Ouvrir son fil Twitter vers 22h30 et comprendre qu'il se passe quelque chose à Nice. Quelques minutes plus tard avoir la confirmation, encore sourde, qu'une nouvelle barbarie vient d'advenir. Et savoir. Savoir très exactement comment les choses vont se passer sur les réseaux sociaux.
Savoir qu'il va y avoir davantage d'appels au calme que d'incitations à la haine. Savoir qu'une nouvelle fois le hashtag #PortesOuvertes va être mis en place. Savoir que Facebook va activer son Safety Check. Savoir que les sites des médias locaux (Nice Matin) vont être saturés et que leurs rédactions vont basculer sur Twitter. Savoir que les grands médias nationaux vont mettre un peu de temps pour se réveiller et ôter les images de feu d'artifice pour les remplacer par celles d'un camion criblé de balles. Savoir que d'insoutenables vidéos et photos vont circuler. Savoir que l'on hésitera quelques secondes avant de cliquer dessus. Savoir qu'on cliquera quand même. Savoir que l'immense majorité des internautes va avoir une attitude réfléchie, posée, appelant à ne pas propager de fausses rumeurs, à ne pas rediffuser des images choquantes, à ne retweeter que les comptes officiels des médias présents sur place. Savoir que les grands médias télévisuels n'auront ni l'éthique ni la déontologie de ces foules de Twittos anonymes, que leurs excuses n'y changeront pas grand chose et que ces mêmes chaînes convoqueront bientôt sur leurs plateaux la figure de l'expert ou du médiateur qui nous expliquera que les images choquantes ont d'abord circulé sur les réseaux sociaux.
Savoir que rien n'a changé. Que ce qui s'installe est désormais de l'ordre du rituel. Comprendre que nous nous sommes habitués. Que nous avons pris nos marques. Que ces marques sont celles des stigmates d'une barbarie attendue.
Seule nouveauté l'application SAIP (Service d'Alerte et d'Information des Populations) mise en place par le gouvernement. Qui restera muette pour finalement s'activer plus de 2 heures après le début des événements. Que cette application n'aura servi à rien ni à personne. Puisqu'elle arrive après le Safety Check. Deux univers distincts. La puissance des réseaux sociaux dans la capacité de réassurance. La puissance régalienne dans l'organisation de l'aide aux populations. Car ni Facebook ni Twitter n'envoient de policiers sur place, ni Facebook ni Twitter ne gèrent les hôpitaux et les équipes de secours qui accueillent les morts et les blessés. Chacun son rôle. Chacun sa fonction. Le savoir. Le rappeler.
Savoir ce que sera le lendemain, que ces images hier jugées horribles et choquantes feront la une de tous les grands médias puisque le floutage de quelques visages ou de quelques plaies suffira visiblement à les réinscrire dans le champ de l'information et de la décence. Savoir qu'on cherchera à comprendre pourquoi l'application SAIP n'a pas marché. Elle n'a pas marché car elle a été pensée par un stagiaire en design d'interface, elle n'a pas marché car elle ne remplit aucune fonction sociale, elle n'a pas marché car les gens n'en ont pas besoin puisqu'ils ont le Safety Check, elle n'a pas marché car l'état était occupé à envoyer des secours sur place et que le stagiaire en charge de l'activer devait dormir à cette heure là où n'avait pas de connexion wifi. On s'en fout qu'elle n'ait pas marché. Le gouvernement des GAFA est là. Que cela nous plaise ou non. Twitter donne l'alerte et informe en temps réel, Facebook rassure via sont Safety Check et Google assure les informations contextuelles d'urgence post-attentat. Pendant que dans les hôpitaux, dans les commissariats, dans les casernes de pompiers, les services publics de l'état font juste leur boulot. Comme ils peuvent. Du mieux qu'ils le peuvent. C'est dans l'application que chaque infirmier, chaque médecin, chaque pompier, chaque policier met dans chacun des gestes d'urgence délivrés dans ces instants que se mesure la vraie puissance d'un état, pas dans une application qui ne marche pas. Chacun sa fonction. Le savoir. Le rappeler.
4 janvier à Charlie Hebdo, flinguer l'innocence, celle qui donne le droit de dessiner, et qu'on appelle aussi liberté.
13 novembre au Bataclan, flinguer l'insouciance, celle qui boit un coup en terrasse et file à un concert.
14 juillet à Nice, flinguer l'enfance. Le 14 juillet, ce moment où les jeunes parents s'autorisent souvent pour la première fois à sortir tard le soir avec les enfants dans des poussettes. La seule image que je garde d'un 14 Juillet est celle-là. Celle d'un soir il y a longtemps où j'étais assis en bord de Garonne avec ma compagne et mes 2 enfants. Regardant l'émerveillement de l'un et tentant de rassurer la peur des pétards de l'autre. Ne pas savoir combien de poussettes ont été fauchées par ce camion hier soir à Nice. Ne pas, non plus, arriver à s'ôter cette image de la tête. Un camion contre des poussettes. Peut-être est-ce cela l'exact rapport de force que nous impose le terrorisme. Dans toute sa dégueulasserie.
Sur Twitter quelqu'un a posté cette phrase : "Ils regardaient le ciel, sans aucune intention de le rejoindre." Ou quelque chose d'approchant.
Un putain de camion. Lancé contre des poussettes.
Merci pour cet article.
Une coquille, un lapsus ? « poucette » à la place de « poussette »; même si il est vrai qu’on peut se sentir abandonné et incapable de retrouver notre chemin après cet attentat.
Perso je n’ai plus de mots pour tout ça, chaque jour on assiste à la barbarie la plus maléfique quelque part dans le monde, je ne trouve plus mes mots pour combattre ce mal, muet d’horreur