Charlie. Comme un grand charivari. Une semaine plus tard. Une semaine trop tard déjà. Comme tout le monde. Comme tout le monde un peu paumé, comme tout le monde un peu mobilisé. Incapable au-delà des 17 vies de savoir ce que l'on a perdu ou gagné dans cette histoire. Dans ce moment d'histoire avec un grand H et ces putains de coups de kalach.
Charivari. "Nom masculin. Bruit excessif et discordant. Vieilli. Concert où se mélangent les sons discordants et bruyants d'ustensiles de cuisine entrechoqués, de crécelles, de cris et de sifflets, qu'il était d'usage d'organiser pour montrer une certaine réprobation devant un mariage mal assorti ou la conduite choquante d'une personne."
Il y a "je suis charlie". Et la grande convocation : politologues, sociologues, lexicologues, psychologues, dessinologues, éditorialistologues, buzzologues, expertologues. Tous convoqués pour nous dire "qui est charlie ?", "où est charlie ?", "c'est qui charlie ?", pour nous expliquer pourquoi il y en a qui ne sont pas charlie, pourquoi ils se sentent coupables, pourquoi il faut être charlie, pourquoi de toute façon nous l'avons été, pourquoi ça va durer ou pourquoi ça ne va pas durer, c'est selon. Selon le politologue, le sociologue, le psychologue, l'éditorialistologue, le buzzologue, l'expertologue.
Il y a Jacques Lacan. Les caricaturistes. Les carica tuent risque. Le risque des caricatures. Charlie qu'as-tu risqué ? Chialer. Le risque tue. Lacan encore. Le destin. Le dessin. Le destin d'un dessin, le passage du "s" au "t", du dessin au destin, du "s" du crayon qui court sur le feuille au "t" de la croix, de la croix de la tombe, de ceux qui sont tombés pour avoir dessiné.
Il y a surtout les frontières du monde libre. En train d'être redessinées aux dimensions exactes des journaux qui ont eu le courage, car oui, c'est donc du courage, de publier les dessins du prophète depuis Mercredi dernier. Dessiner le monde libre. Des villes et des régions entières, pourtant si proches de nous, pourtant américaines, pourtant anglaises, pourtant italiennes, que l'on croyait faire partie du monde libre et qui sont en train de sombrer. Pour ces dessins non-publiés, ou publiés en s'excusant, ou floutés pour ne pas heurter. Heurter qui ? Dire "Je suis Charlie" c'est pour chaque journaliste dire "je suis une cible". Une idée. Impossible de la sortir de ma tête depuis 7 jours. La seule réponse, la seule aurait été que l'ensemble des journaux à l'échelle de la planète publient à leur une ces putains de caricatures. Là oui peut-être "nous" aurions gagné. Ne pas arriver non plus à se sortir de la tête une autre idée : de quel droit penser cela, leur demander cela, moi qui ne prend aucun risque ?
On aurait imaginé un effet "Streissand", le vieux truc d'internet, plus tu tentes de dissimuler, de faire taire, de cacher, de masquer, et plus l'information se propage, plus elle est voyante, évidente, inévitable, éclatante. Jamais probablement depuis une semaine il n'y eût autant de dessins de caricatures du prophète sur cette planète. Et pourtant comme un effet Streissand inversé, nous n'avons vu, je ne suis arrivé à voir que celles qui n'avaient pas été publiées, je ne suis arrivé à voir que celles qui avaient été floutées, je ne suis arrivé à voir que celles qui avaient été assorties d'un "attention, ces images peuvent choquer."
Il y a les mauvaises blagues. Qui vous envoient en tôle. "Je suis Charlie Coulibali". Dieudonné poursuivi. Moi j'ai souri. Pas longtemps mais j'ai souri. Comme j'ai souri à d'autres blagues aussi limites mais prononcées par d'autres. Comme ce fou rire lors d'un enterrement. Je n'ai pas souri longtemps mais j'ai souri, oui. J'ai vu passer la phrase sur Twitter, j'ignorais que c'était Dieudonné qui l'avait écrite. Je croyais à une vanne de Christophe Alévêque ou d'un autre de la bande. De ceux qui me font rire. Qui rient de tout. Desproges. Coluche. Rire de tout mais pas avec n'importe qui.
Il y a ce texte parmi tant d'autres. Juste. Ciselé. Ce texte de Lordon.
Il y a ces dessinateurs, ces humoristes que l'on entend dire "oui, je vais faire attention", "non, ça je ne le dirai plus", "ça je ne le dessinerai pas", "j'y réfléchirai à 2 fois". Entendre la peur derrière les mots qui n'ont jamais voulu être ceux du courage, juste ceux de la dérision, de la moquerie, du sarcasme, quoi de plus légitime. Ces mots, leurs mots n'étaient pas fait pour cela, pas pour le courage. Juste pour faire rire. Mais ils ont peur. Certains en perdent leurs mots. Fini de rire. Fini les mots.
Il y a l'extraordinaire dignité de l'équipe, des survivants. Pellous, Luz, et les autres. Leurs témoignages pour raconter l'horreur de ces quelques minutes. Cette Une magnifique. Demain.
Mahomet à l'envers c'est une bite. Et on l'a tous dans le cul. Bien profond. On ne me l'ôtera pas de l'esprit. Luz qui raconte lors de la conférence de presse de cet après-midi :
"J'ai dessiné Mahomet, en train de pleurer. Puis j'ai écrit Tout est pardonné. Et j'ai pleuré."
Luz encore qui explique, que pour arriver à faire cette une, que pour arriver à redessiner, il lui avait fallu faire, d'abord, le dessin de la catharsis. Celui-là :
"Je rentre chez Charlie ce jour-là. Un flic me dit de pas rentrer dans la salle de rédaction. Je vous laisse imaginer. Je vois des culs à terre. Le cul de Mustapha. Notre correcteur. Ça aurait pu être nos culs. J'étais obsédé par ces culs. J'ai dessiné des culs. "liberté d'expression, mon cul", j'ai écrit. Voilà ce que j'avais en tête."
Il y a la ruée, demain vers les kiosques. L'éphémère ruée. Mes putains de cartons balancés. Demain 3 millions de dessins du prohète à la une. En France. 4 millions de personnes dans la rue. 3 millions de caricatures du prophète en vente libre dans ce pays. 17 personnes qui ne les verront pas.
Il y a les "je suis Charlie" d'aujourd'hui. Il y aura les "Je suis Charlie" de demain. Et il y a les "Je suis Charlie" d'hier. Martin Niemoller était Charlie.
"Lorsque les nazis sont venus chercher les communistes,
je n’ai rien dit,
je n’étais pas communiste.
Lorsqu’ils ont enfermé les sociaux-démocrates,
je n’ai rien dit,
je n’étais pas social-démocrate.
Lorsqu'ils sont venus chercher les syndicalistes,
je n’ai rien dit,
je n’étais pas syndicaliste.
Lorsqu'ils sont venus chercher les juifs,
je n’ai rien dit,
je n’étais pas juif.
Lorsqu’ils sont venus me chercher,
il ne restait plus personne
pour protester."
Lorsqu'ils ont dessiné Mahomet …
Il y a la peur. Irrationnelle. Que l'on croit si loin, si réservée aux autres, aux rédactions, aux journaux, aux parisiens, aux juifs. Et qui vient te taper sur l'épaule quand tu t'y attends le moins. Une collègue qui désemparée poste ça, et qui flippe. Parce qu'elle a retweeté la Une de Charlie, et qu'un connard l'a menacée.
Moi qui comme un con me retrouve en plein cours de "recherche documentaire" à expliquer à mes étudiants ce qu'il faut faire si cela leur arrive :
- faire des copies d'écran pour garder une trace.
- "signaler" le compte à Facebook ou Twitter pour qu'ils le bloquent.
- Signaler le même compte sur Pharos (plateforme du gouvernement dédiée au cyberharcèlement – entre autres).
- déposer plainte au commissariat.
- si le commissariat refuse de prendre la plainte (ce qui est arrivé à ma collègue), écrire directement au procureur de la république en recommandé avec accusé de réception.
Il y a le grand méchant internet. Tout vient de là. C'est bien connu. 17 morts suite à l'envoi d'un email piégé. 17 putains de victimes tombées sous les balles d'un statut facebook moisi. Un "patriot act" à la française qu'ils disent qu'il nous faut. Edgar Morin qui twitte une vieille citation du vieux Benjamin Franklin : "Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne les mérite l’une et l’autre et finit par perdre les deux."
Le spectacle du monde. Tant de monde. Et ce qui reste le jour d'après. Dans les mémoires, insondables. Sur les réseaux. De la fraternité sûrement. Et puis aussi le bodyguard sexy. Et puis aussi le pigeon qui chie sur le président. Et puis aussi Sarko sur la photo. De la fraternité sûrement, et puis la vie, aussi. L'accolade de Pellous à Hollande. Celle de Luz à Pellous. L'accolade de Pellous à Hollande encore. Deux hommes. Debouts. Et chacun qui grandit l'autre. C'est peut-être cela qu'il faudra retenir d'hier. La possibilité de grandir l'autre par l'accolade.
Il y a juste un grand sentiment d'humanité. C'est à dire se sentir fragile. C'est à dire se sentir vivant. Du bout des mots. Du bout du stylo. Prendre soin du vivant, prendre soin du fragile. Fragile le papier. Fragile un journal. Fragile un dessin. Fragile la liberté. Fragiles ceux qui sont tombés. Il y a juste un grand sentiment de fragilité. Qu'aucun charivari n'épuise. Eugène Guillevic écrivait ces moments "où le moindre chant d'oiseau est un précipice qui s'avance pour t'avaler". Au bord du précipice. Fragiles. Fragiles mais vivants. Alors retenir son souffle. Pour ne pas souffler trop fort sur l'incendie. Pour ne pas non plus éteindre la flamme. Respirer. Fragiles et vivants.
(Dessin de Anne-Sophie Loret. Merci à elle de m'en avoir autorisé la reprise)
Malheureusement, le site Internet Signalement est en maintenance technique et redirige sur la page https://www.internet-signalement.gouv.fr/PortailWeb/planets/Accueil!input.action
Sont-ils débordés ?
Après la liesse humanitariste de la semaine dernière effectivement, et le côté revanchard de ceux qui se sont exprimés en bloc, formant ainsi un tout intouchable, vient le temps du délitement et de la contre-attaque des liberticides des deux côtés : les ignorants qui nous gouvernent et songent à museler l’interaction du web, et les extrémistes qui débordent du cadre.
Ces morts méritent plus que 4 millions de personnes dans la rue et 5 millions de Charlie Hebdo écoulés. Ils méritent un débat, sans œillères ni lobbys ni religions. Au pays des lumières, on se retrouve acculé à devoir expliquer à des adolescents (qui ne changeront pas d’avis) que tuer pour un dessin, c’est mal.
La vigilance, de tous côtés, plus que jamais, s’impose : pas d’amalgames, mais pas de non-dits non plus.