Frontières du métavers : distanciation sociale pour agressions banales

C'est une annonce en date du 4 février 2022 sur le blog d'Oculus, la branche de Facebook (désormais renommé "Méta"), qui indique la mise en place, par défaut, d'une fonctionnalité de "frontière personnelle" (personal boundary), laquelle frontière permettra de garantir une distanciation sociale évitant que qui que ce soit puisse "envahir l'espace personnel de votre avatar". Et la firme d'ajouter que si quelqu'un tente d'entrer dans cet espace personnel, le système "bloquera son mouvement dès le contact avec cette frontière" et que "vous ne le sentirez pas – il n'y aura pas de retour haptique". Arnaud Devillard sur Sciences et Avenir rappelle et précise que :

"Tout mouvement d’un avatar en direction d’un autre qui tend à violer cet espace sera interrompu. Par contre, les avatars pourront continuer de passer près les uns des autres, juste pour éviter que la zone de protection ne bloque les simples déplacements, voire ne soit détournée de sa vocation première pour barrer la route à d’autres."

On se contentera ici de noter l'aporie que constitue un espace infranchissable … franchissable. Comme souvent avec Facebook devenu Meta … "It's complicated".

Le lancement de cette fonctionnalité fait suite à cette histoire d'agression sexuelle dans Horizon Worlds que je vous avais déjà raconté il y a moins d'un mois dans l'article "les pervers du Métavers". Une agression sexuelle dans un espace virtuel. 

Cette frontière personnelle sera toujours activée et le sera "par défaut". Il s'agir pour Méta de mettre en place "un ensemble de normes comportementales" dans un nouvel environnement comme l'est celui de la réalité virtuelle :  

"We are intentionally rolling out Personal Boundary as always on, by default, because we think this will help to set behavioral norms—and that’s important for a relatively new medium like VR. In the future, we’ll explore the possibility of adding in new controls and UI changes, like letting people customize the size of their Personal Boundary." (Vivek Sharma sur le blog d'Oculus)

La taille ou plus exactement la circonférence de cette frontière personnelle est de 4 pieds, c'est à dire d'un mètre vingt. Et elle ne doit rien au hasard. 

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Proxémie : c'est le périmètre qui compte.

Les lecteurs et lectrices de ce blog le savent, la proxémie fait partie des concepts les plus féconds et que je mobilise le plus pour rendre compte des bouleversements de nos univers numériques et virtuels. C'est une notion développée par Edward T. Hall en 1966 dans l'ouvrage "La dimension cachée" et qui documente et analyse  l'usage de l'espace comme produit culturel spécifique. L'un des résultats les plus féconds d'Edward T. Hall est d'être parvenu à distinguer entre 4 grands types de distances culturelles interpersonnelles, fondant 4 types d'espaces conditionnant à leur tour l'ensemble de nos interactions sociales. Ces 4 distances, ces 4 espaces sont les suivants :

  • l'espace intime
  • l'espace personnel
  • l'espace social
  • l'espace public.

Et voici leurs périmètres : 

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L'espace intime s'étend jusqu'à 46 centimètres, l'espace personnel jusqu'à 1,20 mètres, l'espace social jusqu'à 3,60 mètres et l'espace public jusqu'à 7,60 mètres et au-delà. 

Proxémie du métavers.

En choisissant la mesure de 4 pieds, de 1,20 mètres, pour définir la frontière personnelle qui sera celle de la distanciation sociale par défaut dans le métavers, la société de Zuckerberg puise directement dans les travaux d'Edward T. Hall (sans jamais l'indiquer par ailleurs).

Elle le fait dans le souci de l'instauration d'une nouvelle "norme comportementale" et dans celui de limiter les agressions possibles et l'impact désastreux qu'elles ont sur l'image de la firme (et donc sur l'essor potentiel de ce qu'elle désigne comme son avenir technologique et commercial).

Zuckerberg fait le choix d'une "frontière personnelle" qui explose l'invariant des quatre distances interpersonnelles d'Edward T. Hall pour n'en laisser plus que deux :

  • ce qui est dans notre frontière personnelle (et qui regroupe donc les espaces intimes, personnels et sociaux)
  • ce qui est hors de notre frontière personnelle (l'espace public)

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Le métavers c'est la division par deux, et par défaut, de nos capacités d'interactions sociales, de nos capacités d'investir cet espace comme un nouveau produit culturel spécifique. Tout cela peut bien sûr changer, chaque utilisateur pourra peut-être faire exploser sa barrière personnelle pour avoir des interactions avec des proches qui réactiveront, notamment, les fonctionnalités haptiques, mais par défaut il n'y aura que nous isolément, et un espace public en dehors de nous. Plus que jamais là encore "seuls ensemble". 

Méta : l'inverse de la conception de la privacy selon Facebook.

En moins de 5 années déterminantes pour la croissance de l'entreprise comme pour l'avenir de nos sociabilités, de 2005 à 2010, Facebook va ouvrir au shrapnell et au maximum la sphère de la "privacy", transformant totalement les repères de nos distances interpersonnelles technologiquement médiées. Je vous ai raconté cette "ouverture" qui était davantage de l'ordre de l'équarissage dans le chapitre trois de l'ouvrage (en libre accès) que je consacrais il y a presque 10 ans à la question de l'identité numérique. Je m'y appuyais notamment sur les travaux de l'EFF et ceux de Matt McKeon en 2010 documentant la manière dont tous les espaces interpersonnels avaient été littéralement explosés façon puzzle au bénéfice de toutes les externalités négatives qui fondent le modèle économique de la firme. 

Capture d’écran 2022-02-06 à 14.42.35Etat du "partage" de l'ensemble de nos données personnelles dans les différents espaces de socialisation en 2005
(moi < mes amis < les amis de mes amis < tous les utilisateurs de Facebook < tout le web)
Source : Matt McKeon

Capture d’écran 2022-02-06 à 14.42.41La même chose 5 ans plus tard. 
Source : Matt McKeon

 

S'il est alors un parallèle à établir avec les 4 distances proxémiques, l'espace intime c'est "moi", l'espace personnel ce sont "mes amis", l'espace social ce sont "les amis de mes amis" et l'espace public rassemble "tous les utilisateurs de Facebook" mais aussi … "tout le web".

Dès 2010 donc, à l'exception de mes coordonnées (disponibles seulement pour mes amis) et de ma date d'anniversaire (visible pour mes amis et les amis de mes amis), absolument tout le reste, mon nom, mon genre, l'ensemble de mes données de profil, mais aussi l'ensemble de mes amis, mes photos, mes posts et mes likes, tout cela est, par défaut, accessible "dans l'espace public". 

Et tout en procédant à cette ouverture par défaut, Zuckerberg inventait le News Feed (et l'internet moderne), en mettant en place en 2006, contre la volonté de ses utilisateurs, ce principe et cette fonctionnalité qui allait totalement changer la polarité du web, fixant et figeant les usages autour de la seule pulsion scopique instrumentalisée à des fins de marketing.  

En 5 ans sur Facebook, Zuckerberg a tout ouvert au maximum pour faire de nos interactions sociales un continuum en perpétuelle extension. En 2 mois sur Horizon Spaces, le même Zuckerberg semble vouloir tout fermer de ces mêmes possibilités d'interactions sociales. Certes Horizon Worlds n'est pas Facebook, certes un avatar n'est pas un profil, et certes 2021 n'est pas 2005.

Mais cette approche antagoniste est tout de même signifiante. Au moins parce qu'elle souligne qu'en 2021 la "privacy" déclinée à l'aune d'une déambulation dans un espace virtuel ne semble pouvoir se décliner qu'au travers d'une privation. J'écrivais à l'annonce du lancement d'Horizon Worlds que le projet de Métavers de Zuckerberg était avant tout celui d'une privation sensorielle totale. Je maintiens plus que jamais cette analyse. 

Bulles de filtres et frontières personnelles anti-agression.

Après les bulles de filtre et ce que l'on sait de la manière dont elles renforcent à la fois les effets de polarisation du débat public et, subséquemment autant que réciproquement, nos propres biais de croyances, voici donc les frontières personnelles anti-agression. Les deux reposent sur une ambivalence fondamentale qui est celle d'un "effet habitacle*** " que l'on peut décrire ainsi : comme nous nous sentons en permanence "protégés" (des autres ou des idées trop dissemblables aux nôtres) nous allons exacerber nos capacités à avoir des comportements irrespectueux, agressifs et violents – comme lorsque l'on est énervé dans sa voiture et que l'on s'autorise des mots, des gestes et de comportements inhabituels – et nous allons également exacerber le biais de présentation et de disponibilité des opinions qui nous conviennent le mieux et rejeter d'autant plus violemment et catégoriquement celles qui ne nous conviennent pas. 

[*** la dénomination "d'effet habitacle" n'existe pas en tant que concept en psychologie sociale ou comportementale. Voici la définition et le périmètre que je vous en propose. Pour expliquer les comportements agressifs ou colériques lors de la conduite automobile, on parle parfois de l'habitacle du véhicule comme d'une "bulle utérus" où notre sentiment de toute-puissance se déploie. Ce sentiment de toute-puissance et de contrôle entraîne souvent des prises de risque inconsidérées. On y surestime également nos propres compétences (c'est toujours l'autre qui conduit mal) et nos capacités de discernement et donc on trouve toujours plus illégitimes les mesures d'encadrement (code de la route) et de sanctions (amendes lors d'infractions). La voiture est par ailleurs une forme de prolongement de soi, y toucher, l'affleurer, c'est donc nous toucher, nous effleurer nous-mêmes (souvenons-nous du grand Renaud : "Femme, je t'aime parce que / Une bagnole entre les pognes / Tu ne deviens pas aussi con qu'eux / Ces pauvres tarés qui se cognent / Pour un phare un peu amoché / Ou pour un doigt tendu bien haut / Y en a qui vont jusqu'à flinguer / Pour sauver leur auto-radio). Ajoutons à cela une mauvaise gestion des émotions qui se trouvent à la fois filtrées et amplifiées par les sentiments et les postures cognitives précédentes, un rapport au risque qui se modifie, et l'on pourra sans établir d'équivalence stricte, au moins observer que ces différents points se retrouvent tant dans les stratégies de conduite automobile et les effets mesurables et objectivables de colère au volant que dans les régimes efficients de beaucoup de nos comportements et (in)conduites numériques.]

Dans le métavers tel que normalisé par Horizon Spaces, les distances intimes, personnelles et sociales fusionnent et sont toutes sous mon seul contrôle. Or plus je suis en contrôle de ces 3 zones là et plus la 4ème zone, celle de l'espace public devient par défaut une sorte de no-go zone hors de contrôle. A la différence des logiques coopératives prévalant dans des environnements virtuels de gaming simplement exploratoires ou même de type "survival", l'expérience des mondes numériques qui n'ont pas fonction de jeu, standardise un hyper-contrôle des interactions centré sur l'utilisateur qui lui-même exacerbe les tensions ou les représentations à risque des interactions hors de ce contrôle. Dit autrement : ce qui n'est pas sous notre contrôle nous est toujours a priori hostile. Voilà une singulière dérive anthropologique des rapports humains et de notre capacité de faire société.

Se rapprocher toujours davantage de soi. Faire de soi, de ses opinions, de ses besoins, de ses ambitions, un espace d'exploration suffisant en le présentant comme illimité. Une histoire commencée il y a déjà bien plus de 10 ans, que je décrivais à l'époque comme celle menant "du Far-Web au Near-Me" et que les réseaux sociaux n'ont fait que prolonger d'une autre manière.

Or ce que Zuckerberg décidera pour "son" métavers, aura puissance de normalisation pour un ensemble d'environnements virtuels semblables ou équivalents. Car l'offensive est d'abord une offensive sur la langue, un énième hoquet du capitalisme linguistique. Une métonymie extractiviste où comme seul le verbe "Googler" il y a quelques années désignait toute activité de recherche sur le web, le terme Métavers aujourd'hui désigne toute forme d'environnement virtuel.

"Le bruit et l'odeur". Frontière(s).

Toutes choses égales par ailleurs, cette conception de la "frontière personnelle" exacerbée et l'idée que tout ce qui est étranger est potentiellement dangereux est également la ritournelle politique que nous entendons jusqu'à la nausée dans la campagne présidentielle actuelle : chaque fois que l'on nous parle de migrants, d'islam, de grand remplacement, de "défense excusable", de "guerre de civilisation" on le fait moins pour nous désigner l'autre que pour nous enfermer en nous-mêmes tout en nous empêchant de voir ce que nous sommes vraiment. 

La question, encore une fois, est une question politique. Fondamentalement politique. Comme le fait admirablement remarquer Monique Chemillier-Gendreau dans ses travaux en général et dans le film "Un pays qui se tient sage" de David Dufresne en particulier, "c'est la nature même de la démocratie que d'admettre la division du social, une division dans le pluralisme, dans le multiple." (…) La démocratie c'est pas le consensus c'est le dissensus. Si on est tous d'accord c'est qu'il y a quelque chose qui ne va pas. (…) Il faut admettre le désaccord et lui donner vie dans la démocratie et non pas le réduire ou l'étouffer."

"Frontière personnelle". "Personal Boundary". La question des frontières. Même s'il ne s'agit ici qu'une métaphore, cette "frontière personnelle" des univers numériques fait écho au devenir des frontières géographiques, physiques, territoriales de nos univers sociaux et politiques. Cette frontière personnelle numérique, qui nous est propre et n'englobe que nous, que notre corps, avec la limite de la portée d'extension de nos bras, est une sorte de bulle d'exil à laquelle nous sommes assignés.

Si nous devenons nous-même notre propre frontière, si nous portons nous-mêmes notre propre frontière, alors tout devient une externalité et un danger potentiel. Tout autre que nous. 

Quand Edward T. Hall travaille sur les "perceptions proxémiques" il y intègre tout un ensemble de paramètres mobilisant l'ensemble de nos 5 sens et qui vont jusqu'à l'odeur des pieds. Il propose une vision holistique de l'interaction qui, si et seulement si elle peut s'appuyer sur un ensemble de paramètres sensoriels interdépendants et tous mobilisables, est alors une clé de compréhension culturelle déterminante.

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Anthropologiquement et sur le plan de la physicalité des relations interpersonnelles, les dernières années nous ont habitué à des notions inédites à cette échelle dans nos sociétés comme celle des distanciations sociales, des bulles sociales au périmètre mouvant mais restreint

Quoi que l'on en pense et quelles qu'aient été ses modalités de mise en oeuvre, choisies ou imposées, sincères ou insincères, rationnelles ou chaotiques, il y a un nouvel habitus du confinement consensuel et "sensuel" qui renforce l'idée de l'extérieur comme source de confrontation violente et de mise en danger.

Beaucoup de nos présences "extérieures" dans l'espace public sont devenues dangereuses. Et c'est extrêmement préoccupant. Manifester dans l'espace public est devenu dangereux. Se rendre à un meeting politique dans l'espace public est devenu dangereux. Exprimer publiquement une opinion dans l'espace public est devenu dangereux. Assumer une parole, un vote ou un choix politique dans l'espace public est devenu dangereux.

Dans le même temps nous perdons beaucoup des traces (olfactives, visuelles, kinesthésiques, thermiques, orales / auditives) qui sont le marqueur de nos relations interpersonnelles mais aussi nos modalités de co-présence collective. Soit nous en perdons l'usage courant et la dimension réflexe, soit la hiérarchie de l'interprétation de ces signaux est totalement bousculée et dédiée au maintien de nouveaux ordres sociaux et politiques. Je prends deux exemples. Le premier : à une échelle relativement anecdotique on peut faire de réunions de bureau en slip sans que personne n'en prenne ombrage (puisqu'ils ne voient pas que nous sommes en slip). Le second : à une échelle bien moins anecdotique des capteurs de chaleur corporelle et autres caméras thermiques (pour détecter les individus fiévreux) se sont normalisés dans une logique de contrôle. 

Et c'est précisément à ce moment de bascule anthropologique que se déploie le métavers et ses oxymoriques sens "augmentés" qui présupposent une privation sensorielle. Même si ce métavers est pour l'instant davantage une mode marketing qu'un réel basculement massif des usages, il porte en germe une redéfinition profonde de perceptions proxémiques ; et cela intervient dans une temporalité où nos repères proxémiques classiques sont déjà bouleversés. Pour Méta et tant d'autres entreprises, c'est le moment idéal pour bénéficier de la possibilité effective de déterminer de nouvelles normes comportementales. Et pour chacun d'entre nous le devoir d'en questionner la légitimité.

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