(Petite réflexion du dimanche à propos des dynamiques et des forces à l’oeuvre dans le principe d’autorité.)
Il y de cela une éternité à l’échelle de l’histoire du web (1997 en gros), la question de "l’autorité" (au sens de "sources ou éléments d’information faisant autorité") se posait à peine. Elle est aujourd’hui présente derrière chaque lien hypertexte.
D’abord parce qu’aux débuts du web, les sources d’information étaient – au regard de la situation actuelle – peu nombreuses, éparses, et étaient surtout regardées comme des "éléments" d’information plutôt que comme des "sources" d’information ; regardées sans considération d’autorité de prime abord, le web étant alors un média "confidentiel", un média de "dissémination" et non un média de validation ou de certification (là encore au regard de la situation actuelle). C’était, si l’on veut, l’âge de pierre des autorités cognitives.
Puis vînt le temps de Google et de son algorithme qui commença à entretenir la confusion entre notoriété et autorité. A ce sujet on ne compte d’ailleurs plus les faux-procès, et il faut rappeler que dans l’algorithmie de Google, ces deux notions ne sont pas nécessairement antagonistes, au contraire. De facto, une page à forte notoriété (= vers laquelle pointent de nombreux liens) est était également souvent une page à forte "autorité". La toile est un réseau qui se constitue peu à peu comme médium. Les discours qu’elle véhicule ne sont plus seulement une formidable anarchie (au sens étymologique du terme) de points de vue : peu à peu, un programme informatique "donne corps" à ces discours, leur construit des chambes d’écho, les met en résonance, en parallèle. Fait sens. Un peu à la manière dont le codex, brisant avec la linéarité du volumen, permit à une démarche critique (exégèse) de se construire, le pagerank est ce codex numérique, cet artefact de la raison qui s’appuie sur la structure profondément réticulée de cet agglomérat de points de vue planétaires pour faire émerger du sens, ou à tout le moins permettre à un internaute de construire son parcours d’information. Au niveau macro, il agit à la manière de ces kiosquiers qui en décidant de l’emplacement donné à telle ou telle publication, lui donnent d’autant plus de chance d’être visible et de se vendre. Au niveau "micro", il fait (un peu) office de rédac’chef planétaire, décidant proposant là encore de retrouver une linéarité, une hiérarchie sous forme de liste, à une hétérarchie de points de vue. Il se sert des liens pour donner du liant. C’est l’âge d’or. L’âge d’une autorité cognitive en plein déploiement, dont le mode d’organisation, de lecture et de propagation demeure centrifuge, ou plus exactement a-centré, et sur lequel un programme ne vient que très momentanément offrir un accès "ordonné", et ce de manière changeante, sans cesse renouvellée autour de nouveaux entrants, de nouveaux points de vue, de nouveaux éléments, de nouvelles sources.
Et puis … et puis vient donc ce nouvel âge. Celui dans lequel nous sommes aujourd’hui. Celui dans lequel ce qui caractérise l’existence des autorités cognitives est leur aspect non plus ouvert mais fermé, l’aspect non plus centrifuge mais centripète de leur force de pénétration dans "l’opinion". Certains appellent cela la sagesse des foules. Un terme finalement vide de sens à force de cristalliser en un même syntagme aussi bien les plus beaux jours de la démocratie que les périodes les plus sombres de l’histoire. Il ne suffit plus désormais d’être capable d’instiller, à force d’algorithmie pagerankienne, une linéarité de parcours dans la masse des choses dites sur le réseau. Il faut quelque chose de plus. Dans le pire des cas des leaders, des gourous, et dans le meilleur, sinon des autorités du moins des agencements collectifs d’énonciation.
La pagerank n’a pas changé de nature. Son algorithmie fondamentale est restée la même. C’est la lecture et l’usage que nous en faisons qui ont radicalement changés (changement conditionné notamment par l’arrivée massive d’une indexation payante et de l’établissement d’une valeur d’égalité entre la publicité et le contenu). Là où nous nous en servions jadis (du pagerank) pour tisser un fil d’Ariane nous permettant de sortir du labyrinthe des points de vue en nous forgeant le nôtre, nous nous en servons aujourd’hui pour nous donner les 2 ou 3 points de sortie les plus visibles du labyrinthe, sans qu’un quelconque parcours critique ait le temps de se mettre en place. L’acquisition d’information, la construction de connaissances, a laissé la place au repérage d’opinions. Un peu comme si nous ne lisions plus que les éditos de nos journaux préférés et considérions ce faisant, avoir embrassé la diversité du sujet qui nous intéresse. Nouvelle lecture du pagerank donc. Nouvelle lecture également de ces communautés ouvertes par nature, fermées par le nombre et … dont le nombre est la nature. Le dernier moteur Wikiseek (dont je parlais ici), en est un bon exemple. Google et Wikipédia. Le PageRank et la foule anonyme. L’arbitraire algorithmique et l’arbitrage humain, ou l’inverse. Le tout machinique et le tout humain. Deux modèles a priori totalement antagonistes dans leurs modalités mais que réunit leur ambition, leur mécanique téléologique consubstantielle, celle d’un encyclopédisme d’usage (cf p.307 de ma thèse), planétaire.
Le temps semble donc être aujourd’hui à la convergence bipolaire des autorités cognitives, et ce dans leur expression (Wikipédia) comme dans leur repérage (Google). Difficile pour autant de prédire de quoi demain sera fait. Du point de vue de l’histoire des sciences, c’est là l’observation d’un nouveau mouvement pendulaire : dans le monde du numérique comme dans l’autre, après la dispersion des autorités vient le temps de leur rassemblement. Une seule certitude. D’autres dispersions, d’autres rassemblements suivront. Mais de quelle nature ?
Un plaisir de lire cette pépite d’intelligence en cette heure tardive. Merci Olivier pour votre travail.
Pour le moment je digère votre billet, peut être demain un commentaire constructif :)…