Faut que je vous raconte. J’ai acheté un canapé. Et j’ai fait une maîtrise et un DEA (aujourd’hui on dirait un Master 1 et 2) sur Samuel Beckett. Vous allez voir qu’il y a un lien. Bon alors c’est un bon canapé hein, du genre italien fabriqué en Italie à la main par des adultes plutôt correctement rétribués. Et donc ce canapé m’a été livré. Par d’autres gens d’une grande entreprise de livraison spécialisée, des gens certes tout aussi adultes que ceux qui ont fabriqué mon canapé mais clairement des gens beaucoup moins correctement payés au regard du boulot qu’ils font et des cadences infernales qu’on leur impose.
Et donc les livreurs arrivent, observent ma porte d’entrée, font le tour de la maison pour voir si ça passe dans le jardin et font le constat formel suivant : ça ne passe pas. Et de m’indiquer qu’il faut donc que j’appelle le magasin d’achat du canapé et que bah je prenne un autre canapé (sic).
Alors là bon faut que je vous dise, le canapé ça fait trois mois que je l’ai commandé, et j’ai du prendre ma demi-journée pour attendre et être là pour la livraison. Je m’attendais donc à autre chose que : bon bah ça passe pas, appelez le magasin et commandez-en un autre. #JeSuisDéception
Je commence donc à argumenter avec une rhétorique implacable :
- « Heu mais vous voulez pas mesurer d’abord ? » (ils n’avaient pas mesuré, juste « estimé » que ça ne passerait pas, et de toute façon ils n’avaient pas de mètre, j’ai fini par leur en prêter un)
- « Heu mais à aucun moment quand j’ai claqué un peu plus d’un demi Smic pour acheter en magasin ce canapé on ne m’a indiqué qu’il fallait habiter dans une maison avec des portes de 2 mètres de large et qu’il n’y avait rien de démontable dans ce canapé » (en fait il y avait des trucs démontables bien sûr mais attendez la fin de l’histoire)
Fort marri, je propose d’imaginer le scénario où on passe ce foutu canapé par la fenêtre (tout en voyant bien que si mes nuits sont plus belles que vos jours, mes fenêtres ne sont pas plus larges que mes portes). Ce à quoi le chef des livreurs répondit :
- « on a interdiction de passer par les fenêtres«
Observant le canapé d’angle (petit angle) tout empaqueté au fond de ce grand camion de livraison, je note en effet que sous l’emballage plastique opaque, il y a quand même l’air d’y avoir genre des coussins et la petite pièce qui sert d’angle que l’on doit pouvoir enlever et que bon là si on enlève tout ça bah on a quand même toutes les chances raisonnables pour que ça passe. Oui mais c’est alors à mes nouveaux camarades livreurs de faire usage d’une rhétorique implacable :
- Le chef des livreurs : « Ah oui mais on ne peut pas l’ouvrir (= enlever le plastique opaque qui enrobe le tout) parce que sinon après si ça passe pas on est obligé de le laisser en l’état et on peut pas vous le reprendre«
- Moi : « mais si on l’ouvre pas on saura jamais et là en effet il risque de pas passer comme ça«
- Le chef des livreurs : « On peut pas l’ouvrir, ou alors après on le laisse là et on peut pas le reprendre«
- Moi : » … en l’état genre dans la rue sous la pluie mon canapé à presque un demi-smic que j’attends depuis plus de 3 mois ?«
- Le chef des livreurs : « Oui ».
Je finis par réussir à le convaincre d’au moins essayer de le rentrer sans l’ouvrir. Nous voici donc à l’acte 2 de cette tragi-comédie, celui où après un bon quart d’heure de négociations et d’observations de terrain, des livreurs font le choix audacieux de sortir un objet à livrer du fond de leur camion pour tenter … bah de le livrer.
Et les voici donc tous deux en train de pousser en mode accouchement au forceps mais sans les forceps, ledit canapé dans ma porte. Et de constater qu’en effet y compris avec la carrure de pilier droit sud-africain du livreur numéro 2 qui s’enfile des grands coups d’épaule dans mon canapé comme s’il était à un entraînement de Pro D2 après une tournée générale de stéroïdes … bah ça passe pas.
Nouvel échange rhétorique. Je pars chercher un mètre. On prend des mesures. Nouvel échange rhétorique :
- Le chef des livreurs : « Bah monsieur je vous avais dit que ça passerait pas«
- Moi : » … «
Et c’est là que le miracle païen se produisit. Sans même que je l’ai demandé et alors que je commençais à imaginer le scénario dans lequel j’allais chercher ma tronçonneuse après avoir dégondé ma porte et abattu une cloison afin d’assouvir à la fois ma passion ameublement (non) et mon admiration pour Javier Milei (toujours non), j’observe un être humain s’affranchir de toute forme de soumission et faire ce qu’il lui est normalement strictement interdit de faire par convention autant que par peur de perdre son emploi : il déchire ce putain de plastique opaque, sort les coussins et la pièce qui sert d’angle dans le mot « canapé d’angle ». Fin de l’histoire ou presque, le canapé ainsi délesté de tout ce qui faisait qu’il ne passait pas finit par passer. Il est dans mon salon. Un peu marqué par sa prime tentative d’accouchement en force avec quelques mailles déchirées ou étirées mais posé là, à la place qui l’attendait.
Son camarade livreur pilier droit a observé la scène à moitié médusé et à moitié blasé (depuis le début on le sentait clairement moins impliqué dans ce qui se jouait comme dramaturgie ici et principalement concerné par savoir comment faire rentrer un rond dans un carré en y apportant la même réponse qu’un coach de mêlée fermée en Pro D2 c’est à dire « bah t’y mets la tête et tu pousses plus fort bordel »).
Pourquoi je vous raconte tout ça hein ? D’abord parce que je fais bien ce que je veux et que j’ai besoin d’écrire un peu sur autre chose que ce que je vis actuellement au boulot et l’état de ce qui fut l’université publique en tout cas celle où j’exerce (mais que je vous raconterai bientôt en longueur, soyez tranquille)
Ensuite parce que cela fait maintenant 3 jours que je reçois des mails et SMS de la compagnie de livraison et du magasin de canapé en mode « alors donnez-nous votre avis sur votre expérience de livraison ». Et je sais parfaitement ce qui va se passer si je leur raconte « mon expérience », expérience qui consiste à mettre une note, une ou plusieurs étoiles, éventuellement un commentaire assassin à l’équipe de livraisons (ce que je fais certes ici mais sans qu’il soit possible de remonter jusqu’au chef des livreurs et à son associé pilier droit de Pro D2). Et parce que je me souviens, à chaque fois dans ce genre de situation, de ce sketch de Blanche Gardin dans lequel elle dit « la technologie ne fait plus du tout appel à ce qu’il y a d’humain dans l’intelligence« , ce qui reste une phrase (et un sketch) dont je me ressers souvent dans mes cours et interventions publiques.
Enfin parce que dans ce petit moment de vie il y a beaucoup de l’exergue que Samuel Beckett place au début de son ouvrage « Le monde et le pantalon » et qui est l’histoire d’un homme s’étonnant auprès de son tailleur du temps qu’il lui faut pour parvenir à lui faire son pantalon sur-mesure, histoire se concluant ainsi :
« LE CLIENT : Dieu a fait le monde en six jours, et vous, vous n’êtes pas foutu de me faire un pantalon en six mois.
LE TAILLEUR : Mais, Monsieur, regardez le monde, et regardez votre pantalon. »
Dans nos rapports à la technologie, aux autres, aux autres médiés par la technologie, dans la vie des livreurs de canapés (ou d’autres choses) et dans les notes que nous leur mettons ou ne leur mettons pas, dans les injonctions paradoxales qui leurs sont imposées et dont ils s’émancipent (parfois), il y a beaucoup de l’état du monde, et de celui de nos canapés d’où nous regardons le monde. Je me trompe peut-être mais il m’a semblé qu’en repartant dans son camion de livraison, le chef des livreurs me regardait en pensant : « Mais, Monsieur, regardez le monde, et regardez votre canapé. » Je regarde mon ami, je regarde.
Pas rassurant… j’attends le même genre d’article du même fabricant… suis en immeuble, ils sont senses passer par la fenêtre avec un monte charge, le canapé actuel « pas d’angle » est passé par là 🤞