Googlepedia s’appellera « Knol », ou comment monétiser l’autorité

Le dernier billet du blog officiel de Google annonce le lancement prochain, sur invitation seulement, d’une béta version de "knol". Qu’est-ce que "knol" ? Pour mémoire, rappelons que Google, après avoir gagné la guerre de l’information en s’étant de facto positionné comme un guichet unique (dans les usages courants tout au moins) sur l’ensemble des services "informationnels" aujourd’hui disponibles, Google depuis 2004 s’est lancé dans une bataille autrement plus délicate mais également plus essentielle : la bataille de la connaissance. Sa première offensive concerna la connaissance "labellisée", "inscrite", faisant autorité et disposant d’auteurs "in nomine" : ce fut le projet GoogleBooks. Un projet qui donna chair et corps à la notion de "société de la connaissance" qui n’existait jusqu’à lors que dans les arrières cours de la commission européenne ainsi que dans les travaux de quelques scientifiques (Pierre Lévy notamment mais pas exclusivement).
La deuxième offensive est aujourd’hui lancée : "knol" (contraction de "Knowledge") se veut un service encyclopédique "à la manière de wikipédia" qui ne dit pas son nom.
Le mieux est encore de traduire la description dudit service telle qu’elle est livrée sur le blog de Google. Extraits choisis donc (et traduits) :

  • Un projet en quête d’auteurs / d’autorité
  • "Notre but est d’encourager les personnes qui connaissent bien un sujet à écrire un article de référence ("authoritative article") sur ce sujet."
  • "L’idée clé du projet est de mettre les auteurs sur le devant de la scène. (…) Nous pensons que savoir qui a écrit un article aidera de manière significative les usagers à faire un meilleur usage du web."
  • "Un "knol" sur un sujet particulier a vocation à être la première chose
    que doit lire quelqu’un qui cherche quelque chose à ce sujet sur le
    web.
    "
  • La toute puissante infrastructure frappe encore
  • "un "knol" est juste une page web (…) Google fournira les outils faciles à utiliser de création et d’édition et hébergera gratuitement les contenus." <= ce dernier point est important pour ne pas dire crucial quand on connaît les difficultés d’hébergement auxquelles est confrontée Wikipédia.
  • Politique éditoriale : pas de politique éditoriale
  • "tous les sujets seront couverts : concepts scientifiques, information médicale, histoire, géographie, produits ("information products"), loisirs …"
  • "Les gens pourront proposer des commentaires, des questions, des contenus additionnels. Tout le monde pourra voter pour un "knol" ou donner ses impressions. Les knols inclueront des références bibliographiques et des liens vers des informations complémentaires" => c’est ici une différence de taille avec Wikipedia puisque le contenu des articles de sera apparemment pas éditable.
  • Autorité = monnaie
  • "A bon vouloir de l’auteur, un "knol" pourra inclure de la publicité. (…) Google lui reversera alors une part substantielle de ces revenus publicitaires." L’indication de cette part "substantielle", ainsi formulée, peut laisser penser qu’elle sera supérieure à celle traditionnellement reversée via les offres publicitaires standards de Google. Ce qui là non plus n’est pas sans risque, une société commerciale se trouvant de facto en situation de rétribuer des auteurs (scientifiques ou non) sur la base de la notoriété qui sera accordée à leur(s) article(s), ce qui entraînera mécaniquement une course à l’écriture d’articles susceptibles d’être les plus lus, les plus vus, et donc les mieux rétribués. Je vais endosser une nouvelle fois ma panoplie de Cassandre, mais imaginez ce que peut donner un tel système non-régulé dans le cadre, par exemple, des publications en pharmacie ou en médecine, quand on connaît déjà les dérives de certaines publications dans ce domaine, largement sponsorisées par des grands groupes industriels et pharmaceutiques … (l’exemple choisi par Google pour illustrer son projeet Knol n’est d’ailleurs pas
    innocent : il s’agit d’un article de médecine traitant de l’insomnie, rédigé par un auteur
    "faisant" autorité – une prof. de l’université de médecine de Stanford). Si le modèle marchand de la bibliothèque (GoogleBooks) est porteur de grands dangers (prime à l’accès, pas de roulement des fonds, aucune représentativité de l’état des connaissances à l’instant "t", etc.), le modèle marchand de l’encyclopédie – et plus globalement du cycle de validation de l’autorité – l’est tout autant, et peut-être davantage.

Conclusions ?

  • Primo, l’analogisme avec Wikipedia, ou plus précisément avec les projets dérivés en quête d’autorité (Véropédia, Citizendium) est trop frappante pour ne pas être soulignée. Avec son projet knol, Google réalise stricto sensu le projet initial de wikipedia (baptisé Nupedia) : une encyclopédie "populaire" par la couverture des sujets autorisés (= non-exclusivement scientifiques), et reposant sur des experts. C’est bien connu, les bonnes idées n’appartiennent à personne. Mais tous les obstacles ayant fait avorter le projet initial de Larry Sanger (difficulté à mobiliser des experts, difficultés de stockage et d’hébergement …) sont d’emblée solutionnés par l’effet de la marque Google, et par ses infrastructures hors du commun.
  • Deuxio : Citizendium va avoir du mal à se faire une place au soleil dans l’ombre d’un tel géant …
  • Tertio : ce lancement de "knol" par Google renvoie à une vision assez fine des attentes de ses utilisateurs.  On avait déjà remarqué la place très particulière et prépondérante – près de 30% des premiers résultats – qu’occupaient les liens Wikipédia dans les résultats des principaux moteurs (voir notamment ici, ici et récemment ), ce qui était en soi la meilleure confirmation possible de l’intérêt du "projet encyclopédique". En développant son propre service, Google régle en une seule fois deux problèmes : celui de l’accusation qui pouvait lui être faîte de survaloriser les liens en provenance de Wikipedia, et – surtout – celui de voir ses utilisateurs sortir de la sphère Google pour s’en retourner sur l’encyclopédie wikipédia, à peine y étaient-ils entrés (dans la sphère Google) : le public est ainsi encore plus captif qu’auparavant, et Google à tout loisir de monétiser, d’analyser et de profiler nos navigations numériques.
  • Quatrièmement : Google va même plus loin en inversant ce risque potentiel (celui de voir ses utilisateurs captifs "migrer" vers un autre service) : "Google ne demandera aucune exclusivité pour ses contenus et les rendra accessibles à tous les autres moteurs de recherche", qui seront donc gentiment invités pour accroître leur propre "pertinence" à renvoyer … vers un service Google …
  • Cinquièmement : c’est l’avènement d’une nouvelle forme d’encyclopédisme. Un encyclopédisme non plus savant mais "d’usage" : "L’accès aux documents n’est plus subordonné aux modes de classement et d’organisation. Ce sont les modes de classement et d’organisation qui sont inférés de l’accès au document et de l’analyse de son contenu. On parlera d’un encyclopédisme d’usage à partir du moment où ces parcours de recherche, d’accès et de consultation sont récupérés et réinjectés dans l’organisation de la bibliothèque virtuelle (Internet en est évidemment le premier exemple) pour organiser, à l’aune de ces parcours, les nouvelles données devant être
    classifiées.
    " (p.307 de ma thèse) Le danger ne vient donc pas de ce nouvel avatar du projet encyclopédique, mais de la logique marchande qui le conditionne.
  • sixièmement : le défi que s’apprête à relever Google est d’importance et nous concerne tous, bien au-delà du simple enjeu technologique qui le sous-tend : il s’agit de savoir quelle est la meilleure manière possible de croiser autorité ET notoriété, autrement dit de savoir quelle place accorder à l’autorité au sein d’un principe de classement et d’une représentation du monde reposant essentiellement sur un indice de notoriété. Cet enjeu tient en une phrase dans le billet de Google, mais il prime à mon sens sur tous les autres : "Notre boulot au département "Search Quality" sera de classer (to rank) les knols de manière appropriée quand ils apparaîtront dans les résultats de recherche". En ce domaine, la transition d’un PageRank à un modèle de type TrustRank ne sera pas aisée. Sauf à croire que le test de Turing est résolu, et qu’un "simple" agencement machinique est aujourd’hui en capacité de tracer les frontières de l’autorité dans l’accès de chacun à la connaissance.   

Il ne reste plus qu’à attendre pour voir si l’effet Google jouera à plein, et si "knol" sera le nouveau pilier d’une révélation cognitive en comptant déjà 3. En attendant, il est clair que la stratégie de Google est bien cadrée : "standing on the shoulders of giants" comme l’affirme l’incipit du service Google Books. Asseoir l’autorité de Google (et de ses services) sur la question de la mise en avant "des autorités".

Voir aussi ce qu’en disent : Didier Durand, Read/WriteWeb, Jean-Michel Salaun, Google Blogoscoped (qui insiste également sur les risques de l’impact de ce service sur la neutralité de la recherche)

<Update PUB>Télérama a bien aimé mon billet</Update>
 

19 commentaires pour “Googlepedia s’appellera « Knol », ou comment monétiser l’autorité

  1. A la manière de…
    Je me souviens de la parole libérée…
    Je me souviens des radios « libres »…
    Je me souviens de cette période…
    Et de comment cela s’est fini…
    Futur :
    Je me souviendrai de Wikipédia…
    je me souviendrai de l’esprit collaboratif…
    et… non, ce n’est pas encore fini…
    No pasaran (si ! Bon !)
    Knol or not to Knol…
    On n’est pas (encore) obligé d’y aller…
    Silence

  2. Je me pose d’autres questions par rapport à cette initiative… Par exemple, en quelles langues les knols seront-ils écrit???
    S’il ne s’agit que de l’anglais, je crois que Wikipedia n’a pas trop de soucis à ce faire.
    L’autre soucis est la pertinence des articles « scientifiques ». Google Scholar est déjà largement utilisé pour trouver des articles, je m’interroge sur le lien que les deux pourraient entretenir…

  3. Claude> Vu la situation, l’anglais sera nécessairement la langue majoritaire. Et dans un premier temps, ce pourrait être un argument décisif en faveur de la persistance de Wikipédia.
    Sur le second point : c’est effectivement un souci. Les résultats de Knol seront englobés dans le cadre de la « recherche universelle » de google, et seront probablement ajoutés au filtre de Google Scholar.
    Moselle> un « PV » … vous voulez dire une « Preuve de Vérité » ? 🙂

  4. Pfff… Il y a toujours les « pages perso » où vous pouvez toujours faire exactement ce que vous voulez : vous êtes libre avec « pages perso ». La différence de Wikipédia, Knol et compagnie c’est que ces derniers créent des « communautés » (autour d’un nom de domaine identique).

  5. Bonjour,
    le modèle ne me parait pas très clair pour le moment. Si les articles ne sont pas éditables, comment gérer les points de vue différents (à notoriété équivalente)?
    De plus comment recruter un expert dans tous les domaines décrits?? Il faut une armée de RHs!!
    La solution peut être alors de se concentrer sur ce qui est très lu, ce qui impliquerait que Google change de business model, il passe de la « long tail » (auquel le groupe doit tout) au « mainstream »!
    Et meme la ca pose probleme, wikipédia est une encyclopédie populaire aussi parce que les sujets traités sont populaires ( et pas élitistes), comment valider le cv d’un spécialiste en actrices pornos (qui font malheureusement parti des articles les plus lus)?
    Comment gérer les évolutions dans les articles s’ils sont non éditables et les éditeurs non disponibles?
    Et puis aussi, un point très important, quelles licences seront utilisées ????
    Sachant, que les plus grands contributeurs de wikipédia sont des idéalistes…
    Quitte a surprendre, je pense que cette annonce est défensive.
    Google tire sur Wikipédia. Si comme c’est de + en + le cas, on tombe in fine sur Wikipedia, pourquoi ne pas y aller directement??
    Et s’en servir comme guichet unique -pour reprendre votre expression- ( ou au moins apprendre a chercher directement soit sur WP soit sur Google)??
    bonne journée

  6. Ca ressemble aux pages d’experts d’About.com, version 2.0 non ? (me suis pas vraiment penché sur le sujet).
    C’est marrant de nommer « Knol » ce qui a vocation devenir un bouillon de culture 😀 (qui a dit que je devais arrêter les calembours stupides en 2008 ?)

  7. Vous névoquez pas une différence qui me semble pourtant fondamentale entre Wikipédia et le projet Knol: sur Wikipédia un sujet est traité dans un article par plein de personnes, sur Knol un sujet sera traité sur pleins d’articles chacun par une personne. Knol ne sera en fait qu’une somme de points de vue, et non une recherche d’objectivité. Ce sera à l’utilisateur de se dépatouiller entre les points de vue. L’utilisation de Knol ne sera donc pas la même que celle de Wikipédia.

  8. Le membre de phrase « en comptant déjà 3 » prête à confusion : ce n’est pas Knol qui « compte » mais la rév-é/o-lution. Il eût été préférable d’écrire : « qui en compte déjà 3 ».
    Je conteste votre opposition entre « révélation » et « révolution ». Lisez « l’Ancien Régime et la Révolution » de Tocqueville et vous comprendrez que l’acquis révolutionnaire était déjà contenu, en filigrane, dans l’ancien régime.
    Cela dit, je trouve l’extrait de votre thèse que vous donnez à lire fort éclairant.

  9. Si un seul ( ou un nombre limité d’auteurs) sont sélectionnés pour être les ‘autorités’ sur un sujet, il y a fort à parier que tous les sujets polémiques, politiques, économiques, religieux, environnementaux, etc. seront assiégés par des officines diverses, qui mettront toute leur puissance pour en devenir les sources. D’autant plus si les publicités associées rapportent gros. Knol va devenir une encyclopédie de pacotille, la voie officielle de la pensée unique vers le libéralisme et c’est tant mieux: on n’en verra que mieux la qualité et l’éthique de Wikipedia. Soutenons wikipedia, soutenons le partage des ressources et de la connaissance, soutenons la diffusion libre et desinteressée de la connaissance.
    Une planète de plus de 10 milliards d’habitants: nous n’aurons que ce que nous saurons partager.

  10. Encyclopédisme d’usage
     » c’est l’avènement d’une nouvelle forme d’encyclopédisme. Un encyclopédisme non plus savant mais « d’usage »  »
    Cette réflexion est intéressante mais où est le problème ?
    Wikipédia fonctionne de la même manière : les internautes écrivent en fonction de « leurs usages ». Une page sur une personnalité politique ou scientifique de premier plan peut être plus courte que celle sur un film porno ou sur un jeux vidéos.
    Et qu’une encyclopédie colle aux usages des lecteurs, à ce qu’ils cherchent, est-ce vraiment un défaut ?
    Dans une encyclopédie « classique », quelles sont les pages qui sont les plus consultées ? Les pages qui correspondent à ce que cherchent les lecteurs ou celles qui ne les intéressent pas ?
    Enfin, il est tout à fait possible que des knols de qualité mais n’intéressant pas grand monde (un knol sur une mouche tropicale ou sur un moine du XXIème siècle) soit également mises en ligne par des passionnés.
    Bref, il est possible d’avoir à la fois une encyclopédie organisée-diversifiée (type Diderot) et d’usage.

  11. Avec knol émerge le concept de compétition collaborative (ou de collaboration compétitive). La construction collective d’une encyclopédie-média interactive en confrontant les idées, les différentes versions d’un article pourtant sur un même sujet.
    Ajoutons que le modèle de financement est solide, attractif, ce qui n’est le cas de wikipédia.
    *Les publicitaires sont gagnants : il ont un nouvel espace pour diffuser leurs offres
    *Les auteurs sont gagnants : ils ont un espace pour se faire connaître et gagner de l’argent sans passer par les filtres classiques de rédactions de revues ou de webzines.
    *Google est gagnant en percevant une partie des recettes publicitaire de chaque knol…Bingo !
    *Le public est gagnant : il a accès à une nouvelle encyclopédie gratuite et peut vérifier le sérieux des knols grâce à l’indication du nom de l’auteur. Le caractère signé des articles, la possibilité de vérifier les sources pour le lecteur, rendra possible l’utilisation de Knol dans le monde de l’éducation.
    Bref, qui dit mieux ?

  12. Guil : « Ce sera à l’utilisateur de se dépatouiller entre les points de vue. »
    Oui, l’utilisateur aura accès à une grande richesse de points de vue d’auteurs, il pourra comparer, analyser. Bref, il devra faire appel à son esprit critique plutôt que de boire passivement un texte unique, resemblant à un puzzle construit au hasard, pseudo-neutre, et dont on ne connait rien des auteurs.

  13. La spécialité de Google, c’est le tout-automatisé avec le minimum d’intervention humaine. Pour paraître objectif, on délègue tout travail de tri à des algorithmes.
    Sauf à imaginer un changement de politique de la part de Google, on peut donc penser qu’il n’y aura AUCUNE sélection d’experts. Parce que pour qu’il y ait sélection, il faudrait avoir des humains pour sélectionner les experts.
    Non, à voir la description du projet Knol, c’est un lieu où n’importe qui peut s’inscrire sous n’importe quel nom et remplir à sa guise une fiche où il se présente ainsi que ses qualifications. Un peut comme un blog ou une page personnelle, mais présenté dans un cadre qui « fait autorité ».
    Bien sûr, les universitaires dont les institutions fournissent des pages Web mettront un lien vers leur page institutionnelle. Mais les autres? Mes collègues chercheurs en sciences humaines ont souvent des adresses email en @wanadoo.fr et pas de page personnelle. Leurs départements universitaires ne liste pas ses enseignants. Il est très difficile de vérifier à qui on a affaire. C’est encore pire avec les professeurs de lycée, et les professions comme médecin, ingénieur etc.: il n’y a guère de possibilité de vérification sauf à demander copie des diplômes…
    Pour contrebalancer les inévitables ‘crackpot’, amateurs et escrocs de tout poil, Google propose visiblement… un système de notation des auteurs par les internautes, et le « vote par le clic ». Mmh. Exactement ce que Barbara Cassin dénonçait à propos du classement des pages Web: une notation à la popularité et non à l’excellence.
    (à la décharge de Google, c’est également le mode de fonctionnement de l’édition commerciale, qui publie en fonction de la taille du marché solvable et non en fonction de l’excellence)
    Bref, tout ceci me semble bien du hype autour d’un énième système d’autopublication.

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