Si vous êtes curieux de connaître mon pire cauchemar, pour de vrai, sans rire, alors vous devez lire cet article de BastaMag qui est une enquête très fouillée d'Agnès Rousseaux sur les dangers du vote électronique, lequel est déjà mis en place mais sera encore amplifié lors des prochaines élections législatives. De cette enquête il ressort que le vote électronique est d'ores et déjà entâché d'hallucinantes preuves de conflits d'intérêts patents, d'incompétence crasse, de malfaçons et de plantages systématiques. Si l'on continue de ne rien faire, ce sera le grand bug démocratique. Du genre de ceux dont on ne se remet pas.
Il est un homme qui, dès 1955 avait tout compris aux dangers et aux dérives actuelles du vote électronique. Isaac Asimov. Dans une nouvelle baptisée "Le votant", incluse dans le recueil "Le robot qui rêvait". Précipitez-vous pour l'acheter, l'emprunter, la lire, la faire lire. On peut même la trouver facilement en intégralité sur le ouèbe. Tout y est. Juste un extrait :
"Matthew regarda gravement la petite fille, puis il la souleva et l’assit sur son genou.
Il modéra même le ton de sa voix.
— Vois-tu, Linda, jusqu’il y a environ quarante ans, tout le monde votait, toujours. Disons que nous voulions décider du prochain président des Etats-Unis. Les démocrates et les républicains nommaient respectivement un homme et chacun des habitants pouvait dire lequel il préférait. A la fin de la journée de l’Election, on comptait le nombre de personnes qui voulaient le démocrate, et le nombre de personnes qui voulaient le républicain. Et celui qui avait le plus de voix était élu. Tu comprends ?
Linda hocha la tête et demanda :
— Comment est-ce que tout le monde savait pour qui voter ? Est-ce que Multivac le leur disait ?
Les sourcils de Matthew s’abaissèrent et il prit un air sévère.
— Chacun se fiait à son propre jugement, ma fille.
Elle eut un mouvement de recul alors, et de nouveau, il baissa la voix.
— Je ne suis pas fâché contre toi, Linda. Mais, tu comprends, parfois il fallait toute la nuit pour compter ce que tout le monde avait dit, alors on s’impatientait. On a donc inventé des machines spéciales, capables de regarder les quelques premiers votes et de les comparer avec le nombre des voix au même endroit, au cours des années précédentes. Comme ça, la machine pouvait calculer le total des voix et faire savoir qui était élu. Tu vois ?
Elle hocha la tête.
— Comme Multivac.
— Les premiers ordinateurs étaient bien plus petits que Multivac. Mais les machines sont devenues de plus en plus grandes et elles ont pu donner le résultat de l’élection avec de moins en moins d’électeurs. Finalement, on a construit Multivac, il est capable de donner le résultat avec un seul votant.
Linda sourit d’être arrivée à un passage familier de l’histoire et déclara :
— C’est bien, ça.
Matthew fronça les sourcils et la contredit :
— Non, ce n’est pas bien. Je ne veux pas qu’une mécanique me dise comment j’aurais voté, simplement parce qu’un zigoto de Milwaukee a dit qu’il était contre la hausse des tarifs douaniers. Je voudrais peut-être voter dingue, histoire de rire. Ou ne pas voter du tout. Peut-être…"
Et plus loin :
"Multivac soupèse toutes sortes de facteurs connus, des milliards de facteurs. L’un d’eux n’est pas connu, toutefois, et il ne le sera pas avant longtemps. C’est le schéma de réaction du cerveau humain. Tous les Américains sont soumis aux pressions qui les modèlent, ce que les autres Américains disent et font, ce qui leur est fait, ce qu’ils font aux autres. Tout Américain peut être amené à Multivac pour faire analyser sa tournure d’esprit. A partir de là, la tournure d’autres esprits de la nation peut être estimée. Certains Américains valent pour cela mieux que d’autres, selon un temps donné, selon les événements de l’année. Multivac vous a sélectionné comme le plus représentatif de cette année. Non pas le plus intelligent, ni le plus fort, ni le plus chanceux, mais simplement le plus représentatif. Or, nous ne mettons pas Multivac en doute, n’est-ce pas ?"
Fort heureusement de nombreuses associations, de nombreux scientifiques militent déjà contre le vote électronique. Mais ces lanceurs d'alerte ne pourront pas grand chose face aux lobbys en présence sans un ralliement massif des citoyens qui doivent exiger le retrait de ces machines par tous les moyens.
Lorsqu'Asimov publia sa nouvelle en 1955, l'algorithmie à large spectre, les ingénieries relationnelles, les industries de la recommandation étaient inexistantes. Aujourd'hui une conjugaison de facteurs objetivables rend possible toutes les dérives dénoncées dans sa nouvelle. A chacun d'entre nous d'en être comptable et responsable. Aucune boîte noire ne peut ni ne doit se substituer à ce qui doit rester l'inaliénable droit de chacun de contrôler, de l'entrée dans l'isoloir à la sortie des urnes, l'authenticité de son vote autant que de celui de chacun de ses concitoyens et du processus qui y a conduit.
Une procuration franchement c’est tellement plus simple… Blague à part, au nom de quoi s’ingénier à techniciser le vote, à confier aux machines notre précieuse quoique imparfaite démocratie ?
La nouvelle d’Asimov fait écho en moi à un autre texte, sur un thème plus familier aux lecteurs de ce blog : il s’agit de « Un bienfaiteur de l’humanité », court texte dans lequel l’auteur, J. T. Farrell, imagine une machine à écrire des livres, machine baptisée WWW (ça ne s’invente pas).
Merci pour ce commentaire. J’avoue (shame on me) être complètement passé à côté de ce texte. Et ne parvient pas à en trouver trace où que ce soit. Si vous avez un pdf, je serai enchanté de pouvoir le lire.
Sinon, tant pis pour moi 🙂
Hélas non, pas de pdf sous la souris : ce texte de 1958 (presque exactement contemporain de celui d’Asimov) est paru dans le numéro de mai 2010 de la revue Esprit où je l’ai découvert (en version papier donc).
Intéressant ! Je note ceci quelque part 🙂
C’est inquiétant parfois, le nombre d’œuvres d’anticipation qui pointent le bout de leur nez dans la réalité…