Cogito algo sum.

La documentation du monde que permet et autorise le numérique, sa "redocumentarisation" plus précisément, pose en permanence la question de la mémoire.

Parmi une infinité d'autres, en voici 3 exemples qui me semblent significatifs et permettent de poser la question de l'externalisation de nos mémoires (personnelles, sociales, etc.) sous un angle un peu différent.

Le voyage dans le temps proposé par Google Earth.

Choisir n'importe quel endroit sur la planète et observer en "timelapse" l'évolution de cet endroit à l'aide d'images satellites mises bout à bout et couvrant une période de 20 ou 30 ans. La redocumentarisation porte ici sur des lieux dont certains sont empreints d'une mémoire affective plus grande que d'autres (soit parce que c'est "la maison de notre enfance désormais remplacée par une usine", soit parce que l'on voit la dramatique fonte de la calotte glaciaire)

La carte des tendances de Youtube.

<HDR> Sorte de mémoire immédiate, immédiatement accessible de qui regarde quoi. Comment ne pas se sentir omnipotent sociologue en observant d'un simple clic la nature des différences entre les vidéos vues par des garçons ou par des filles à l'échelle d'un pays, en comparant en un autre clic les différences d'intérêt générationelles entre les 18-24 ans et les 25-35 ans ? Mais comment dans cette carte des tendances savoir si elle nous montre d'abord ce qui est réellement regardé ou bien si elle nous suggère de regarder ce que nous n'aurions pas songé à faire ? Comment isoler dans l'écheveau complexe de cette fatrasie de données, ce qui relève de la description et ce qui relève de la prescription ? La frontière entre la description et la prescription fut d'ailleurs troujours très fine : on ne décrit finalement bien ou avec suffisamment d'attention que ce que l'on souhaite ou pense pouvoir être un jour en mesure de prescrire. Mais le numérique brouille davantage ce que nous percevons de chacune d'entre elles, nous rendant incapable de penser la description autrement que par l'assujetissement à un devoir de prescription idéalisé et au coût cognitif nul puisque supporté entièrement par des algorithmes. </HDR>

L'interview ensuite de Stephen Wolfram, qui revient sur la tendance du "personnal analytics",

lui-même émanation du "Quantified Self" mais avec en sus une dimension d'appropriabilité plus grande, ainsi que la nécessité de passer par des filtres algorithmiques de mise en forme comme le bluffant "Personal analytics for Facebook". Wolfram y voit la possibilité d'une "mémoire augmentée". Mais cette "auto-documentation", cette permanente et rémanente "documentation de soi" est un asservissement aux outils dont seule l'extériorité pourra ensuite nous permettre de "re-garder" ces matériaux mémoriels composites. La mémoire, notre mémoire n'a de sens qu'en ce qu'elle nous impose de choisir, et que ces choix impriment à nos vies un sens qui est pour nous structurant. Sans cette nécessité de choix, avec la possibilité de tout garder, nous ne sommes plus maîtres du sens qui peut être donné à cette totalité mémorielle offerte. Et nous retardons d'autant la possibilité de créer du sens que les technologies focalisent notre attention sur la globalité permise du stockage plutôt que sur la nécessaire et subjective partialité de l'accès.

No future. Only furnitures.

Ces trois exemples nous montrent d'abord que plus qu'un outil de lecture, l'utilisation et la scénarisation de ces mémoires sont des outils qui permettent à ceux qui en contrôlent la mise en scène de nous lire et de nous proposer une grille de lecture qui ne peut en aucun cas être neutre.

Le second enseignement est qu'une étape supplémentaire est franchie dans l'externalisation de l'ensemble de nos mémoires comme rapport au monde et comme instances partagées nous permettant de constituer société. Ces mémoires augmentées, scénarisées ne sont plus simplement "stockées" et mise en accès par des opérateurs dépositaires des plateformes de stockage et de dépôt de l'ensemble de nos résidus mémoriels individuels ou collectifs. Elles ne pouvaient déjà être lues que sur lesdites plateformes et aux conditions qu'elles définissaient elles-mêmes. Aujourd'hui, la force de ces "Big Data, Big Mama, Big Memories" interactives réside dans leur capacité suggestive orientée. La clé de l'externalisation n'est plus le stockage mais sa capacité à créer des représentations supposément communes alors qu'elles ne dépendent que des techniques de mises en scène d'acteurs opérant dans une opacité totale. Pour le dire simplement, après avoir accepté de déléguer à des acteurs privés des pans entiers de nos vies et de nos mémoires connectées, il nous faut désormais accepter de ne pouvoir les interpréter qu'à la lueur d'un remodelage algorithmique qui nous demeurera parfaitement inconnu. Pour le dire encore différemment, il est possible de "combattre" l'idéologie que certains médias tentent de nous imposer en la déconstruisant, précisément parce que cette idéologie est fabriquée et non co-produite par chacun d'entre nous, parce qu'elle est le fait d'individus indentifiables soumis à des logiques de pouvoir observables, et non d'une nouvelle main invisible qui n'est plus celle du marché mais celle des algorithmes, ces nouvelles commodités de la représentation.

<HDR> Le sociologue avait jusqu'ici la possibilité d'interroger son corpus, nous ne faisons plus aujourd'hui face qu'à d'immenses corpus qui nous interrogent sur notre propre capacité à les embrasser en tant que tels (question du stockage et/ou du "cloud"), ainsi que sur notre incapacité à détenir les clés de lecture qui nous permettraient de nous affranchir des stéréotypies qui semblent s'en dégager.

Il est alors troublant d'envisager qu'à côté du gain indéniable que représente la délégation mémorielle du stockage, c'est le mécanisme même du souvenir qui pourrait être assujetti à une interprétation algorithmique opaque, que c'est toute la chaîne de causes et d'effets, de stimuli et de réponses qui sont à l'origine de l'activation de nos mémoires ou de leur passage à l'oubli qui nécessiterait le passage par un filtre qui, pour si personnalisable qu'il soit, n'aura jamais rien de personnel. Au risque au nouvelle fois de stéréotypies de plus en plus répandues, parce qu'elles nous auront été suggérées par … nous-mêmes. </HDR>

Si l'on veut, comme le souligne Bernard Stiegler, pouvoir faire réellement éclore et non au contraire brider ou reléguer à la sphère des Hackers, "(c)es "communautés d'annotateurs" (qui) apparaissent, qui réintroduisent des
éléments d'interprétation humains débattus et partagés, pour affiner
considérablement les résultats fournis par les algorithmes et les
automatismes
", si l'on veut se donner les moyens d'éviter que la cause de nos principaux problèmes ne deviennent également nos seules solutions demain au seul motif qu'ils fourni hier des solutions à des problèmes qui ne se posaient pas encore,
il faut alors avoir la volonté d'accepter de poser le problème de la
mémoire (informatique et biologique) au même plan d'importance que les
questions de bioéthique (par exemple).

 

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