et de nos proximités. « Principe de topologie » écrit Lévy. La topologie c’est cette science mathématique dans laquelle « une tasse à café est identique à une chambre à air, car toutes deux sont des surfaces avec un trou. » Comme avec Facebook hier, notre problème avec le fait de quitter X aujourd’hui est également un problème topologique.

« Quitter X »  Allégorie topologique. 

 

 

Alors pour toutes celles et ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas quitter X, il reste la possibilité de prendre racine ailleurs, l’hypertexte et nos hyper-relations et nos hyper-affects le permettent, heureusement. Je ne crois pas que Thread ou Bluesky aient vocation à devenir un de ces ailleurs pérenne mais je n’ai aucune certitude du contraire non plus. J’ai par contre l’absolue conviction que Mastodon, par son architecture décentralisée, par ses règles de modération (différentes selon les « instances » que vous choisirez), par les inter-relations qu’il permet, par son ancrage dans des formes de friction nécessaires en amont des interactions pour en diminuer la toxicité le plus souvent d’abord virale, j’ai la conviction que Mastodon est un biotope d’avenir à préserver et à habiter.

Mais ne venez pas sur Mastodon en attendant d’y retrouver les interactions, les relations ou même les affects qui étaient les vôtres sur Twitter ou sur X (ou même sur Thread ou Bluesky), car seule la déception serait alors au rendez-vous.

Voilà pourquoi je ne partage pas entièrement ou qu’en tout cas je nuance la tribune du collègue David Chavalarias enjoignant de quitter X en masse à l’occasion de l’investiture de Trump le 20 Janvier lorsqu’il écrit :

« L’important est de le faire en gardant notre audience, nos threads, notre capital social afin de ne pas perdre leur valeur sociale globale. Pour cela, il faut s’organiser, et cela commence maintenant ! D’ici le 20 janvier, des outils de migration nous permettront de transférer nos fils de discussion (threads) et notre audience (followers) de X vers d’autres réseaux où la liberté d’expression est assurée.« 

 

Partir et garder nos discussions, partir et garder nos followers, partir garder notre capital social ce n’est pas partir, c’est vivre mal l’expérience d’un déplacement raté. Parce que nos discussions, nos followers et notre capital social bâti sur Twitter puis sur X n’est pas tant le nôtre que celui de la plateforme. C’est un capital qui n’est pour l’essentiel modalisable (et par ailleurs monétisable) que sur cette plateforme et que très marginalement ailleurs. C’est là où une nouvelle fois les métaphores ont leur limites. On peut déménager d’une ville à une autre en gardant ou en tout cas en préservant en partie nos relations, nos amis et notre capital social, même si chacun qui a fait ces expériences à différents moments de sa vie en voit aussi les limites et les effacements. Mais quitter X pour Bluesky ou pour Mastodon ce n’est pas quitter Montauban pour Palavas ou Saint-Etienne (sachant par ailleurs qu’on ne devrait jamais quitter Montauban).

Arriver sur Mastodon c’est en effet arriver en migrant et en exilé. C’est accepter d’abord de ne pas en comprendre tous les codes et toute la langue. C’est prendre le temps de les découvrir. C’est affronter quelques – menues – complexité qui nous éloignent des linéarités verticales et brutales de Twitter et de X. C’est entrer en discussion avec la plateforme tout autant qu’avec ses utilisateurs et utilisatrices. Ce n’est pas une recopie ou une déclinaison d’habitudes anciennes, ce sont d’autres dynamiques qu’il faut accepter de découvrir avant qu’elles ne nous soient fécondes et en acceptant qu’elles ne le soient ni immédiatement ni systématiquement.

L’arbre qui cache les faux rêts.

Et au-delà de Twitter, de X, de Mastodon et de toutes nos autres forêts qui sont autant de faux rêts, en quitter certaines ou arriver dans d’autres ne réglera rien d’autre que le regard que nous portons sur nous (ce qui n’est, me direz-vous, déjà pas si mal, et ce qui peut même être parfois déjà un essentiel). Mais nos problèmes sont ailleurs. Quitter X c’est comme cesser de regarder CNews ou cesser de lire Valeurs Actuelles et le JDD. Cela n’est ni le programme ni le sursaut dont nous avons collectivement besoin dans ce qui se révèle aujourd’hui – comme rarement aussi explicitement dans l’histoire – comme une vraie guerre culturelle. Surtout s’il s’agit de refaire X ou Twitter ailleurs. Pour autant il faut se préserver. Alors partez ou restez, ici ou ailleurs, et restez-y ou revenez.

Mais comme l’écrivait Marc Jahjah, surtout, « Faites-nous donc l’honneur de nous raconter cette histoire. » 

Et j’ajoute : soyez attentifs et attentives. Soyez attentifs et attentives aux mouvements et aux bruits de vos forêts, de vos faux rêts. Soyez attentifs et attentives à celles et ceux qui partent autant qu’à celles et ceux qui restent. A celles et ceux aussi, citoyens ou citoyennes mais aussi médias et institutions qui annoncent leurs départs ou le fait que, comme The Guardian, ils ne s’exprimeront plus dans cet espace. Ces circulations, ces déplacements, ces positions et ces postures sont aussi notre histoire commune et le périmètre mouvant de ce qu’il faut s’échiner à définir et à affirmer comme la possibilité d’une cause commune.

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