Mon billet d'hier, "Lettre à Laurence" a pas mal été relayé, affolant au passage mon compteur de visites. Plus de 1500 pages vues hier, et pas loin de 2000 ce soir, à l'heure où j'entame la rédaction de ce billet.
Une rapide analyse des statistiques de fréquentation de mon site (via Xiti, GoogleAnalytics et l'outil intégré dans Typepad) donne presque la moitié des visites d'hier, et plus d'un quart de celles d'aujourd'hui en provenance de Facebook, site sur lequel j'avais – comme je le fais à chaque fois – signalé sous forme de lien la publication dudit billet.
Intrigué par cette étonnante homogénéité des "backlinks" (liens entrants), j'ai creusé un peu pour finir par découvrir que le signalement de la parution du billet dans mon "statut" Facebook s'était transformé en une "page communautaire" : http://www.facebook.com/pages/Lettre-a-Laurence/101900943182012?v=desc
Le principe – et les enjeux – des "pages communautaires" sont parfaitement disséqués dans ce billet du blog Netintelligenz. Extrait :
- "Lorsque vous souhaitiez partager une humeur, vous aviez le choix entre le publier sur votre mur (et ainsi le rendre visible auprès de vos amis) ou sur le mur d’une page, d’un groupe, ou d’une application. Aujourd’hui, si vous n’avez pas touché à vos paramètres de confidentialité et que votre mur est visible « à tous », vos statuts peuvent potentiellement être référencés en temps réel sur ces « Pages communautaires » liées aux mots ou groupes de mots que vous utilisez"
En Mai 2010, peu de temps après le lancement du service, on comptait déjà plus de 6 millions de pages communautaires.
D'après la FAQ de Facebook :
- "Les pages communautaires sont un nouveau type de pages qui vous permettent de découvrir ce que d’autres utilisateurs disent de ce que vous aimez et de découvrir des personnes qui partagent les mêmes intérêts. Ces pages sont semblables aux autres pages que vous consultez, à la différence près qu’elles ne produisent pas d’actualité et ne sont pas gérées par un seul auteur. Lorsqu’elles sont disponibles, elles publient du contenu obtenu par Facebook sous licence de Wikipédia. Nous estimons que cette conversion de votre profil en un réseau vivant des connexions qui vous intéressent (au lieu d’une liste statique de vos intérêts) rendra votre navigation sur Facebook bien plus intéressante."
Facebook et la phagocytose** documentaire. (**Phagocyter désigne le fait de "détruire en absorbant puis en découpant en petits morceaux")
Les pages communautaires permettent donc une double redocumentarisation, laquelle procède d'une littérale phagocytose documentaire :
- d'abord en instituant comme page l'agrégation de contenus profilaires épars ; soit une sorte de communautarisation forcée (= ce n'est pas parce que j'indique dans mon statut que je suis au chômage que j'ai nécessairement envie de me retrouver sur la page communautaire "chômage")
- ensuite en parasitant le contenu de sites tiers (en l'occurence Wikipédia)
L'enjeu est parfaitement clair. Il ne s'agit pas (ou à la marge) de "rendre votre navigation sur Facebook bien plus intéressante" mais bien :
- de capter puis de capitaliser, en la détournant, sur une partie de l'économie de l'attention dévolue à Wikipédia,
- et de constituer, en les phagocytant, des communautés "sémantisées**", en mutualisant – malgré eux – le potentiel d'attention des individus qui les composent.
**Manuel Zacklad préfèrerait sûrement – et il aurait raison, parler de communautés "socio-sémantiques"
Déni d'autoritativité. Dans ces redocumentarisations complexes, machiniques, à la fois transparentes dans les usages et opaques dans leur coeur d'ingénierie, la question de l'auteur, de l'autorité, de l'autoritativité** sort passablement essorée …
**Evelyne Broudoux définit l'autoritativité comme "une attitude consistant à produire et à rendre public des textes, à s’auto-éditer ou à publier sur le WWW, sans passer par l’assentiment d’institutions de référence référées à l’ordre imprimé." Voir notamment ici et là.
La particularité de la redocumentarisation façon Facebook est qu'elle semble rendre constitutive le réagencement des unités documentaires de discours ET la dissolution programmatique – sinon programmée – de toute autoritativité. Pour le dire autrement : "l'empreinte" autoritative, les "traces d'autorité" seront d'autant plus faibles que le réagencement documentaire sera important ou que les agencements collectifs d'énonciation y ayant présidé seront largement réticulés/distribués. Je vous propose en toute modestie d'appeler ce phénomène la "Loi d'Ertzscheid" (ben oui, tout le monde peut pas s'appeler Zipf ou Bradford 😉
Et pour illustrer tout cela par un exemple simple ; au bas de chaque page communautaire on peut lire ceci :
Ce qui peut se traduire ainsi : Les pages communautaires ne sont ni affiliées ou assumées par quiconque étant associé au sujet dont elles traitent.
Or un auteur – ou l'autoritativité même diffuse – se définit précisément en ce qu'il assume et endosse la responsabilité des sujets dont il traite. Pourtant et "para-doxalement", les pages communautaires en question n'existent précisément en tant que "pages", en tant que "folios numériques", que si et seulement si elles peuvent s'appuyer sur un grand nombre d'autoritativités et/ou d'auteurs, c'est à dire d'utilisateurs de Facebook ayant posté un statut sur le sujet d'une page qui n'existait pas encore nécessairement – la page – au moment où ils le postaient – le statut. D'où la – bientôt – célèbre loi d'Ertzscheid :-)) que je vous répète pour que vous en soyez bien imprégnés (et après interro et je relève les copies) :
- "Dans le cadre d'un processus de redocumentarisation, l'empreinte autoritative sera d'autant plus faible que le réagencement documentaire sera important ou que les agencements collectifs d'énonciation y ayant présidé seront largement réticulés/distribués."
Redocumentarisation disruptive. La particularité de la redocumentarisation des Pages Communautaires de Facebook est qu'elle est disruptive, ce qui n'est pas le cas habituel des autres redocumentarisations à l'oeuvre sur le réseau. La redocumentarisation contribue d'habitude, soit à renforcer son principal objet discursif (cf l'exemple illustre du non moins illustre Frédéric Lefebvre), soit à renforcer l'autoritativité de ceux y contribuant (par des processus d'indexation collaborative – folksonomies), ce qui est l'un des principaux corrélats de la loi d'Ertzscheid précitée ;-) <= je mets bien des smileys à chaque fois pour qu'on ne pense pas que je suis subitement devenu totalement mégalomane …
Et Laurence dans tout ça ??
On savait déjà que l'homme était un document comme les autres. Laurence est devenue, via sa sémantisation "statutaire" ("Lettre à Laurence"), une page communautaire que personne n'assume mais que tout le mode "autorise". Dans le même temps, mon document, publié dans son propre continuum spatio-temporel (c'est à dire sur Affordance – espace – et hier après-midi – temps) et consubstantiel d'une autorité déclarée (la mienne) a été victime de la phagocytose documentaire de Facebook. Ce dont je ne me plains pas, puisque j'ai moi-même initié le mouvement de ladite phagocytose, mais ce qui est très problématique :
- pour l'ensemble des cas (et ils sont très largement majoritaires) ou ces phagocytoses n'ont pas été initiées par une autorité autre que celle de Facebook
- pour le cas ou le résultat de la phagocytose (= la page communautaire "Lettre à Laurence") viendrait à surclasser, à "sur-documenter" le document initial, c'est à dire pour le cas où ce qui ferait in fine autorité (au sens cette fois de "référence") ne serait plus le billet publié hier après-midi sur Affordance mais bien la page communautaire Facebook.
These are the questions. Quoi qu'il advienne, tout cela pose, sinon d'une nouvelle manière, en tout cas une nouvelle fois, la question d'une heuristique de la preuve documentaire, la question de l'intégrité des corpus numériques générés, la question également, bien plus large, de l'économie de la citation à l'heure du numérique. La question enfin du sens à donner aux nouvelles litératies documentaires : veiller à ce que la redocumentarisation continue des ressources du web, à ce que cette nouvelle grammaire documentaire universelle, qu'elle soit participative, passive ou contributive, aille bien dans le sens d'un apprentissage et d'un renforcement des marqueurs d'autoritativité plutôt que vers la dilution et vers l'instrumentalisation de prometteurs agencements collectifs d'énonciation au seul profit d'entités d'engrammation toujours potentiellement confiscatoires et par essence discrétionnaires.
Moralité et conclusion : A la fois système hypermnésique, livre de sable et bibliothèque universelle de document devenus anonymes à force d'être en excès d'auteurs, je suis sûr que Jorge-Luis Borgès aurait adoré Facebook 😉
Question subsidiaire au futur prix Nobel de la redocumentarisation ;-)), décidément très en forme :
Il semble que le rôle de Wikipédia devienne de plus en plus central sur le web, comme base de connaissance sur le web, à la fois pour le web sémantique (DBpedia, voir http://citeseerx.ist.psu.edu/viewdoc/download?doi=10.1.1.69.5249&rep=rep1&type=pdf ), pour Google comme références premières affichées, pour Facebook maintenant.
Dans Wkp, le remplacement de l’autorativité individuelle par une responsabilité collective est clairement assumé, et on peut d’ailleurs en discuter les termes.
Ainsi Wkp n’est-il pas, volens nolens, en train de concrétiser le rêve fou de P. Otlet de classer le monde ? Il serait moins une encyclopédie qu’un thésaurus intelligent, sorte d’ontologie plus solide que celles construites par le haut..
Salut Jean-Michel,
C’est une bonne idée cette histoire de prix nobel 😉
Bon … Oui le rôle de Wikipédia devient de plus en plus structurant, à la fois au sens premier du terme (base de connaissance sur le web) et comme pôle attentionnel (positionnement dans Google).
De mon côté je n’ai jamais considéré que WKP était une encyclopédie stricto sensu. Un projet de nature encyclopédique en est la base, mais le résultat ressemble davantage à une sorte de protocole d’engrammation collective interrogeant et bousculant « les » systèmes classiques d’organisation et d’expression de l’autorité (des autorités, plus exactement). Bref je suis parfaitement d’accord avec ta dernière phrase, et je me permettrai d’ailleurs de te citer lors de mon prochain et imminent passage à Stockholm 😉
Je crois que tu as parfaitement montré les problèmes de la redocumentarisation et la dispersion de l’autorité qui en résulte.
D’où le problème des traces et du palimpseste.
C’est aussi l’enjeu des technologies autour du web de données de pouvoir engrammer autour d’un document « premier » (pour ne pas dire primaire) l’ensemble des métadonnées renseignantes sur l’auteur, le contexte, etc. L’idéal serait donc le développement de formats riches engrammant les métadonnées à l’instar d’IPTC pour les images.
Le phénomène que tu décris n’est pas totalement nouveau, c’est la base de la diffusion de la connaissance, seulement ce qui permet de différencier le document à valeur probante voire éducative, c’est justement la conservation des éléments contextuels et des métadonnées associées sans quoi très vite la dispersion ou plutôt la disruption modifie le discours pour le faire rentrer autant dans l’entreglose (commentarisation) puis la légende (legenda, la chose devant être lue) voire le mythe.
Notre enjeu informationnel, documentaire et éducatif, qui est aussi celui des littératies, est donc de veiller à ce que la diffusion et l’accès élargi (rêve conjoint d’Otlet et de Briet) demeure dans une logique organisationnelle qui permettent de générer de la connaissance et de former les individus en tant que citoyen.
Pour le nobel, il faudra donc répondre à ces divers problèmes, et la solution ne sera donc que collective.
Ce qui signifie que Jean Michel va devoir relancer un grand projet international en ce sens!