#PokemonGO : l’important c’est pas la (Pika)chute …

Donc tout le monde parle actuellement du phénomène Pokemon Go. Si vous êtes en cure de Digital Detox ou habitez dans une grotte il s'agit d'un jeu sur smartphone consistant à chercher (et à attraper) des Pokemons dans le monde réel. L'interface utilise votre GPS et vous pouvez donc traquer et localiser "dans le monde réel" des petites bestioles cachées. Et votre smartphone se met à vibrer chaque fois que vous passez à proximité d'un pokémon. Génie.

Évacuons d'abord ce dont toute la presse a déjà parlé.

Oui, l'avenir du jeu vidéo passe par les applications, les smartphones et les dispositifs de réalité augmentée davantage que par les consoles. Dont acte.

Oui, Pokemon Go bat tous les records en termes de nombre d'installations, de bénéfices nets pour Nintendo, et compterait déjà plus d'utilisateurs que Tinder (sur Androïd). Dont acte.

Oui cette popularité atteint des sommets au point que la requête "Pokemon Go" est plus populaire que la requête "porn". Dont acte.

Oui, il y a déjà plein d'histoire rigolotes ou sordides qui contribuent à forger la légende du jeu, la plus célèbre étant celle de cette joueuse qui est tombée sur un (vrai) cadavre en cherchant des Pokemons. Mais on a aussi les chutes de Skateboard suite à l'apparition inattendue d'un Pokemon. Et des braquages à main armée à l'aide d'un module leurre qui vous fait croire qu'il y a plein de pokémons à un endroit donné pour mieux pouvoir vous y attirer et vous braquer tranquillement. Et il y en aura encore plein d'autres dans les jours et les semaines à venir. Ainsi que d'inévitables Hoaxs. Dont acte.

Oui, Pokemon Go pose d'énormes problèmes en termes de confidentialité et de sécurité. Puisque l'interface "monde réel" est fabriquée par la société Niantic, start-up directement issue de Google, et que pour vous inscrire et jouer il vous faudra donc passer par votre compte Google et ainsi autoriser l'application (et la société Niantic et donc la société Nintendo éditrice du jeu …) à accéder à vos emails, vos documents partagés, etc. Faille de sécurité somme toute assez classique dans ce genre d'application mais dont tout le monde s'est ému vu l'ampleur du phénomène et qui serait en train d'être corrigée … Dont acte.

Venons-en maintenant à ce qui m'intéresse et à la raison qui fait que ce "phénomène" me semble dépasser le simple Buzz estival et pourrait bien acter un passage, une transition, un nouveau seuil dans nos habitus numérique, à l'échelle de ce que représenta l'invention et le déploiement de Google Maps.

Le monde comme plateau de jeu.

Google Maps date de 2004 et dès l'année 2005 le monde était devenu un plateau de jeu.

L'histoire du web et d'internet est d'abord une histoire de la cartographie, la tentative de faire entrer le monde sur un bout de papier ou dans l'espace d'une page, fût-elle une page web, fût-elle une page de "résultats" : 

"Il n’y a rien que l’homme soit capable de vraiment dominer : tout est tout de suite trop grand ou trop petit pour lui, trop mélangé ou composé de couches successives qui dissimulent au regard ce qu’il voudrait observer. Si ! Pourtant, une chose et une seule se domine du regard : c’est une feuille de papier étalée sur une table ou punaisée sur un mur. L’histoire des sciences et des techniques est pour une large part celle des ruses permettant d’amener le monde sur cette surface de papier. Alors, oui, l’esprit le domine et le voit. Rien ne peut se cacher, s’obscurcir, se dissimuler." Bruno Latour, Culture technique, 14, 1985 (cit par Christian Jacob dans L’Empire des cartes, Albin Michel, 1992).

A la hiérarchisation proposée par les moteurs de recherche pour les informations, à la mise en relation proposée par les réseaux sociaux pour les profils, s'ajoutèrent les logiques d'orientation et de projection proposées par les services de cartographie comme Google Maps, avant, qu'enfin, ces derniers ne soient investis d'une dimension non plus simplement hiérarchique (moteurs de recherche), d'une "socio-logique" (réseaux sociaux), ou géographique (Google Maps) mais essentiellement ludique, dans une 4ème dimension rassemblant les 3 premières : l'expérience de jeu proposée par Pokemon Go repose sur une hiérarchie d'actions (le scénario du jeu), sur une "socio-logique" (environnement multi-joueur coopératif), et sur une "géo-graphie" littérale c'est à dire une inscription de différentes instructions / personnages (graphies) dans l'espace (géo-)graphique.

L'important c'est pas la (Pika)chute, c'est l'atterrissage.

Truquer le réel. Pris dans la contemplation de son écran, ou demain de son casque de réalité augmentée, et se baladant dans le monde réel ainsi "augmenté" à la recherche de Pokemons, qu'advient-il si la cartographie GPS comporte une erreur ou une défaillance de mise à jour et, par exemple, oublie de vous signaler que nous n'êtes pas à 150 mètres du bord d'une falaise mais à seulement 1,50 mètres ? Bon vous allez me dire que je joue encore les Cassandre, mais ce n'est pas un hasard si, bien conscients du caractère immersif de leur jeu, Niantic Labs et Nintendo avertissent régulièrement les joueurs "de rester parfaitement alertes et conscients de leur environnement à tout instant …"

Un message d'ailleurs paradoxal puisqu'on ne sait pas s'il a pour objet d'ancrer la réalité du jeu (= des pokemons peuvent surgir à tout instant) ou s'il est une injonction de rappel au réel (= faites gaffe où vous mettez les pieds et pensez à arrêter de regarder votre smartphone de temps en temps).

Pokemon-go-loading-screen

Pokemon Go s'inscrit à la charnière de l'économie de l'attention et de l'économie de l'occupation (voir ici ou ). Économie de l'attention parce qu'il est un formidable capteur et creuset d'attention. Et économie de l'occupation au double sens du terme puisqu'il nous "occupe" et nous relance en permanence au moyen de ces contremaîtres cognitifs que sont les notifications (votre smartphone vibre à chaque fois que vous passez à proximité d'un Pokémon …) mais aussi parce qu'il "occupe" ce tiers-espace né de l'hybridation entre la réalité et sa version "augmentée" à l'aide de personnages en quête d'auteurs de dresseurs.

S'il existe de plus en plus de dispositifs de réalité augmentée et si le champ des possibles (et du Business) est considérable, l'inscription de ces dispositifs dans le champ et l'espace public va nourrir un grand nombre de débats. Certaines applications, comme la bluffante GVBeestje (cf vidéo ci-après) sont légitimes dans leur aspect ludique en ceci qu'elles s'adressent à des individus / usagers en situation d'attente et cognitivement disponibles et ouverts ou carrément "en attente et en recherche" de différentes formes distraction et d'occupation.

GVBeestje from Daniel Disselkoen on Vimeo.

D'autres, comme Pokemon Go, si elles sont tout aussi légitimes font cependant débat car elles posent la désormais classique question de la "redevabilité" algorithmique et du niveau de confiance que nous leur accordons (aux algorithmes à l'origine de ces réalités "augmentées") : naviguant ainsi dans le vrai monde en s'appuyant sur des technologies de virtualisation de l'espace le joueur de Pokemon Go est en quelque sorte en situation de pilotage automatique. Il est concentré sur l'action de jeu telle que représentée dans la virtualisation de la carte (localiser des pokemons) et pas sur les obstacles qui peuvent se présenter à lui sur le territoire. A fortiori quand ce genre de jeu ou d'application se jouera avec des casques immersifs ou des dispositifs connectés (une opportunité en or pour un revival des Google Glasses ?) qui mixeront deux niveaux de perception différents de la réalité. Pour l'instant ce n'est pas le cas et on joue encore à Pokemon Go avec un oeil sur l'écran du smartphone et un autre sur le monde qui nous entoure, oeil que l'on nous recommande de garder "alerte et conscient", mais cela ne saurait tarder …

Et si des gens ont été capables de se foutre en l'air du haut d'une falaise en voulant prendre un selfie, on imagine, hélas, ce qu'il pourrait en être de l'accidentologie Pokemonienne. D'autant que, à l'échelle d'une autre forme de pilotage automatique algorithmique (celle des voitures sans conducteur) on commence également à déplorer des accidents mortels.

261115038_dbf52541d7_z(1ère Pokemon Car autonome sans pilote. Source)

Deux niveaux de risque apparaissent donc clairement : primo celui d'un environnement immersif qui vous empêche de recevoir les signaux d'alerte habituels envoyés par vos 5 sens dans le monde réel, et deuxio celui d'un environnement hybridé dans lequel des instructions ou des personnages "numériques" apparaissent "dans" la réalité, en sur-impression de celle-ci et interfèrent directement avec elle, donnant lieu à de nouvelles sensations kinesthésiques pleines de potentiel mais également pleines d'un certain nombre de risques (l'accidentologie des "piétons-zombies" étant connue et documentée depuis au moins 2013).

Dans cet environnement hybridé le risque est notamment celui du "surgissement", de l'apparition aléatoire et en situation peu propice d'un Pokemon (ou d'une autre bestiole) : on pense bien sûr immédiatement aux situations de conduite mais elles ne sont pas les seules (on a trouvé des Pokemon en salle d'accouchement, dans un stade en plein match de Baseball, à un enterrement, sur des terrains d'entraînement militaires, sans parler de ces hordes de gamins connectés qui se mettent à sonner chez vous parce qu'il ont perdu leur ballon aperçu un Pikachu dans votre jardin).

La question n'est pas tant de savoir "où" apparaissent lesdits Pokemons que de s'interroger sur la capacité de la personne les apercevant à interrompre et à interférer avec une situation donnée (qu'elle soit une situation de soin, de conduite, un rituel social, etc.) Aucun endroit n'est hors-limite.

Schizo-haptie.

Ce qui m'amène à l'essentiel. Il y a quelques temps de cela (Juin 2015), je posais ici le concept de "schizo-haptie" défini de la manière suivante :

"Quand nombre d'entre nous sont aujourd'hui incapables de se passer de leurs smartphones, de "lâcher" cet objet, quand et surtout comment serons-nous demain capables de s'affranchir de nos corps-interfaces pour revenir à plus naturelles synesthésies qui risquent de nous apparaître comme "dégradées" puisque non-augmentées ? Le hold-up du haptique sur tout autre mode d'interfaçage avec le monde et les objets techniques pourrait également donner naissance à de passionnantes études sur l'interface … des faux-mouvements. Aux pathologies actuelles du numérique, à la nomophobie, à la FOMO, à l'algorithmophobia, faudra-t-il rajouter une nouvelle forme de schizophrénie (du grec "schizein = fendre" et "phrên = esprit") dénommée "schizo-haptie", une schizophrénie du mouvement et de l'ensemble de la panoplie des "gestes-contrôle" ?"

L'avènement de Pokemon Go est l'incarnation de cette schizo-haptie à l'échelle de la sphère vidéo-ludique, terrain d'expérimentation privilégié pour les marques, et sphère déterminante dans nombre de nos comportements et habitus sociaux. Et qui nécessite a minima un petit temps d'apprentissage :

De la même manière que l'Homme Augmenté est d'abord un homme diminué (handicapé, mutilé, et "augmenté" au moyen de diverses prothèses), la réalité augmentée, qu'elle soit ludique (Pokemon Go) ou fonctionnaliste (écrans des voitures autonomes par exemple) fige de la même manière un postulat de réalité diminuée ou dégradée ; une réalité qui serait insuffisamment ludique, insuffisamment actionnable alors même que nous disposons de (carto)graphies du numérique à l'échelle du territoire réel. Des cartographies souvent littéralement "para-doxales" c'est à dire contre le discours (ou l'espace discursif) du monde réel. Le monde comme (manque de) volonté (propre) et comme représentations (augmentées et sous contrôle). De Schopenhauer à Gibson, aux portes du cyberespace :

"une hallucination consensuelle vécue quotidiennement en toute légalité par des dizaines de millions d'opérateurs, dans tous les pays, (…) une représentation graphique de données extraites des mémoires de tous les ordinateurs du système humain."

Avec des pokémons.

Nous ne sommes plus très loin de l'univers de l'auteur de science-fiction Roland C. Wagner dans lequel des Toons (personnages de dessins animés) issus de la cybersphère envahissent régulièrement la réalité en y déclenchant tout un tas de catastrophes.

Nous avons en 2016 à notre disposition un monde de Pokémons. Où l'important n'est pas la (Pika)chute, mais … la panoplie des gestes-contrôle qui permettront, non pas de les attraper, mais de déterminer ce que seront les temps de notre présence au monde réel et ceux dédiés aux fictions vidéos-ludiques qui permettront de l'agrémenter … ou d'en dégrader l'expérience utilisateur.

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Post-scriptum 1 : un pokemon légendaire est caché dans une phrase de ce billet. Nan j'déconne.

Post-scriptum 2 : dans le tombereau d'articles sur le sujet, je vous conseille celui de Philippe Gargov sur Pop-Up Urbain qui pointe bien la question de la porosité entre espace public et espace privé.


 

 

 

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