Le mur qui efface les migrants

Le mur. Toponymique. "De Berlin". Symbolique. "Des lamentations". Métaphorique. Le "mur" (wall) de Facebook.

Selon que vous serez, puissant ou misérable, migrant ou réfugié.

Et des migrants. Ou des réfugiés. Un autre mur sémantique et sa neutralité qui désamorce l'empathie. Les désigner comme "immigrés" serait nier les raisons même de leur exil, tant le mot est désormais inscrit dans le champ de "l'économie du travail" et irrémédiablement connoté "débat sur l'immigration", nous renvoyant à de sinistres nationalismes oublieux de l'histoire même des peuples. 

Alors on les appelle "les migrants". Mais pas "les réfugiés". Les désigner comme "réfugiés" reviendrait à acter le fait qu'ils fuient une souffrance, une persécution, et nous renverrait donc à notre devoir de les accueillir. Un "migrant" est le terme qui convient à la "bonne" mise à distance de ces scènes pourtant à chaque fois insupportables. Le "migrant" n'est ni un réfugié que nous aurions le devoir d'accueillir, ni un "immigré" venu affoler nos sens patriotiques en mode "le bruit et l'odeur".

Notre positionnement et/ou notre engagement politique nous dit quoi faire des "immigrés", notre devoir d'humanité nous impose la conduite à tenir face aux "réfugiés". Mais de ces "migrants" là nous ne savons que faire. Désemparés devant l'afflux et la violence des situations autant que paralysés par la neutralité sémantique du mot. Les mots ne désignent pas seulement la réalité. Ils décident de notre manière de l'appréhender, de la traiter, et comme nous le verrons plus tard, de la documenter.

1 milliard face au mur.

Depuis l'effondrement du mur de Berlin en 1989, le monde n'a de cesse de bâtir de nouveaux murs.

"En 1989, il y avait environ onze murs, barrières ou clôtures dressés", aujourd'hui, on en compte une cinquantaine, selon Courrier internationalqui précise que ce chiffre correspond à 8 000 kilomètres de murs bâtis en vingt-cinq ans."

Côté numérique, Facebook et son "mur" sont apparus en 2004. Et en 2015, le 27 Août, un jeudi, nous avons, selon Mark Zuckerberg, été pour la 1ère fois un milliard de personnes différentes à nous asseoir le même jour devant le même mur.

1milliard

Et sur ce mur, certains d'entre nous, très peu d'entre nous, ont vu l'insoutenable.

Kids

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Ceux-là ne sont ni migrants ni réfugiés. Ce sont quatre cadavres d'enfants sur les plages de Lybie.

Sur le mur de Facebook comme dans l'incessant défilement de Twitter, deux grands types de réactions ont suivi ceux qui avaient posté ou rediffusé ces photos. L'expression d'une colère et d'un désarroi bien sûr, mais aussi, d'une manière qui m'a surpris parmi mes "amis" et les "amis de mes amis" (aucune valeur statistique donc dans ce qui suit, juste un "ressenti" subjectif), énormément de réactions "choquées" ou "outrées", des gens qui trouvaient ces photos "déplacées", qui n'avaient "pas envie de voir ça sur Facebook" ou alors "accompagné d'une mise en garde". Mettre en garde : "attention, la photo de 4 cadavres d'enfants va se glisser au milieu de vidéos de chats." Et ces réactions m'ont étonnées.

Récemment encore on débattait de l'opportunité du lancement automatique des vidéos Facebook (Autoplay) quand il s'agissait de celle de cette journaliste et de son caméraman exécutés en direct par un forcené qui avait posté la vidéo sur Facebook. Car ce mur est vivant. Poreux. Il a ses règles. Ses laisser-passer de bons sentiments. Et ses barbelés de CGU.

Il semble qu'aucune de ces 4 photos n'aient contrevenu aux pourtant si chatouilleuses CGU de ces grands murs d'enceinte numérique. Et que la police du mur algorithmique n'ait pas eu à intervenir pour en bloquer la diffusion. Vrai qu'un cadavre d'enfant choque moins la milice du code qu'une scène d'allaitement.

"Toute la misère du monde" ne tient pas sur un mur.

Quelque soit le mur, il est toujours le stigmate d'une "propriété" au-delà duquel tout échange, qu'il soit de marchandises ou d'êtres humains est perçu et traité comme une intrusion. Le "mur" a moins pour fonction de nous protéger de l'extérieur que de fixer nos croyances et nos certitudes intérieures pour mieux nous y enfermer. "On ne peut pas accueillir toute la misère du monde". C'est oublier que toute la misère du monde ne demande pas à être accueillie "chez nous".

Jamais le monde n'a bâti autant de murs. Et jamais nous n'avons été aussi nombreux à nous asseoir, le même jour, devant le même mur.

1 milliard le même jour devant le même mur. Il faut aussi être capable de poser la question de cet enfermement, de questionner la manière dont il renvoie, pas uniquement métaphoriquement, à ces murs qui disent le refus de voir comme seul contre-champ du refus d'accueillir.

"On ne peut pas accueillir toute la misère du monde". Certes. Mais aucun mur ne pourra non plus la contenir.

1989. Berlin en hypertexte.

Les mots sont comme les technologies. Ils ont un sens. Qui est d'abord celui de l'usage que nous en faisons. 1989 restera probablement comme la plus belle année de ce siècle. Parce qu'en 1989 un mur tomba et que d'innombrables chemins numériques virent le jour. C'est en 1989, alors que tombait le mur de Berlin, que naissait également le Web, l'hypertexte, et avec l'hypertexte la promesse du chemin, du pont, du passage, de la traversée.

25 ans plus tard, un milliard de "digital immigrants" se sont assis le même jour devant leur mur Facebook. 25 ans plus tard, 4 cadavres d'enfants se sont échoués sur une plage lybienne, s'ajoutant aux milliers d'autres "migrants" qui meurent chaque jour en mer. 25 ans plus tard, nous ne savons que construire des murs.

Arrivés à ce stade de la lecture de ce billet, vous pourrez légitimement vous demander où je veux en venir. Peut-être simplement à ceci : voici les copies d'écran réalisées hier soir (lundi 31 Août, à 22h) de la requête "migrants" sur Google Images, des photos Twitter répondant au hashtag #Migrants, et enfin des photos Facebook sur la requête "migrants".

Google.

Diapositive1 Diapositive2
Twitter.

Diapositive3

Facebook.

Diapositive4

 

La requête "migrants" sur Google Images est littéralement saturée de réalité. Elle comporte uniquement des résultats illustrant cette réalité. Celle d'hommes, de femmes et d'enfants en errance et en souffrance. Y dominent les photos de ces embarcations surchargées, mais également des "portraits" de ces hommes, de ces femmes, de ces enfants. Le "mur" d'images de Google reste encore la fixation temporaire des externalités qui le fondent. Sa porosité aux chemins que sont les liens hypertextes lui garantit une documentation du monde qui permet encore de dire et de voir la réalité de ce monde.

La vision que Twitter nous donne des migrants est déjà conditionnée par la nature de ce média de l'instantanéité. On y trouvait hier, suite aux différentes "universités d'été" des partis politiques, beaucoup de photos d'hommes et de femmes politiques. Les représentations des migrants eux-mêmes, qu'il s'agisse de portraits ou de photos d'embarcations, restent présentes mais sont déjà reléguées au second plan. Car les externalités de Twitter sont fortement modérées par le régime d'internalités qui est l'autre spécificité de cette plateforme.

Facebook enfin. Et son "mur". Hors de toute considération ou débat sur la "bulle de filtre" dans laquelle il nous enferme autant que nous nous enfermons nous-mêmes, le décalage est saisissant : mise à part la 1ère photo (celle du militaire avec une embarcation de migrants en fond) et celle de cet homme derrière les grilles d'un centre de rétention, la réalité des "migrants" a complètement disparu. Gommée. Effacée. Oiseaux migrateurs, mèmes de chats, logos et slogans, dessins de presse très "softs", mais pas une seule photo de cette réalité qui sature pourtant l'espace médiatique depuis déjà plusieurs mois. Le "mur" a rempli son office : il a retenu, empêché la réalité des migrants d'exister ; il a circonscrit la circulation visuelle de la représentation des migrants, il a permis au milliard de personnes connectées devant ce mur le Jeudi 27 Août de regarder ailleurs, de regarder autre chose.

Trois fois le même mot, trois fois la même requête. "Migrants". Trois fois le même type de "contenus", des photos uniquement. Et trois réalités différentes. De la saturation du réel que renvoie Google à la réalité travestie, édulcorée qui est celle de Facebook.

Et pourtant elles tournent. Derrière le mur.

Et sur aucun de ces 3 murs d'images on ne trouvera la trace des ces 4 cadavres d'enfants. Et pourtant. Pourtant ces photos ont circulé.

Enfantnoye

Plus de 16 000 likes, 14 000 partages, 1700 commentaires, certes nous sommes loin du million de likes pour obtenir une relation sexuelle ou un chien, mais 16 kilos de "likes" et 14 kilos de partage ce n'est pas non plus insignifiant. Pourtant dans le "mur d'images", rien. Ou plus exactement "pas celle-là". D'autres bien moins likées et partagées mais pas celle-là. Pourtant donc la photo, cette photo est là. Mais elle est … derrière le mur. Visible par quelques-uns mais invisible aux yeux de tous.

FlickR et Pinterest

En contrepoint voici deux autres sites, FlickR et Pinterest, qui, pour la même requête affichent les résultats suivants :

Diapositive5

Diapositive6

A chaque site son usage, ses propres "représentations". Là où Google, Facebook et Twitter ont un rôle pregnant de documentation du réel, les usages de FlickR et de Pinterest sont circonscrits à d'autres horizons. Sur FlickR c'est une autre sémantique qui s'affirme, cette libellule dénommée "Migrant Hawker". Sur Pinterest c'est la diachronicité de la représentation des migrants qui s'impose, celle de la crise de 1929 aux Etats-Unis et de la grande dépression.

"A chaque site son/ses usage(s)." Mais une fois que l'on a dit cela, pour des fonctions semblables et avec une manne attentionnelle équivalente, quel usage faire des représentations si dissemblables que proposent, pour la même réalité, Google sur son mur d'image et Facebook dans son Wall quand plus d'un milliard de digital immigrants les regardent chaque jour ?

Au revoir les enfants.

1972. Vietnam. La photo de Kim Phuc, brûlée au Napalm fait le tour de la planète.

1985. Colombie. Omayra Sanchez meurt sous les yeux des caméras du monde entier. Franck Fournier, l'auteur de "la" photo s'expliquera des années plus tard sur la nécessité de cette prise de vue, si choquante soit-elle.

2015. Lybie. Les corps de 4 enfants anonymes s'échouent sur une plage de Lybie. Sur Twitter, Maître Eolas accompagne ces photos d'une seule phrase :

"Sur la plage de Zouara en Lybie, hier, les enfants dans les vagues étaient terriblement silencieux."

Quelle place donner à la photo de ces enfants ? Quelle visibilité ? Dans quel dispositif ? Sur quelle plateforme ? Pour quelle prise de conscience ? A quel prix ? Et sur quel(s) mur(s) ?

<Mise à jour du lendemain> Ce soir – 2 septembre – une nouvelle photo est apparue. A la une de The Independant. Il s'agit une nouvelle fois de la photo d'un enfant. De 3 ans. Mort. Noyé. Aylan Kurdi.

Kurdi

Dans l'article de The Independant on peut lire : "If these powerful images of a dead Syrian child on a beach don’t change Europe’s attitude to refugees, what will ?"

Pendant ce temps sur Facebook, le mur d'image a fini par intégrer la photo d'un autre enfant mort.

Facebookkurdi

<edit du 3 septembre matin> Alors même que tous les médias en parlent, la photo a ce matin disparu du mur Facebook sur la requête "migrants". CQFE. Ce qu'il faut effacer </edit> Mais pour le reste rien n'a changé. Mis à part cette photo la réalité des réfugiés continue d'être totalement absente du mur.

Tous les murs du monde ne répareront jamais ceux des châteaux de sable que ces enfants ne construiront plus.

</Mise à jour>

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