Préambule.
C'était il y a de cela au moins 9 ans (je n'ai plus la date exacte ni le temps de la retrouver). Du jour au lendemain, un moteur de recherche qui n'était encore "qu'un" moteur de recherche se mit à indexer non plus seulement les fichiers rédigés dans les langages standards du web (HTML), mais également les documents word, les pdf, les fichiers excel et progressivement l'ensemble des documents autrefois invisibles ou rassemblés sous le nom programmatique de "web invisible". Dans la semaine qui suivit cette bascule historique de l'histoire de l'indexation sur le net, de petits malins firent de réjouissantes trouvailles : les arborescences de serveurs regorgeaient alors de documents étiquettés "diffusion restreinte" ou même "confidentiel défense – sécurité nationale", sans que nul ne se soucie du jour où ceux-ci deviendraient banalement accessibles, tant cela paraissait aussi improbable que de voir un jour le ministère de l'intérieur se transformer en ministère de l'identité nationale (pardon … mauvais exemple) un moteur de recherche fonctionner par télépathie. Or donc, durant cette belle semaine, des requêtes du type "note confidentielle site:.gouv.fr filetype:doc" ramenaient des documents disons … inhabituels. J'avais moi-même à l'époque (je n'ai hélas pas tout gardé) récupéré quelques notes "confidentielles" du ministère de la santé, ainsi que de magnifiques documents estampillés "défense nationale" "diffusion interdite" dont un document word de 40 pages sur l'armement militaire de notre beau pays, avec de jolis plans de montage du genre "construisez vous même votre AMX-30 lance-flamme". En guise de bonne foi et pour que vous (et mes étudiants qui me lisent) n'aient pas l'impression qu'il s'agit là de racontars fantasmés de pseudo agent-secret de pacotille, je vous joins un extrait du plus insignifiant des documents que j'avais récupérés à l'époque (Téléchargement 01-176-cdc – copie) sur lequel vous noterez la croix "diffusion restreinte" figurant dans les premières pages (les autres, si on vous le demande, et ben je ne les ai plus, je ne les ai jamais eu, d'ailleurs je ne vous connais même pas … pas envie d'avoir des ennuis avec la police l'Hadopi).
Info ou Intox ? Or donc on apprennait (ici, là, et aussi là) le 23 septembre que Google se mettrait bientôt (dans 15 jours, c'est à dire de manière imminente …) à indexer les documents GoogleDocs. C'est à dire que des documents de travail, de la documentation personnelle se retrouveraient subitement possiblement mélangés au milieu des résultats de recherche du moteur. Vous pouvez relire les 3 liens sus-mentionnés (C-Net, Zdnet et Journal du Net), vous verrez que l'annonce semble officielle : c'est "Google qui annonce", "le groupe qui indique que", "Google qui écrit dans un billet de blog". Sauf que. Sauf que sur le blog officiel de Google ou dans sa page consacrée aux communiqués de presse : rien. C'est en fait Marie, une employée de Google, qui sur un forum d'aide aux utilisateurs de GoogleDocs, a posté l'information. Mais à cette heure, aucune confirmation de la firme. Alors Info ou Intox ? Si c'est une info, c'est une nouvelle étape (hélas depuis longtemps prévisible) de la lente dérive des continents documentaires. Mais quand bien même cela serait de l'intox, cela renforce l'imaginaire courant prêtant – par ailleurs à raison – un appétit de Danaïde à l'ogre de Mountain View.
L'indexation comme monstrueuse monstration. Depuis déjà longtemps j'ai expliqué et décrit le phénomène de dérive des continents documentaires. Autour d'une idée simple : les trois sphères jadis distinctes du public, du privé et de l'intime, des documents relevant de nos sphères publiques, privées et intimes, sont aujourd'hui rassemblés en une même sphère d'indexabilité, et ce d'une manière de plus en plus synchrone et – c'est nouveau – transparente aux autres avec – c'est également nouveau – notre plein assentiment. Les nouvelles traçabilités et les nouvelles transparences documentaires dont atteste l'épisode narré ci-dessus pourraient aller jusqu'à abolir une nouvelle frontière, celle de l'intentionnalité de publication. L'indexation n'est plus – comme aux temps jadis – l'occasion d'une mise à l'index de textes jugés subversifs ou non-conformes aux dogmes édictés, l'indexation n'est plus – comme dans le cadre des systèmes informatiques du 20ème siècle – l'occasion d'articuler le couple repérage-extraction (= "je cherche => je trouve"), l'indexation telle que pratiquée par Google et les autres acteurs de nos lectures industrielles, est une monstration qui confine à la monstruosité au sens premier du terme, c'est à dire un processus "dont l'apparence, voire le comportement surprennent par son écart avec les normes d'une société." La quête de Google en même temps que l'aboutissement de la dérive des continents documentaires c'est la constitution d'une nouvelle Pangée dont il serait le seul support. L'écriture. la Trace. Toutes les écritures. Toutes les traces.
Et le web se retourna. Le dernier joujou de la firme de Mountain View est baptisé SideWiki :
- "Sidewiki est un nouvel élément de la barre Google. Grâce à cette fonction, il est possible de déposer un commentaire sur un site, que ce dernier autorise les commentaires, qu’il les modère a priori, voire même s’il ne les autorise pas. Toutes les éventuelles barrières mises en place pour limiter l’expression des internautes seront levées par Sidewiki." (Source).
Comme souvent avec Google, les fonctionalités en apparence les plus anodines (sous réserve qu'elles soient ensuite effectivement adoptées par les internautes, mais elles le sont généralement …), les fonctionalités en apparence les plus anodines sont porteuses de profonds bouleversements qui ne font longtemps qu'affleurer la surface des choses avant de la remodeller à leur image. En l'occurence, grâce à SideWiki, grâce à la possibilité offerte à "tout le monde" de commenter "n'importe quoi", le web change de nature "sémiotique". Plus précisément nous sommes conviés à assister à un nouvel effondrement sémiotique : l'espace des signifiants directement liés à une énonciation affirmée ou revendiquée comme telle (c'est à dire les contenus produits par "un" auteur identifié comme tel et "s'engageant" éditorialement en son nom propre ou en celui de la collectivité au sein de laquelle il s'exprime), cet espace des signifiants se densifie, se déplace, change de nature. L'exception (qui était jusqu'alors celle de Wikipédia et des Wikis en général) deviendrait possiblement la règle. Non pas que ces nouvelles "marginalia" ne soient amenés à écraser quantitativement les contenus "centraux", mais elles instituent un déplacement significatif du positionnement de toute énonciation située.
La vérité est ailleurs et le cauchemar est dans les marges. Dans le meilleur des cas on assistera à une évolution semblable à celle qui, pour le livre imprimé, ramena progressivement l'explosion de la glose dans l'espace calibré et normalisé des notes infra-paginales (cela prit quand même quelques siècles …). Dans l'autre cas … dans l'autre cas le bouleversement pour certains sites institutionnels ou marchands pourrait bien rapidement virer au cauchemar. La légitimation d'une telle pratique, par Google, via son outil SideWiki, peut-être rapprochée de celle d'un bâtiment institutionnel qui serait en permanence taggué sans avoir même la possibilité d'effacer lesdits tags. Ou bien encore de cet individu qui n'aurait d'autre choix que d'entendre et de voir en permanence ce qui se dit de lui. Le refus une nouvelle fois réaffirmé de toute intimité, de toute fermeture au monde, de toute fermeture à l'autre ; l'ouverture, permanente, rémanente, non pas de l'écriture, mais de toutes "les" écritures. La préemption de toute part d'intime au nom de l'accomplissement en tous temps et en tous lieux assouvi de nos désirs d'extimités numériques. Une logique qui est celle de l'épuisement énonciatif à moyen (court ?) terme :
- "l’énonciation dans son entier est un processus vide, qui fonctionne parfaitement sans qu’il soit nécessaire de le remplir par la personne des interlocuteurs : linguistiquement, l’Auteur n’est jamais rien de plus que celui qui écrit, tout comme je n’est autre que celui qui dit je : le langage connaît un « sujet », non une « personne », et ce sujet, vide en dehors de l’énonciation même qui le définit, suffit à faire « tenir » le langage, c’est-à-dire à l’épuiser." [Barthes 84 p.66]
Imaginons que le web n'ait pas été bâti sur son modèle actuel mais qu'il soit né d'un Wiki et nous aurons une idée des possibles engendrés par SideWiki.
Imaginons encore que le web n'existe pas sous la forme que nous lui connaissons aujourd'hui, celle d'un agencement collectif et complexes d'énonciations "situées", mais qu'il ait été conçu et se soit développé dans un seul et unique palimpseste éditorial éternellement mouvant et "in-situable" …
- "(…) un texte est fait d’écritures multiples, issues de plusieurs cultures et qui entrent les unes avec les autres en dialogue, en parodie, en contestation ; mais il y a un lieu où cette multiplicité
se rassemble, et ce lieu, ce n’est pas l’Auteur, comme on l’a dit jusqu’à présent, c’est le lecteur : le
lecteur est l’espace même où s’inscrivent, sans qu’aucune ne se perde, toutes les citations dont est faite une écriture ; l’unité d’un texte n’est pas dans son origine, mais dans sa destination, mais cette destination ne peut plus être personnelle : le lecteur est un homme sans histoire, sans biographie, sans psychologie ; il est seulement ce quelqu’un qui tient rassemblées dans un même champ toutes les traces dont est constitué l’écrit." [Barthes 84 p.69]
La modernité du "lecteur" de Barthes est d'autant plus frappante si on lui substitue la figure des lectures industrielles. Celui qui tient alors "rassemblées dans un même champ toutes les traces dont est constitué l'écrit", n'est autre que le grand scriptuaire, Google lui-même. Tel semble être l'enjeu de cette nouvelle Pangée que Google façonne en interaction permanente avec chacun de nos comportemetns connectés. Redéfinir l'acte même d'écriture en faisant de son indexation la condition première de son existence, c'est à dire, in fine, la condition première de son énonciation. L'existence précède l'essence affirmait Sartre ; l'indexation précède l'énonciation semble vouloir démontrer Google. C'est une nouvelle mythologie de l'écriture qui nous attend comme horizon d'attente de cette nouvelle Pangée. Barthes toujours.
- « […] c’est une mythologie de l’écriture qui nous attend ; elle aura pour objet non des oeuvres déterminées, c’est-à-dire inscrites dans un procès de détermination dont une personne (l’auteur) serait l’origine, mais des oeuvres traversées par la grande écriture mythique où l’humanité essaye ses significations, c’est-à-dire ses désirs. » [Barthes 66 p.60]
S'essayer à ses désirs, décomplexer l'écriture comme d'autres décomplexent le libéralisme ou moralisent le capitalisme. Redéfinir l'acte d'écriture et, ce faisant, redéfinir également l'acte de lecture : lectures industrielles certes, mais industries également "structurelles" à défaut d'être simplement structurées, régulées :
- « La lecture, ce serait en somme l’hémorragie permanente, par où la structure – patiemment et utilement décrite par l’analyse structurale – s’écroulerait, s’ouvrirait, se perdrait, conforme en cela à tout système logique qu’en définitive rien ne peut fermer – laissant intact ce qu’il faut bien appeler le mouvement du sujet et de l’histoire : la lecture, ce serait là où la structure s’affole. » [Barthes 84 p.48]
Sémiologie à la petite semaine. De cette nouvelle Pangée, Google a d'ailleurs la forme : les sémiologues vous le diront, le nom de Google est doublement programmatique. Par la quantité mathématique qu'il désigne (le Gogol) mais également par la rotondité de sa graphie même. Le G de Gaïa-Google dispose de toute la rondeur de la terre, rondeur amplifiée d'abord horizontalement par le redoublement du "oo" puis ensuite verticalement par la graphie du "g" qui s'amuse également à singer l'infini en son symbole mathématique. Nouvelle profondeur de l'écho du doublement des voyelles initiales. Le "l", est la seule trace de verticalité qui tranche avec cette rondeur et s'en distingue également en étant – avec le "o" jaune central – la seule couleur non redoublée, une verticalité qui, davantage qu'une direction, est l'empreinte d'un axe. Celui autour duquel tourne la planète Google.
L'indexation comme bras armé d'une nouvelle sous-veillance ? Sous-veillance. Le panoptique inversé. Les indices sont légion. Au moins autant que les entrées d'index de Google. Derniers en date, une application pour Iphone permettant de fouiller une gigantesque base de donnée regorgeant d'informations personnelles et intimes (si tant est qu'un casier judiciaire relève de l'intime). Cette base de donnée c'est celle d'Intelius, un site dont je vous avais parlé il y a très longtemps sur UrfistInfos (là et là). Sur Intelius on trouve ce genre d'informations pour un individu lambda :
- son adresse
- son numéro de sécurité sociale
- l'historique de ses déménagements et de ses changements d'adresse depuis 10 ans
- sa date de naissance
- son casier judiciaire
- les diverses amendes dont il a écoppé dans sa vie
- les dates de ses mariages et de ses divorces
- le nom et le numéro de téléphone de ses voisins
- le montant du bien immobilier qu'il possède (sa maison), sa date d'achat et le nom de celui qui lui a vendu
- la taille du "lot" (cadastre) sur lequel elle (sa maison) est implantée
- une vue satellite de chez lui
- l'âge moyen des femmes et des hommes habitant dans son voisinage
- le nombre de meurtres, de viols, de vols de véhicule et autres larcins dans son quartier
- la composition ethnique du quartier
- le niveau d'éducation et les langues parlées
- les permis qu'il possède (permis de conduire mais aussi permis bateau, avion, moto, etc …)
Autre application pour Iphone et autre sous-veillance alarmante, le site Everyblock.com qui liste un nombre impressionnant d'informations "de proximité" sur votre quartier ("block") : taux de criminalité, derniers permis de construire déposés, dernières visites des services de l'hygiène dans tel ou tel restaurant ou telle ou telle piscine municipale, mais également le nombre et le type des appels en direction des services de police (tant d'appels pour agression, tant d'appels pour braquage, etc …), j'en passe et des plus gratinés. De l'annonce des prochains travaux de voirie aux informations sur le taux de criminalité de tel quartier ou de telle rue, toutes ces données "publiques" sont allègrement remixées, l'ensemble formant un angoissant panopticon personnalisable, géolocalisable, bref, un panopticon sur-mesure. "Pour que le désespoir même se vende il ne reste qu'à en trouver la formule" disait l'autre. Qui inventera l'application "Panoptique" pour I-Phone ?
De la divulgation au contrôle. Et réciproquement. Naturellement, la mise à disposition de ces informations dans le cadre d'applications aussi grand public que quotidiennes est effrayante, effarante. Elle institue le risque du contrôle en même temps qu'elle le légitime. Double contrainte. Le risque incarné par des sociétés comme Intelius et autres Everyblock.com est celui de la divulgation. Or sans contrôle la divulgation n'est rien. Ou si peu. Les sociétés comme Intelius sont des agrégateurs. Elles vont puiser à des sources différentes et elles agrègent selon un angle choisi (une personne, un quartier, un type de crime sexuel). Elles vont chercher ailleurs des données existantes. La vraie valeur de contrôle, de gouvernance (au sens cybernétique du terme) réside dans la traçabilité de l'ensemble de nos écrits (numériques compris). Elle consiste à avoir la possibilité de passer d'un stade observation extérieure, externe, à la possibilité de l'injonction, à un stade d'observance. Avec Google les données sont chez lui et non ailleurs. Avec Google les informations et les données ne préexistent pas, elles se construisent en permanence, sur ses serveurs, sous ses yeux. Google ne va pas chercher les données, nous les lui envoyons. C'est cette traçabilité hébergée et acceptée (ou seulement "tolérée" mais la nuance n'est hélas plus réellement significative), qui offre des possibilités de recoupement. <Parenthèse> Assez paradoxalement, l'information personnelle que les gens sont les plus réticents à divulguer est … leur photo. Alors qu'une photo (sauf il est vrai dans le cas du délit de faciès) est, de loin, ce qui donne de nous le moins à voir. Mais nous vivons encore dans une société de l'image qui n'a pas achevée sa mue. Les principaux prédateurs de notre sphère privée et intime sont quasiment impuissants devant une photographie. Elle ne leur apprend rien de nous ou si peu. Elle n'entre pas (pour l'instant … mais ils y travaillent) dans leur compétence d'indexabilité. Elle se contente de l'illustrer. </Parenthèse>. Elle seule (la traçabilité) permet de donner du sens. De passer de l'observation distante à l'observance pregnante. Intelius divulgue des données et des informations sans possibilité de contrôler ce qui sera fait de ces dernières (c'est d'ailleurs en ce sens que la démarche est a-morale et exempte d'un minimum d'éthique). Google contrôle la divulgation des données et des informations. A tout le moins est-il dès aujourd'hui en situation de pouvoir le faire. Voilà pourquoi il me semble que l'on peut parler à son encontre d'un risque de totalitarisme informationnel sans être taxé d'anti-modernisme chronique ou – pire – de Finkelkrautisme aggravé.
Féodalisme statistique et inféodation algorithmique. Toutes les données collectées par Google le sont à des fins statistiques et algorithmiques. Tel est un tout cas le motto de la firme. La statistique, c'est l'orthographe des écritures industrielles. L'algorithmie est leur grammaire. Comme l'orthographe, la statistique est prévisible. Mais Google et l'échelle statistique à laquelle il culmine (loi des grands nombres) entend bien transmuer cette prévisibilité en prédictibilité. Comme l'orthographe qui a vocation d'être un marqueur de fautes, cette nouvelle soupe primitive de la statistique algorithmique entend être un marqueur de prétendues déviances. L'algorithmie conjuguée à la statistique donne naissance à une étrange grammaire désincarnée, à une nouvelle martingale, propice à tous les fantasmes, et porte-ouverte à toutes les déviances. Récemment à la une du Boston Globe et de quelques autres grands médias, le projet Gaydar est capable de déterminer si vous êtes "gay" uniquement en analysant statistiquement vos réseaux affinitaires (= qui sont vos amis) sur tel site de réseau social. Voilà la martingale. La vérité est ailleurs : le projet Gaydar est capable de déterminer un pourcentage statistique des probabilités pour qu'un individu soit Gay en analysant les réseaux d'amitiés dans lesquels il s'inscrit (et les affinités sexuelles explicitement déclarées desdits réseaux d'amitiés). Ce qui n'est pas tout à fait la même chose que la martingale suscitée. Dit de manière plus abrupte : plus vous avez d'amis gays et plus la probabilité statistique pour que vous le soyez vous-même est élevée. Ce qu'entend mesurer et démontrer le projet Gaydar, c'est précisément les dangers de ce type d'extrapolation, extrapolations staitstiquement "vérifiables" à l'échelle des macro-collectifs humains (milliers de personnes disposant elles mêmes de milliers d'amis), mais extrapolations intimement infondées dès que l'on tente de les ramener à l'échelle d'un individu. La prédictibilité statistique est l'arme de tous les totalitarismes : elle escamote
l'existence pour prédire (ou réécrire) l'essence. Elle réinstaure un
arbitraire d'autant plus insupportable qu'il se pare des atours de la
vérifiabilité. Le comportement d'une foule est modélisable. Celui d'un banc de poisson est "prédictible". Mais rapportées à un individu ou à un petit groupe d'individus, ces analyses cessent naturellement de fonctionner. Le fait social ou culturel en tant que tel n'est heureusement pas transposable à l'ensemble des individualités qui le composent.
A moitié vide. Ou à moitié pleine. Deux éternelles manières d'aborder les choses. Soit l'on observe les technologies ou plus précisément les environnements numériques avec une relative "empathie" et il est pour cela nécessaire de se placer à une échelle macro, soit on mesure les mêmes environnements en se plaçant au niveau de l'individu et en y appliquant une sorte de principe de précaution numérique. Ce qui, dans le premier cas, relève, par exemple, des tentatives de redocumentarisation déviantes (guerres d'édition dans Wikipédia) devient dans le second cas ce que Joël de Rosnay appelle "le danger du révisionnisme numérique". Les écritures roboratives et collaboratives peuvent à tout moment basculer dans l'ombre des écritures robotisées (les mêmes qui inaugurent les lectures industrielles), dans l'ombre des écritures de la collaboration, basculer des indispensables prothèses mémorielles qu'elles constituent, à de bien plus sombres et (de) sinistres mémoires.
Moralité. "L'idée lui vint que la vraie caractéristique de la vie moderne
était, non pas sa cruauté, son insécurité, mais simplement son aspect
nu, terne, soumis." Georges Orwell, 1984.
Réfvérences :
- [Barthes 66] Barthes R., Critique et vérité. Paris, Seuil, 1966.
- [Barthes 84] Barthes R., Le bruissement de la langue – Essais critiques IV. Paris, Seuil, Septembre 1984.
Bonne analyse Olivier !
La situation contemporaine exige de chaque individu qu’il acquiert ce minimum de cyberculture qui lui permette de lire ton texte et d’en comprendre les implications.
L’évolution récente (ces trente dernières années ?) de nos sociétés occidentalisées montre que les régulations légitimes (code juridique) sont de moins en moins ce qui règle les rapports entre les individus et la société ; alors même que le code informatique occupe une place de plus en plus centrale, prépondérante dans ces rapports – y compris, comme tu le notes, dans les rapport de l’individu à lui-même : sa mémoire ; ses dimensions publique, privée et intime.
J’en arrive à l’hypothèse que l’enjeu sociétal essentiel, aujourd’hui, n’est plus de savoir si l’on va voter bulletin blanc ou blanc bulletin (ce que nous appelons encore démocratie) mais de savoir quelles parts de nous-mêmes nous déléguons à quels codes informatiques. Ainsi, cette potentielle indexation des Google Docs n’affectera-t-elle que ceux qui utilisent Google Docs.
Ceux qui craignent le syndrome de Perrette évitent de mettre tous leurs octets dans le même panier Google. La plupart des services proposés par ce fournisseur existent ailleurs, y compris comme logiciels libres.
Nous sommes à une époque où il paraît essentiel de prendre soi-même en charge la préservation de sa personne, y compris de ses diverses représentations dans le cyberespace. Et pour cela, il est plus important de choisir des solutions techniques disjointes, donc moins faciles à harmoniser, que de se laisser charmer par un Google bien trop poli (rond, poli, tout pareil) pour être honnête.
L’image des machines d’écriture de « 1984 » me revenait en vous lisant… Et voici qu’Orwell, en Moralité.
Merci d’avoir réveillé ma machine à penser ce matin!
Grâce à Sidewiki, vous (Olivier et Michel) allez pouvoir laisser un commentaire sur l’édito de l’ENSIBB ! 😀 😉
Intéressant. C’est marrant, je lis ce billet juste apres celui là:
http://architecte.blogs.liberation.fr/alberti/2009/10/la-nouvelle-guerre-urbaine.html
qui parle d’une tactique de l’armée israélienne qui quelque part passe elle aussi par la négation de la distinction public/privé, une sorte d’homogénéisation, une négation des barrières…
Cet article est passionnant, c’est un vrai plaisir de le lire !
Cela me fait aussi penser à la problématique de la médiation.
Aujourd’hui google centralise la figure de la médiation : il est le site (presque l’unique) par lequel chacun passe pour trouver une info. Nos logiques de recherche ont été bouleversées par le moteur. Les 3 premiers liens sont considérés comme les 3 liens ayant la meilleure information à donner : la hiérarchie de l’information est issue d’un algorithme non connu. Les logiques de censure (dans le sens de critères de choix et d’entités référentes) sont de plus en plus opaques ou de plus en plus diluées.
Google, c’est aussi une multitude d’applications qui nous rendent « service », qui nous permettent d’accéder à l’autre. Il est notre meta médiateur, notre meta passeur d’émotions, de confidences, d’achats. Il est là, partout, à nous faire de la pub contextuelle dans nos mails, à tenter d’interpréter qui nous sommes.
Je repense à Calvino et à son « Si par une nuit d’hiver un voyageur ». Je cite, p202 : »
Je ne pense pas que la totalité puisse être contenue dans le langage ; la question est pour moi ce qui reste en dehors, le non-écrit, le non-scriptible ».
Avec internet, nous avons accès à tout, à tous les textes, à tous les amis des amis, à toutes les photos mais je crois, comme le personnage de Calvino, que Google ne sera jamais capable de comprendre ce qui n’est pas écrit.
Ce grand médiateur de contenu est, selon moi, incapable de toute interprétation. Et ça me fait respirer..
I’m an indexed woman reading in a indexed book, ou le jour où Google rachète FaceBook = BookFace
Par rapport à la médiation/interprétation, je crois qu’il ne fait pas s’illusionner…
Qu’est-ce qu’il manque encore à Google ? L’indexation du réseau social ? Oui. Pour un temps encore. Voilà pourquoi je me suis évertuée pendant des années à développer un réseau social de lecteur. Pas pour des préoccupations « littéraires » mais parce que je suis convaincue – depuis le début (1996) – que c’est le lecteur qui fera le lien – link to.
C’est le lecteur qui créera l’économie du livre numérique, en créant le lien.
Le lien est le vecteur magique de l’économie numérique.
C’est le b-a ba de l’internet et en même temps personne – pour l’instant – ne le voit.
Lien de l’économie matérielle vers l’économie immatérielle.
Lien des contenus vers leur sens.
Liens des personnes vers le réseau social de leur médiation.
http://fr.wikisource.org/wiki/Le_Monde_comme_volont%C3%A9_et_comme_repr%C3%A9sentation_-_I,_1
Le monde est ma représentation il convient de l’interpréter, de l’indexer, ce que fera certainement Google dans les années à venir.
Google ne sera certes jamais capable de comprendre ce qui n’est pas écrit, l’innommable.
Mais il sera juste capable de rendre lisible / visible…, ce qu’on lui aura donné à lire, à interpréter, à indexer etc.
Google books, biens communs et Affordance
Il y a bien quelques mois que je nétais allé sur le blogue dAffordance, cette mine opiniâtre dinformations sur les droits dauteur et les (nombreuses) initiatives de Google visant à indexer le monde…