Une question sans réponse. Une seule.

Je viens de lire un article plein de chiffres sur Google.

Vers l'infini et au-delà.

30 mille milliards d'adresses uniques indexées. 20 milliards de sites web parcourus chaque jour par l'algorithme du moteur. 100 milliards de recherches chaque mois. 3,3 milliards par jour. Et chaque jour "15% des questions que les gens posent à Google sont entièrement nouvelles." C'est à dire 495 millions de questions. Chaque jour. Qui nécessitent non pas d'aller puiser dans des résultats mis "en cache" et déjà précalculés, mais d'effectuer un tour complet d'algorithme pour afficher les résultats correspondants.

Au-delà du vertige de cet imaginaire numéraire du numérique, et concernant ce qu'il faut bien convenir d'appeler le plus grand complexe calculatoire jamais réalisé, ces chiffres posent plusieurs questions.

Vous pouvez répéter la question ?

D'abord de savoir si ces "495 millions de questions quotidiennement inédites" est un chiffre qui augmente ou qui diminue.

Ensuite de savoir s'il est possible d'établir une corrélation, une proportionalité quelconque entre le nombre de sites web nouvellement indexés et le nombre de questions inédites.

Mais aussi de poser la question de l'épuisement : à supposer que le nombre de questions qu'il est possible de poser à un moteur de recherche soit un nombre fini, et en admettant que, de manière incrémentale, le nombre quotidien de questions nouvelles fasse baisser dans l'absolu le nombre total de questions nouvelles restant à poser, quelle sera alors la dernière question sans réponse qui sera posée à Google ? Et surtout quand le sera-t-elle ?

Que peut-il advenir d'une architecture calculatoire et algorithmique disposant des réponses à l'ensemble des questions qu'il est possible de lui poser ? Comment la qualifier au delà du seul quantifiable ?

Ce raisonnement est-il semblable à celui du paradoxe des singes savants ou de la bibliothèque infinie de Borges, elle-même inspirée de la bibliothèque universelle de Lasswitz ?

A l'impossibilité, devenue aujourd'hui probabilité, de la bibliothèque qui "contenait tous les livres", que vaut la correspondance du moteur de recherches qui contiendrait toutes les réponses ?

Vous pouvez répéter la réponse ?

Comment définir d'ailleurs la notion de réponse ? Une liste de résultats est-elle une réponse ? Soyons triviaux. A quelle question répond une liste des courses ? Est-ce celle de savoir si nous avons faim ? Celle de savoir pourquoi nous mangeons ? Celle de savoir ce qu'il nous faut manger ? Celle de savoir ce qu'il ne faut pas oublier ? L'affichage d'un pavé sémantique suite à la saisie du nom d'une personnalité constitue-t-il davantage une réponse ? Peut-on apporter des réponses à des questions qui ne sont pas encore posées ? Quelles réponses peut-on trouver si l'on ne se pose pas précisément de questions ?

D'autre part, quel est réellement le nombre possible de questions formulables ? Est-il proche de celui des questions auxquelles il est possible de répondre par une liste de résultats ?

Les premiers outils de recherche étaient des annuaires. Des annuaires de questions. Des annuaires de questions se résumant toutes à une même racine commune : "Où trouver des sites parlant de …" On ne cherche plus aujourd'hui des sites qui parlent de quelque chose. Ou si peu. On cherche avant tout des réponses, des billets d'avion pas cher, des produits discount, du transactionnel. Mais cette éternelle et majoritaire quête transactionnelle ne peut produire que des réponses elles-mêmes transactionnelles.

Dans la typologie des requêtes et des questions (navigationnelles, informationnelles, transactionnelles), où et comment classer la recherche "d'amis" sur les réseaux sociaux ? Des requêtes "émotionnelles" ?

La vraie question.

Le web fut conçu pour produire du sens en produisant du lien. Le web fut inventé pour répondre à une seule et unique question : comment partager plus facilement des documents entre scientifiques ? Les moteurs actuels phagocytent cette dynamique jusqu'à l'inverser complètement. Ils instaurent du cloisonnement, rétablissent des silos des données étanches aux autres écosystèmes.

Nous savons déjà qu'un jour nous ferons face au dernier document sur terre. Nous savons déjà qu'un jour il n'y aura plus que des réponses. Ces 2 jours sont proches. A notre porte. A leur portée algorithmique calculatoire et/ou de stockage.

Quel écrivain de SF n'a pas rêvé au dernier Homme à la mémoire non-augmentée, consignant dans le dernier document stocké sur terre la dernière question non encore posée ?

Qu'arrivera-t-il si nous répondons mal à des requêtes comme amour ou ouragan ?

La question du web est sa réponse.

Comment partager plus facilement des documents ? Comment partager plus facilement des documents entre scientifiques ? Comment partager plus facilement des documents entre individus ? Comment partager plus facilement des documents entre individus à l'échelle de la planète ? Le web est LA réponse. Il l'était déjà à son fondement dans les années 90. La seule réponse qui vaille pour questionner l'existence même du web est connue depuis son commencement. La suite n'a été que l'histoire d'individus, quelques centaines, quelques milliers, quelques millions, qui se sont patiemment attachés à documenter ce questionnement avec d'autant plus d'ardeur que la réponse leur était déjà connue. Qu'ils ne cherchaient finalement pas de réponse. Juste un espace dans lequel partager leurs propres questions. 

Less is more.

Dans cet espace ils diffusent aujourd'hui leurs questionnements. Lesquels questionnements rencontrent un écho parfois planétaire. Car seul cet écho cristallise suffisamment d'attention pour économiser en proportion des ressources machines calculatoires que Google, Facebook et les autres économisent beaucoup plus précautionneusement qu'il n'y paraît. Moins il y aura de questions, et plus il sera facile d'y apporter des réponses. Plus les questions se ressembleront, et plus elles seront partageables. Plus il y aura de requêtes transactionnelles et plus il y aura de transactions. Et plus ces grands acteurs pourront prélever leur marge. Plus les questionnements individuels affectifs, pathologiques ou privés l'emporteront sur les questions philosophiques, scientifiques ou plus simplement rationnelles, et plus il sera facile d'y apporter des réponses, précisément parce qu'il existera autant de réponses possibles que d'individus questionnants. C'est cela que l'on appelle la "personnalisation" : vous apporter une réponse en vous faisant croire qu'elle ne vaut que pour vous, et être capable de faire croire dans le même temps la même chose à des milliers d'autres individus posant la même question.

Chercher une réponse sur le web est se tromper d'adresse. Retournons sur le web pour y chercher les questions sans réponses. Pour y trouver de belles choses. Et de l'altérité. Que vaudrait un web qui ne serait qu'un miroir du monde que nous tenons en main. Qui perdrait du temps à poser des questions à un miroir ? Qui serait assez dupe pour penser qu'il puisse nous apporter des réponses.

La dernière question.

Car qu'arrivera-t-il si nous répondons mal à des requêtes comme "amour" ou "ouragan" ? Rien. Nous ne ferons que retrouver la trace des pages qui posèrent cette question. Sans réponse. La plus belle des questions donc. Parce qu'elle est la démonstration d'un repliement qu'il nous faut à toute force éviter, et de l'énergie qu'il va nous falloir déployer pour y parvenir.

2 commentaires pour “Une question sans réponse. Une seule.

  1. très agréable. En revanche l’hypothèse que le « nombre de questions qu’il est possible de poser à un moteur de recherche soit un nombre fini » ne me paraît pas juste. En effet, les « réponses » apportent toujours plus de questions, et ce n’est à quelqu’un en pleine HDR que je vais l’apprendre 🙂 Du coup le nombre de questions formulables est a priori infini. Ce n’est vraiment pas ça qui m’inquiète.
    La dernière partie sur les mauvaises réponses m’évoque en partie la note de lecture d’Internet Actu sur les big data http://www.internetactu.net/2013/05/14/big-data-nouvelle-etape/
    Cette distanciation avec les « causalités au profit des corrélations » me parait résonner avec ce bel énoncé : « Que vaudrait un web qui ne serait qu’un miroir du monde que nous tenons en main. Qui perdrait du temps à poser des questions à un miroir ? ».
    La question deviendrait alors : Quelle déformation apporte ce miroir ?
    Merci pour ce billet, mélange de poésie et de réflexion. Et bonne journée.

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