Algos, robots, boulot.
D'abord il faut se souvenir que les robots vont supprimer plein d'emplois, y compris, "qualifiés" ou "intellectuels" (ce qui ne veut pas dire qu'il n'en créeront pas d'autres). Pour comprendre pourquoi (et surtout comment et accessoirement quand), relire (notamment) ce billet.
Ensuite il faut acter que dans leur sillage, l'automatisation du monde est en marche et soulève une foule de questions éthiques irrésolues parce que souvent non posées et/ou avec un corpus doctrinaire qui semble pour l'instant réservé aux seules forces armées américaines alors que l'essentiel de l'automatisation concernera pourtant la société civile. Derrière cette automatisation, si les algorithmes ne contrôlent pas encore le monde, au moins 10 d'entre eux circonscrivent déjà l'essentiel de nos vies.
Enfin, il faut rappeler que les problématiques du "Digital Labor", dans le sillage et l'héritage du capitalisme linguistique, voient émerger de nouveaux modèles dont celui de l'acopie et du copytalisme, lesquels redéfinissent entièrement la question même de la propriété (privée), du travail (qui est l'employeur ? Qui est l'employé ? Et à quel moment ?) et de l'appropriation.
Et puis il faut aussi ne jamais oublier l'histoire. Celle des Coolies par exemple, ces travailleurs qui – suite notamment à l'abolition de l'esclavage – fournirent une main d'oeuvre à bas coût à de grandes exploitations agricoles par le biais de grandes vagues d'émigration. S'en souvenir et l'inscrire dans la trajectoire menant du lumpen-prolétariat marxiste à un nouveau cognitariat de l'économie de la connaissance.
Lumpen-cognitariat et salariat algorithmique.
Revenons maintenant au 21ème siècle et essayons de nous projeter un peu dans le 22ème.
Partout, tout le temps, insidieusement, à l'aide de ces chevaux de troie que sont les applications et leurs notifications ou les diverses logiques de "récompense" (dernière en date : obtiendrez-vous le badge Facebook : "très réactif aux messages" ?), nous sommes incités à "travailler gratuitement" pour alimenter une régulation algorithmique constitutive des nouveaux effets de rente de ces oligopoles calculatoires. L'affaire n'est certes pas nouvelle puisque dès son lancement en 1998, Google déploya un algorithme qui, pour pouvoir fonctionner, s'appuyait principalement sur ces internautes qui, en créant un lien hypertexte vers un contenu qu'ils jugeaient intéressant, travaillaient en fait et "de fait" gratuitement pour la firme de Mountain View en lui permettant d'installer son monopole.
Fin 2005, Amazon lance son "Mechanical Turk" dont Wikipédia nous rappelle qu'il consiste :
"à faire effectuer par des humains contre rémunération des tâches plus ou moins complexes. Les tâches en question doivent être dématérialisées, c'est-à-dire ne pas dépendre d'un support physique ; il s'agit donc souvent d'analyser ou de produire de l'information dans des domaines où l'intelligence artificielle est encore trop peu performante, par exemple l'analyse du contenu d'images."
On s'inscrit, on réalise des tâches à tout le moins répétitives sinon ingrates ou hors de portée algorithmique, et on est payé une misère. Mais on est payé.
A partir de 2005 et jusqu'à aujourd'hui, avec l'explosion des réseaux sociaux, l'explosion également des "bots" et des systèmes de publication automatique, la "modération" des contenus est confiée à de véritables armées de travailleurs philippins, nouveaux "coolies" d'une économie de la publication en temps réel. Leur nombre réel est inconnu mais ils seraient plus de 100 000 aux Philippines à traquer et supprimer toute la journée les contenus jugés "offensants" ou contrevenant aux CGU des grands réseaux sociaux américains. Ils sont souvent (mais pas tout le temps) étudiants et touchent entre 300 et 500 dollars par mois pour ce travail. Eux aussi s'appliquent à réaliser des tâches pour lesquels les algorithmes n'ont pas – encore ? – de capacité de discernement suffisante.
Si ces tâches se trouvent externalisées aux Philippines (notamment) c'est parce que ce "travail" est particulièrement usant et que les "content-moderators" de la Silicon Valley sont tous en burn-out au bout de quelques mois devant la vacuité et la dureté psychologique de ce travail (qui consiste donc en gros à passer sa journée à virer des photos de bite, de vagin, de décapitation, de tortures animales, d'accident corporels sanglants, de vidéos et d'images pédo-pornographiques et autres contenus racistes ou insultants, ce qui nécessite – donc – de passer aussi sa journée à ne regarder QUE ce type de contenus). Juste pour vous donner une idée de l'état dans lequel vous ressortez après une journée de 8 heures, la remarquable enquête de Wired d'où je tire toutes mes infos raconte notamment l'état psychologique de cette femme venant de "modérer" une vidéo sur laquelle on voit un homme essayer d'introduire sa tête (oui oui) dans le vagin d'une jeune fille visiblement mineure hurlant de douleur et de rage.
Dans l'affrontement permanent entre la loi, le code, et les CGU, dans le gigantisme du flux des contenus en permanence mouvants et en permanence instantanément disponibles, les logiques de régulation ne peuvent reposer uniquement sur des routines algorithmiques. Mais la hiérarchie est en train de s'inverser. Ce ne sont plus les algorithmes qui assistent les humains, les premiers économisant aux seconds l'accomplissement de tâches ingrates ou cognitivement pénibles. Des armées d'éditeurs de Manille aux innombrables turcs mécaniques d'Amazon en passant par les formes les plus "neutres" et les moins rémunérées du Digital Labor, ce sont désormais de plus en plus souvent les humains qui assistent les algorithmes, de nouveaux "ouvriers spécialisés cognitifs" qui oeuvrent sans relâche pour que les algorithmes se consacrent aux opérations de hiérarchisation ou d'éditorialisation qui furent un temps le domaine réservé des premiers. Alors qu'aujourd'hui des intelligences artificielles apprennent à lire, qui, il y à peine 10 ans de cela, aurait pu penser que ce serait des (ro)"bots" qui écriraient des articles pendant que des humains se trouveraient assignés au filtrage des contenus pédopornographiques ?
Des humains travaillant pour les algorithmes quand jusqu'ici on entretenait l'idée que les algorithmes travailleraient pour les humains.
On croyait que ça allait faire BOUM, et à a fait POP.
En 2009 c'est le lancement de l'entreprise Uber, puis du service UberPOP grâce auquel n'importe quel particulier équipé d'un véhicule peut devenir "employé" de la firme et gagner là encore au mieux de quoi à peine arrondir des fins de mois très anguleuses. Au-delà des crises récurrentes et des réactions épidermiques associées à ces modèles économiques "disruptifs", il y a aussi le côté "les belles histoires" que nous raconte Benoît Raphaël, qui doivent être d'abord traitées pour ce qu'elles sont : une exception à la règle d'une dérégulation et d'une atomisation des sphères du travail et du loisir dont personne – en tout cas pas moi – n'est pour l'instant capable d'affirmer si elle sera créatrice ou destructrice (au sens de la destruction créative de Schumpeter), ni si elle est un modèle viable et pérenne d'une nouvelle économie collaborative ou un Fordisme New-Age destiné à servir les rentes de nouveaux oligopoles.
En Juin 2015 on apprend – sur Techcrunch qui le tient du WSJ – que c'est la firme qui a probablement le plus "robotisé" et "algorithmisé" ses process industriels, c'est à dire Amazon, qui lance un nouveau service permettant à des particuliers d'assurer les derniers kilomètres de la livraison de différents colis. Une sorte d'AMazonPOP. T'attendais la livraison par drone, ben ce sera finalement ton voisin (ou les 2). Et le titre magnifique du Wall Street Journal : "Amazon's Next Delivery Drone : You."
Comme l'explique donc l'article du WSJ, les coûts de livraison d'Amazon augmentent plus rapidement que son chiffre d'affaire, il s'agit donc, moyennant compensation financière – de proposer une application qui permettra à n'importe quel client Amazon d'assurer également des livraisons, pour l'instant sur des distances "courtes", les distances longues restant évidemment couvertes par les transporteurs industriels habituels (ou des drones). On pourrait même "négocier" sa prime de livraison (probablement en fonction les avis des clients livrés, de l'ancienneté dans le service, etc.)
Comme me le faisait remarquer quelqu'un sur Twitter, nous voilà revenus au temps de journaliers, ces travailleurs pauvres qui faisaient la queue le matin pour avoir un travail pour la journée. Sauf que là ils feront la queue derrière les notifications de leur smartphone.
Voilà bientôt 15 ans que je travaille "sur" le numérique. Ou plus exactement sur cette fourmi de 18 mètres avec un chapeau sur la tête. Et je me souviens d'innombrables colloques et tables-rondes pour réfléchir – par exemple – à ce qu'Amazon et ses algorithmes de recommandation allaient changer au métier de libraire, à ce que Google Books et sa bibliothèque universelle allaient changer au métier de bibliothécaire, je me souviens des enseignants qui voulaient interdire Wikipédia parce qu'elle allait tuer les autres encyclopédies (ils avaient sur ce point parfaitement raison) et ne contenir, horreur, que des articles truffés d'erreurs (ils avaient, sur ce point, parfaitement tort) ; je me souviens de plein de belles histoires, de plein de peurs irrationnelles, de plein de prédictions à côté de la plaque, je me souviens de corporatismes en tout genre, d'incompréhensions manifestes, mais aussi de pionniers, de courageux, de testeurs et autres crapauds fous. Je me souviens de tout ça et je regarde où nous en sommes aujourd'hui. Tout s'est transformé et rien n'a changé. Les vieilles rentes des uns ont été ou sont en train d'être remplacées par les nouvelles rentes des autres. Certains continuent de faire leur métier comme si rien de numérique n'était, d'autres ne le font plus qu'avec les doigts remplis de digital, d'autres enfin, cherchent le point d'équilibre, ceux qui le trouvent sont en général ceux qui ont accepté de tomber plusieurs fois avant. Une fourmi de 18 mètres vous dis-je.
Impossible donc de dire de quoi sera fait demain ce salariat algorithmique, impossible de chiffrer les armées du prochain lumpen-cognitariat, impossible encore d'établir le ratio entre ces "emplois" qui seront supprimés par l'automatisme, la robotique et l'algorithmie et ces "fonctions" qui émergeront grâce au même triumvirat. Seule certitude, tout se transformera et rien ne changera.
Schizo-travail et Maso-rémunération.
Après une journée à co-worker avec différents algorithmes de hiérarchisation de l'info pour alimenter les différentes "Google Bubble" ou "Apple Bubble" pendant que d'autres, à Manille, accompliront la part ingrate des mêmes tâches, quand mes enfants rentreront du boulot dans 20 ans, il est probable qu'ils prennent en route un ou deux passagers avec leur casquette UberPOP, que l'un de ces passagers soit – aussi – un travailleur occasionnel AmazonPOP profitant de la course pour livrer un colis Amazon commandé par son voisin de pallier. Il est tout aussi probable que l'ensemble de ces schizo-salariés soient tous à bord d'une Google Car entièrement automatisée (ou de leur BMW Baïdu à moins qu'ils ne se déplacent avec un véhicule automatique directement issu de la flotte Uber …) dont le propriétaire locataire temporaire percevra un micro-salaire de Google en échange d'une procédure de contrôle qualité temps réel, c'est à dire en échange d'une supervision humaine de cette conduite algorithmique, devenant temporairement un professeur des algorithmes.
Il est surtout probable que rien de tout cela ne se produise. Mais il est encore davantage probable que la phrase précédente soit très improbable.
Vous semblez avoir une confiance dans les résultats de l’IA qui surprend.
L’IA se contente, pour l’essentiel depuis ses débuts (cela commence à faire long…) de promesses. C’est maigre pour une technologie qui se fixe de grandes ambitions.
Le lien que vous indiquez sur la lecture par des IA ne témoigne d’aucun résultat réel mais se termine encore par une promesse, une de plus : « La voie des IA capables de lire est en train de se profiler à l’horizon. »
Quant aux robots journalistes, on en est vraiment au niveau zéro. L’article ne permet pas de penser que des progrès puissent être raisonnablement espérés de ce côté.
J’ai du mal à comprendre pourquoi, avec des résultats aussi médiocres, l’IA continue d’être prise au sérieux. Ce serait un meilleur service à lui rendre que de souligner cette médiocrité et d’encourager les chercheurs, peut-être à faire un peu plus de théorie, des maths, et de ne pas seulement s’en remettre à la puissance de calcul de leurs machines.