Des Pokémons en #Burkini

Quel est le point commun entre :

  • le jeu PokemonGo
  • le Burkini (burquini ?)
  • une plage
  • un village
  • un musée
  • une propriété privée
  • un espace public

C'est simple. Indice ? OK.

Cela tourne autour de la notion de "privacy".

Ou plus exactement de la définition de la privacy telle qu'énoncée à la fin du 19ème siècle, c'est à dire à la fois un "principe de non-nuisance" et un "droit d'être laissé tranquille" (Casilli, 2014).

Ce que les polémiques autour PokemonGO et la polémique autour du Burkini ont en commun c'est qu'elles ouvrent un nouvel (?) horizon autour de notre droit à être laissés tranquilles

  • je ne veux pas de chasseurs de Pokémons autour de chez moi parce que ce que du coup je ne suis plus "tranquille"
  • je ne veux pas de Burkinis sur la plage où je me rends, non pas parce que j'ai un avis sur le sujet, mais précisément parce que je n'ai pas envie d'être contraint d'en avoir un à ce moment là, dans ce contexte là.

Idem pour le principe de non-nuisance. Pour les Pokemons comme pour les Burkinis, il n'y a pas de nuisance constituée dans la mesure où cela ne m'empêche ni ne m'entrave d'aucune manière. La présence de femmes en Burkini ne m'empêche pas de me baigner, la présence de chasseurs de pokémons sur le chemin derrière ma clôture ne m'empêche pas d'être chez moi.

Ce qui constitue la nuisance c'est le bouleversement d'un habitus, ou de la représentation que nous avons envie d'avoir de nos habitus. Tout le monde a en effet déjà été gêné par des rassemblement plus ou moins bruyants en bordure de sa propriété, tout le monde a déjà subi des situations de gêne et d'embarras sur des plages, situations liées à l'observation de certains comportements inciviques ou hors-habitus (souvenez-vous des polémiques sur les seins nus, et ajoutez-y vos propres souvenirs de vacances, les enfants qui font pipi dans l'eau et qui scandalisent votre voisin de serviette, etc.), et ce bien avant l'existence des Pokémons ou des Burkinis.

Ce qui constitue la nuisance et le non-respect de mon droit d'être laissé tranquille c'est qu'à la lisière toujours mouvante et ténue entre un espace public (une plage, une rue ou place de village) et un espace privé ou investi comme tel ("mon coin" et "ma serviette" sur la plage, "ma propriété" en lisière de la place ou de telle rue du village) s'ouvre un nouvel espace de négociation collective.

Une négociation qui ne peut qu'être collective si on veut qu'elle tourne à autre chose qu'à l'affrontement physique ou à l'intervention policière, mais une négociation qui demeure le plus souvent hélas individuelle (loi du plus fort ou de ceui qui criera le plus fort, qui intimidera l'autre) et qui tend donc à essentialiser chaque posture et chaque nouvel habitus (du burkini on passe allégrément aux questions sur le statut de la femme dans la religion musulmane et ce qu'en font les islamistes, et du joueur de Pokémon on passe naturellement au jeune bruyant se déplaçant en bande, bande de nature forcément hostile).

Et naturellement on invoque la laïcité comme seule réponse possible avec la même subtilité dialectique que deux talonneurs se susurrant des mots doux en mêlée, c'est à dire en souhaitant d'abord voir l'autre céder à la conception que nous avons de la laïcité.

E1a75Talonneur présentant ses deux principaux argument lors d'un débat sur la laïcité en mêlée fermée

J'oublie un instant la question du Burkini

Je n'ai pas d'avis sur le sujet, enfin si bien sûr j'en ai un mais je vais avoir la délicatesse de le garder pour moi 🙂 Et je me concentre sur les Pokémons. Dans un vieux billet sur un autre sujet, j'écrivais ceci :

"Le véritable enjeu de la privacy c'est la manière dont des actions et des comportements privés ou individuels qui ont vocation à s'inscrire et à s'articuler dans un espace public (jouer à PokemonGO et l'un de ces comportements) peuvent légitimement le faire en restant à l'abri d'opérations de traçage et de collecte systématiques, invisibles, et inaltérables."

Et là nous sommes loin du compte. Je poursuivais ainsi :

"La question de la privacy se joue au moment et dans le(s) temporalités(s) où nos comportements et actions "privées" viennent prendre place et faire sens dans un espace public."

Et je proposais une conclusion en deux temps :

"Plus que de "privacy", c'est le laïcité numérique dont nous avons besoin, c'est à dire d'une séparation claire entre nos différents "états" et comportements sociaux et les régimes de données, "religions" marketing ou autres "croyances" algorithmiques qui leurs sont associées. (…) Comme je l'expliquais déjà il y a longtemps (…) c'est d'un droit à la décontextualisation de nos pratiques et de nos usages dont nous avons besoin. La laïcité numérique pouvant alors se définir comme la séparation entre l'état des comportements sociaux et l'église des données via ses différentes chapelles algorithmiques."

Et le deuxième temps :

La bonne interface, la bonne question, le "bon droit" est celui qui permettra de penser la "privacy" en oubliant qu'elle mobilise des comportements privés dans des espaces privés pour se focaliser sur les régulations collectives de l'espace public que ces actions et ces comportements privés mobilisent.

Or pour l'instant, niveau Pokémon comme niveau Burkini, les seules régulations collectives de l'espace public qui sont observables (ou en tout cas qui captent toute l'attention médiatique …) sont celles qui se déclinent en interdiction ou en intervention policière.

Moralité ?

Pendant que j'écris cet article, quelque part dans le monde une femme est probablement en train de chasser le pokémon en Burkini sur une plage. Elle aussi, comme ses contempteurs, éprouve peut-être plus qu'eux le besoin d'être laissée tranquille, elle non plus ne comprend ni ne mesure la nuisance que l'on lui reproche, elle aussi vit une foule de situations comme autant de nuisances lui étant directement adressées. C'est peut-être en essayant de comprendre cela que l'on trouvera une réponse aux inéluctables bouleversements de nos frontières et de nos représentations culturelles. C'est peut-être par là que nous pourrons réellement espérer une régulation qui prenne place par une négociation collective et non sous la pression d'habitus dont le seul point commun est de mobiliser une somme égale de mauvaise foi. Cela prendra un peu de temps. Plus de temps en tout cas que pour trouver le point commun entre un burkini et un pokémon.

 

 

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