Le web implicite

Quand on essaie de regarder avec un peu de recul le développement des usages et des applications web, on observe une dynamique très forte : les processus (et leurs applications) "descendent" au niveau de l’usager, et plus exactement, descendent en dessous d’un certain niveau de conscience (notion préciée plus tard dans ce billet).
A l’image des moteurs de recherche qui ne fonctionnent plus sur un modèle "donne-moi ce que je tape" (= simple vérification de l’occurence du mot-clé saisi dans les pages retournées = matching) mais "donne-moi ce que je veux" (adéquation des résultats de recherche au profil de l’usager, ou au profil d’un macro-ensemble de requêtes semblables), la plupart des services web "leaders" ou ceux actuellement les plus générateurs de "buzz" fonctionnent sur ce modèle d’une économie de l’accès, également baptisée "économie de l’attention" (sur ce vocable, voir aussi les principes de "l’Attention Trust").
L’idée est simple et peut être résumée en une phrase : transformer en itinéraire dirigé et centré sur les attentes de l’usager, ce qui était considéré au début du web comme une nuisance (le "lost in hyperspace problem" de Conklin** reliant la notion de "navigation" à celle de "désorientation"). Qui aurait imaginé il y a de cela quelques années qu’un outil, une interface, soit capable sur la base d’une simple requête, de nous fournir en retour non plus de simples "résultats", mais des recommandations, des choix de reformulation, en accord avec nos choix, nos itinéraires ou nos parcours précédents ? Ce qui est frappant dans ce processus aujourd’hui largement plébiscité et qui fait par exemple le succès d’Amazon ou encore des radios "personnalisables" sur le net (Last.fm par exemple), c’est le retour à l’idée première de l’hypertexte telle qu’elle avait été théorisée par V. Bush et par quelques autres pionniers : la parcours, le "chemin" ("trail") importe au moins autant que le lien.
Nous sommes donc passés d’une toute puissance du lien hypertexte, point nécessairement nodal de développement du réseau et des services et outils associés, à une toute puissance du "parcours", de la navigation "qui fait sens", de la navigation "orientée" au double sens du terme.
C’est sans doute en définitive ce mouvement, cette dynamique qui traduit le mieux la transition entre le web 1.0 et le web dit "2.0". Ainsi donc avec l’avènement de ce que l’un des derniers billets de ReadWriteWeb appelle le "web implicite", le rêve de Vannevar Bush d’inventer un système s’approchant le plus possible du fonctionnement de l’esprit humain (c’est à dire, pour faire vite, d’un fonctionnement non pas hiérarchique mais par analogie) semble aujourd’hui atteint, même s’il faut ici placer toute une série d’importants bémols sur les moyens mis en oeuvre pour atteindre cet idéal, lesquels moyens au service de la personnalisation et des systèmes de recommandation ne sont souvent qu’une manière de "monétiser" ces parcours au nom de logiques marketing.
Mais le résultat est là, l’activité de navigation proprement dite descend en dessous d’un certain niveau de conscience, puisqu’au moment où, sur Amazon par exemple, nous "activons" les liens proposés sous forme de recommandation suite à une requête ou une recherche initiale, nous n’avons pas formulé explicitement ce besoin. Au final pourtant, le parcours "aura fait sens" (avec plus ou moins de succès), et l’activité mentale couplant recherche et navigation n’aura plus eu besoin d’être littéralement "déclarative", permettant ainsi de parler d’un web implicite.
Demain probablement, ces mêmes applications, ces mêmes moteurs, sauront et ce sans même avoir besoin d’une requête initiale, d’un "amorçage", sauront ce que nous sommes le plus susceptibles de chercher ou de saisir comme requête selon l’heure de la journée, le lieu de notre connexion ou encore notre environnement. C’est probablement en cela que résidera la troisième révolution du web. Pour cela, il faudra "simplement" :

  • l’application d’un minimum de logique sémantique sur de gigantesques silos de données déjà "profilés" (=le profiling étant la face obscure de la personnalisation),
  • la multiplication déjà en cours de modes d’accès nomades au travers de terminaux et d’interfaces de plus en plus "ambiantes", c’est à dire dissimulés/disséminés dans notre environnement quotidien,
  • le tout sous-tendu par une logique d’accès (sur le modèle algorithmique du PageRank) en phase avec cette macro-économie de l’attention sus-citée.

La langue anglaise étant en la matière plus synthétique et illustrative que la nôtre, on pourrait décrire ce futur web 3.0 par la combinaison de deux termes : Myware + Everyware. "Myware" pour ce cortex collectif, in-vivo. "Everyware" pour une corporéité enfin conquise de cet hypercortex. Et le rêve de Bush prit une toute autre dimension … Non plus simplement celle d’une hybridation analogique entre l’homme et la machine, mais celle de la possibilité même d’une activité et d’un fonctionnement sub-conscient de l’accès et du traitement de l’information, à l’exacte mesure de cette hybridation. En d’autres termes, l’ultime étape d’un darwinisme documentaire déjà observable.

**(Conklin J., 1987). Hypertext: An introduction and survey. Computer Magazine, 20, 17-41. 

Update : Pour prolonger et/ou ouvrir la réflexion, voir ce billet de Francis Pisani : "Le futur complexe".

Update : Intéressantes remarques de Richard Peirano suite à la lecture de ce billet.


2 commentaires pour “Le web implicite

  1. Vers le web implicite

    Le concept du web implicite est simple, explique Alex Iskold de Read/Write Web. Quand nous touchons linformation, nous votons pour elle. Quand nous venons sur un billet depuis un article quon a apprécié, nous passons …

  2. Economie de la connaissance implicite

    Il y a des sujets qui avancent doucement et puis tout à coup, un billet fait effet de cristallisation. C’est typiquement le cas avec Alex Iskold, chez Read/Write, sur le web implicite. Hubert a rebondi sur la lecture faite par…

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