Moteurs et réseaux sociaux continuent leur mue. D'abord simples retour à la liste au sens de Goody, ils sont progressivement devenus capables de recommandation, de prescription, nous offrant des réponses avant même que nous n'ayons eu l'idée de poser la question. <Update du lendemain> Et pour le cas, même improbable, où Google ne serait pas capable de nous fournir de réponse avant la question, lui déjà capable de réécrire le titre de nos pages - le code -, lui déjà capable d'écrire à nos amis à notre place – le social- (ce qui est l'objet de ce billet), le voici lui désormais également capable non plus seulement de nous suggérer d'autres requêtes mais de réécrire nos termes de recherche. </Update du lendemain> L'enjeu est d'importance à l'échelle de l'ensemble de la société puisque ces protocoles, ces routines informatiques guident désormais l'essentiel de nos vies. Pas une activité qui ne soit exposée à d'algorithmiques prescriptions, du choix d'un DVD pour Noël à celui d'une partenaire sur un site de rencontre.
Du côté de l'information et des sites de presse, le premier round s'était focalisé autour de la capacité à capter l'attention et à générer du trafic. On se souvient des questions du référencement dans Google News, des titres qui avaient dénoncé le monopole attentionnel constitué par Google News et avaient décidé d'en sortir avant de n'avoir pas d'autre choix que d'y revenir finalement. Aujourd'hui c'est une nouvelle routine algorithmique, le "safe search" qui sonne la fin du 2ème round, obligeant la presse à s'auto-censurer pour ne pas risquer d'être absente des listes du moteur tel mot-clé risquant de ne pas passer la barrière linguistique dudit "safe search".
De son côté Facebook vient d'inventer (et de breveter) ce que Lionel Maurel appelle justement le "robocopyright social".
Facebook encore vient d'annoncer un changement de son algorithme qui devrait lui permettre, côté "news feed" (fil d'actualité) de davantage faire remonter les "contenus de grande qualité (sic)" au détriment, par exemple, je cite, des "meme photo[s] hosted somewhere other than Facebook." Cette annonce relayée sur le fil twitter de Dominique Cardon a donné lieu à l'échange suivant entre lui et moi :
Par "contenus de grande qualité", Facebook entend en effet : "high quality articles about current events, their favorite sports team or shared interests." La "haute qualité" concerne bien, in fine, les échanges kakonomiques, c'est à dire :
"l'étrange mais très largement partagée préférence pour des échanges médiocres tant que personne ne trouve à s'en plaindre. (…) Facebook et d'autres sites similaires (Twitter, etc) sont des exemples de l'économie du nouveau millénaire, la face cachée des préférences humaines que nous souhaitons cacher dans l'espace public "high" (de haute qualité), mais que nous adorons partager avec des gens dont nous sommes sûrs qu'ils sont attachés aux mêmes standards "low" (de qualité médiocre). (…) dans tous les échanges kakonomiques, les deux parties semblent mettre en place un double contrat : un pacte officiel dans lequel elles déclarent leur intention d'avoir des échanges de haute qualité, et un accord tacite stipulant que des échanges de faible valeur ajoutée ne sont pas seulement permis mais espérés." (…) "La kakonomie est régulée par une norme sociale tacite visant à brader la qualité, une acceptation mutuelle pour un résultat médiocre satisfaisant les deux parties, aussi longtemps qu'elles continuent d'affirmer publiquement que leurs échanges revêtent en fait une forte valeur ajoutée."
La modification de la pondération régulant ce pilier central du biotope Facebook qu'est le Newsfeed poursuit plusieurs objectifs lisibles en creux dans la dernière étude du Pew Internet : principalement maximiser l'engagement.
Clôture des externalités, survalorisation de contenus sélectionnés en toute opacité, c'est le modèle classique des enclosures et du web des silos qui tourne à plein régime et, de la même manière que le "safe search" de Google, joue sur la capacité de prescription de la liste, du mur d'informations défilantes parce que choisies et calibrées pour rentabiliser au mieux ledit défilement.
Moteurs scripteurs.
La même semaine que les 2 informations précédentes, on apprend également, via Numérama et Presse-citron, que Google vient de déposer un brevet correspondant à un algorithme capable non plus simplement de prédire vos futures interactions mais d'écrire à votre place des contenus adaptés à la gestion de vos interactions sociales en ligne, en prenant en compte votre "psychologie" et celle des gens à qui vous vous adressez. Ce qui donne la chose suivante :
"Il est extrêmement important pour les utilisateurs qu’ils agissent en fonction du réseau social sur lequel ils opèrent. Par exemple, il peut être très important de dire « félicitations » à un ami quand celui-ci annonce qu’il a trouvé un nouveau travail. Avec une connectivité toujours plus importante et une liste croissante de contacts en ligne, et étant donné le nombre d’informations que les utilisateurs mettent en ligne, il est possible qu’une personne rate une telle information."
Pour y parvenir, Google utilisera donc un "module d'analyse de suggestion" couplé avec un "arbre décisionnel" lesquels rédigeront directement des messages dans le "module d'interface utilisateur". #voila.
"Le module d'analyse de suggestion coopère avec le module d'interface utilisateur et l'arbre décisionnel pour générer des réactions ou des messages suggérés que l'utilisateur peut envoyer", explique Google. "L'analyseur de suggestions coopère avec l'arbre décisionnel pour apprendre le comportement de l'utilisateur et ajuster automatiquement les messages qui sont générés dans le temps".
Ce qui donne :
"Dans un exemple, Google imagine une conversation semi-automatisée dans laquelle "David envoie à Alice un message public ou privé d'un type particulier mais régulièrement rencontré (par exemple, "comment ça va ?")". En analysant les données disponibles, le système reconnaît alors automatiquement que David a changé d'employeur récemment, qu'Alice a déjà parlé boulot avec David, et "génère une réponse telle que "Salut David, ça va bien. Tu étais chez ABC ces trois dernières années et tu es maintenant chez XYZ, tu aimes ton nouveau lieu de travail ?".
Flippant. Car il ne s'agit pas simplement de "robotiser l'hypocrise" comme le note Numérama, il ne s'agit plus de s'interroger comme le faisait cet article, sur le fait que les "alertes" Facebook avaient tué la socialisation liée au fait de se rappeler de l'anniversaire de quelqu'un pour le lui fêter en automatisant l'affichage desdits anniversaires.
<Mise à jour de … 5 ans plus tard … ben oui> Ayé. Les algorithmes de la routine sont au point. Enfin presque. <Mise à jour>
Ce dont il est ici question, dans l'ensemble des nouvelles listées dans ce billet, le "robocopyright social", le "safe search", la remontée opaque et arbitraire des "contenus de grande qualité", et le brevet d'écriture sociale automatique, c'est de la mise en algorithme de l'ensemble des routines sociales. Les algorithmes de la routine. Sur la base de données comportementales déjà traquées bien au-delà de l'écran, à l'interface de notre main et de notre souris.
IF ça va THEN oui et toi.
L'analogie avec l'ère industrielle et le remplacement, sur la chaîne de production, des ouvriers par des machines précisément capables de prendre en charge les tâches dites routinières, est bien sûr tentante. Là où ce remplacement premettait jadis de jouer à la fois sur l'amélioration des conditions de travail desdits ouvriers et sur l'augmentation du rythme de production, grâce aux machines, nous sommes ici devant un bouleversement relativement semblable et qui devrait plaire à Jaron Lanier et sa théorie de l'internaute en travailleur exploité, bouleversement dont la finalité nous échappe pour l'instant : soit il s'agit d'éliminer la routine (en l'automatisant) pour nous permettre de nous consacrer à des interactions plus fécondes ou supposément de plus haut niveau, soit il s'agit d'optimiser une nouvelle fois notre temps de cerveau disponible en le déchargeant des interactions de plus bas niveau pour lui laisser le temps de se concentrer sur des informations de plus "haute qualité", c'est à dire … les dernières nouvelles de nos équipes de sport favorites, précisément parce que ces interactions de "haute qualité" sont les plus présentables pour le marché publicitaire et qu'il est plus facile de vendre de l'espace publicitaire et du temps de cerveau disponible sur une équipe de Foot que sur un anniversaire ou une félicitation liée à une naissance ou à un mariage. Ou précisément aussi, parce que le fait de taper à notre place ladite félicitation pour cette naissance ou pour ce mariage permettra aux mêmes moteurs scripteurs de saisir simultanément un encart publicitaire qui aurait pu ne pas s'afficher dans le cas ou nous aurions oublié d'adresser lesdites félicitations. Un modèle 100% gagnant, 100% rentable, 100% publicitaire, 100% flippant.
Les interactions sociales sont d'abord des zones de friction. Or les modèles algorithmiques détestent la friction.
(source : http://fr.slideshare.net/olivier/web-predictifertzscheid)
Du web et des interactions, y compris routinières prescrites puis écrites à notre place, au web proscrit (cf diaporama ci-dessus, diapo 22), il n'y a qu'un pas. Dès aujourd'hui, Google et Facebook disposent de la capacité de faire disparaître hors de la vue du milliard d'internautes connectés des pans entiers de contenus jugés illicites économiquement (téléchargement illégal) ou socialement (pédopornographie). Oui, demain, tout peut-être perdu. Tout. Dès à présent Google et Facebook disposent des outils de contrainte permettant d'inciter la presse avec un grand P, à s'inscrire dans la logique des contenus "Google ou Facebook compliant", supprimant là encore non seulement des contenus mais également des "opinions", reléguant l'éditorialisation du monde à sa capacité à s'inscrire dans un logique algorithmique de visibilité et de référencement qui nous ramène elle-même à la préhistoire du traitement de l'information, c'est à dire l'âge de la liste de Goody ; mais un âge de la liste contrôlé par des logiques exclusivement marchandes, logiques qui présupposent elle-mêmes une unicité, une uniformité, un lissage des opinions et contenus "divergents".
"J'irai par les chemins"
La routine est étymologiquement le diminutif de la route, cette petite route que l'on prend par habitude. Les autoroutes de l'information ont vécu. La routine également. Entre les deux, entre autoroute et routine, il existe une troisième voie ; un chemin ; le chemin décrit par Vannevar Bush dans son article "As we may think". Les "trails" de vannevar Bush. Ces chemins qui comptent autant que le lien. C'est de la survie de ces chemins dont il est aujourd'hui question. Plus que jamais il faut choisir le web que nous voulons. Avant que nous n'en ayons tout simplement plus le loisir. Sans attendre que le marketing ne l'invente à notre place. Car la routine, est, aussi, un marché.
Et sinon, vous, ça va ?
THEN … "Oui et toi ?"
Merci pour ses billets qui alertent sans alarmisme. Oui, par définition la routine enferme, pas que dans le web. L’effet pervers des réseaux sociaux, c’est d’avoir réinscrit des repères de notre sociabilité extérieure, nous faisant perdre un peu de la curiosité d’une navigation en terre inconnue. Les territoires balisés du web (boîte de messagerie, sites d’actualités, réseaux sociaux, quelques blogs plus wikipédia) sont assez nombreux pour qu’on ne prenne pas le temps de l’exploration, sauf si l’on a a une recherche prescrite à faire. Le problème est autant humain que technique : beaucoup de gens s’accommodent des routes toutes tracées. Pour échapper à la suggestion, on peut encore explorer les autres moteurs de recherches. (Et pour en revenir à votre propos, les enclosures sur Google me paraissent plus inquiétantes que sur FB, parce que l’on se passe beaucoup plus facilement du dernier que du premier.)Au passage, rien n’empêche d’avoir une conversation philosophique ou artistique sérieuse sur FB, ce qui ne relève sans doute ni de la kakonomie…ni du produit rentable. Mais c’est vrai qu’il faut mieux aller sur des forums pour converser que sur des réseaux sociaux supportant mal le moindre développement textuel. (Comment cela, adresse obligatoire pour signer ?)
Voila plus en détails les réflexions issues de votre mise en garde : Alceste (misanthrope) a-t-il raison d’avoir tort à propos de la politesse numérisée ?
http://code-formation.overblog.com/2013/12/alceste-a-t-il-raison-d-avoir-tort-%C3%A0-propos-de-la-politesse-num%C3%A9ris%C3%A9e.html
Juste une intuition également, à partir du moment où on peut tout prédire, il n’y a plus besoin de la Loi (qui agit en amont en prévention et en aval en sanction) qui est remplacé par l’étude des comportements. Relire « l’homme démoli » d’Alfred Bester