Surveiller et brunir : à propos du fichier des gens honnêtes et du Facebook des cellules.

On a donc appris le 30 Octobre 2016 que le gouvernement venait d'inscrire au journal officiel de la république française la constitution officielle du "fichier des gens honnêtes" : 60 millions de français fichés, données biométriques et tout le toutim. Monstrueux. Son vrai nom, au fichier, est "TES" pour "Titres Electroniques Sécurisés". C'est vrai que dit comme ça, ce serait presque anodin, trivial, rassurant. Mais les côtés inquiétants, et ils sont nombreux, sont expliqués en détail dans l'article de NextInpact qui a levé le lièvre et découvert l'affaire :

"Dans son cœur, évidemment l’état civil, mais aussi la couleur des yeux, la taille, l’adresse, la filiation des parents, l'image numérisée du visage et en principe des empreintes digitales de tous les Français. S’y ajouteront l'image numérisée de la signature du demandeur, l’adresse email et les coordonnées téléphoniques du demandeur qui passe par une procédure à distance, le code de connexion délivré par l'administration, etc.

D’autres données concerneront cette fois le titre : numéro, tarif du timbre, les traces d’une perte, d’un vol, d’une interdiction de sortie de territoire, la mention des justificatifs présentés pour la demande, outre les « Informations à caractère technique relatives à l'établissement du titre » ou encore « l'image numérisée des pièces du dossier de demande de titre »."

Voilà. Naturellement les défenseurs des libertés civiles s'alarment à juste titre. Naturellement la CNIL a par trois fois indiqué sans ambiguité ses profondes réserves sur ce fichier. Elle a notamment explicitement écrit que :

"les données biométriques présentent la particularité de permettre à tout moment l'identification de la personne concernée sur la base d'une réalité biologique qui lui est propre, qui est permanente dans le temps et dont elle ne peut s'affranchir. Ces données sont susceptibles d'être rapprochées de traces physiques laissées involontairement par la personne ou collectées à son insu et sont donc particulièrement sensibles."

En termes (plus) clairs, cela veut dire qu'on passe d'un régime de présomption d'innocence à un régime de présomption de culpabilité. On renverse la charge de la preuve. Vos données biométriques permettront peut-être de vous innocenter de ce délit sur lequel une enquête est en cours mais elles vont rétrospectivement permettre de vous impliquer dans toute une série d'autres affaires potentielles par le simple fait qu'elles (vos données biométriques) pourront y avoir été associées, pour de bonnes ou de mauvaises raisons (et collectées à votre insu donc).

En tout état de cause, et sans avoir ni le temps (ni d'ailleurs les compétences juridiques) pour rentrer dans un débat technique, le simple fait qu'un tel fichier existe alors même que tout le monde reconnaît – y compris ses défenseurs – qu'il servira à toute autre chose qu'à fournir des "Titres Electroniques Sécurisés" est déjà alarmant. Et pour corser le tout, naturellement on a oublié de demander son avis au parlement. Donc naturellement les analystes rappellent à raison que jamais sauf dans la période trouble de l'occupation, un tel fichier (et une telle volonté de ficher) n'avait existé. Et naturellement tout cela nous est vendu par le gouvernement sur fond de menace terroriste. Avec en premier plan Jean-Jacques "la toupie" Urvoas, hier pourfendeur de l'idée d'un tel fichier quand elle était portée par l'UMP, et qui aujourd'hui garde des sceaux profite bien piteusement d'un pont de toussaint pour l'inscrire au journal officiel.

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Ce qui me frappe et m'inquiète c'est que le pouvoir exécutif se vautre ainsi dans un fichage généralisé alors que l'horizon politique est plus que jamais incertain et que dans un scénario où le Front National (ou sa version sarkozyste light) arriverait au pouvoir aux prochaines présidentielles, il aurait ainsi à sa disposition un outil redoutable pour la chasse à … à qui ils voudraient.

Surveiller et brunir.

Vous me direz, 60 millions de personnes fichées, ce n'est finalement pas grand chose. Ben si. Prenez Apple : près de 500 millions de coordonnées bancaires complètes et autant de comptes personnels et leurs informations liées. Prenez Facebook : un milliard et demi de personnes fichées. Ben oui.

D'ailleurs qu'en penseraient Facebook, Apple, Google et consorts de ce "fichier des gens honnêtes" pour peu qu'on soit tenté de leur demander leur avis ? Rien. Ils n'en penseraient rien. Car pour eux un tel fichier est quantitativement ridicule et qualitativement indigent. Mais ils n'en penseraient rien car ils sont surtout déjà passé à autre chose. Ficher les gens, ils s'en fichent. Ils l'ont déjà fait et à une échelle qu'aucun gouvernement n'atteindra jamais. Ce qu'ils veulent désormais c'est descendre à l'échelle atomique, cellulaire. Ils veulent ficher le génome. Ils ont commencé il y a longtemps déjà (la preuve ici, ici, ici, ici, et encore ). Et ils sont en train de passer la surmultipliée. Parce que la prochaine étape sera celle d'un internet du génome.

Le Facebook des cellules.

Le titre de la MIT Technology Review est parfaitement clair : "Zuckerberg Is Funding a Facebook for Human Cells". Traduction : Zuckerberg est en train de financer un Facebook des cellules humaines.

Pour faire court (et simple), l'idée c'est de créer un "atlas de toutes les cellules humaines" pour permettre aux chercheurs – et aux labos pharmaceutiques – de progresser sur le traitement de certaines maladies. Neurones, cellules photo-réceptrices, cellules transportant l'oxygène dans le sang, on connaît aujourd'hui plus de 300 types de cellules différentes dans le corps humain. Mais, nous apprend l'article du MIT :

"the real number is probably far larger—perhaps 10,000, says Quake. It’s just that they can’t be distinguished under an ordinary microscope. What scientists want to do now is to inspect tens of millions of human cells for their molecular signatures and also locate each type in the body. That sort of map could be useful to scientists or drugmakers, who might, for instance, look up which cells a new drug is likely to effect. Cataloging how the immune system changes and adapts to fight tumors could be the source of the next insights for cancer treatments."

Depuis le 31 octobre 2016, Facebook ou plus exactement Mark Zuckerberg est donc devenu le premier investisseur privé sur ce secteur. Comme pour le séquençage du génome hier, tout est là aussi une question de coût. Il s'agit de trouver des méthodes permettant de réduire au maximum le coût d'identification et de "catalogage" d'une cellule.

Ce qui me frappe et m'inquiète c'est que la principale source de financement dans ce domaine, à l'intersection de la médecine, de la biologie et de la génomique, vienne directement des caisses de Facebook ou d'une autre multinationale. Laquelle multinationale traitera donc d'égal à égal avec les autres multinationales des quelques grands Big Pharma, grands laboratoires pharmaceutiques dont on connaît la philantropie et l'absence d'intérêt pour l'argent et la rentabilité à court terme. Et encore une fois, je ne suis pas un dangereux trotskyste, je n'ai rien – ou si peu – contre le secteur privé et je sais que sans les labos pharmaceutiques on serait encore au moyen-âge avec l'espérance de vie idoine. Mais je sais aussi que ces mêmes labos pharmaceutiques maintiennent délibérément au moyen-âge des populations entières par simple souci de rentabilité à court terme. Je sais que Bill Gates et sa fondation arriveront peut-être un jour à éradiquer la Malaria en Afrique, je sais que Mark Zuckerberg et leurs 3 milliards investis sur 10 ans dans la recherche médicale permettront peut-être d'éradiquer certains cancers, je sais que Google et son projet Calico veulent reculer les limites du vieillissement, tout ça je le sais. Je sais aussi que plus de deux-tiers des projets de recherche déposés en France auprès de l'ANR (Agence Nationale de la Recherche) sont refusés. Je sais que chaque année des millions servent de bouclier fiscal à des entreprises alors qu'ils devraient permettre de financer la recherche publique dans le cadre du CIR (Crédit Impôt Recherche). Je sais que dès lors que la recherche publique sur ces questions est reléguée au second plan la catastrophe est imminente.

Du "fichier des gens honnêtes et des titres électroniques sécurisés" au "Facebook des cellules" il y a toute l'histoire du fichage, de l'indexation, du séquençage. Il y a aussi et surtout toute l'expression d'un fantasme récurrent et quasi-psychanalytique de toute-puissance assorti de la mégalomanie de quelques millionnaires et de l'aveuglement court-termiste d'une classe politique aux abois. Il y a la la promesse d'un monde qui est déjà le notre et dont nous nous refusons obstinément à revoir les priorités.

Et les honnêtes gens ?

Je sais que le monde est plein d'honnêtes gens qui n'ont ni l'envie de se trouver dans un fichier des gens honnêtes, ni le rêve de voir un Facebook des cellules ou un Google du génome présider à leurs destinées, a fortiori médicales, a fortiori en lien avec des assureurs qui se délectent déjà des profits immenses qu'ils pourront tirer de ces nouveaux fichages biologiques. Des gens qui ont l'honnêteté de voir que les solutions que ces multi-milliardaires leurs proposent sont d'abord le fruit de leur mégalomanie avant d'être celui du bien-être de l'humanité, des gens, les mêmes, qui sont au désespoir de constater que la classe politique, de droite ou de gauche, n'a d'autre solution à proposer que celle d'un fétichisme du fichier.

60 millions de français "fichés". Après le séquençage du génome de l'ensemble de la population islandaise. Après le fichage ADN imposé à l'ensemble de la population du Koweit. Après qu'en 2008, déjà, la cour européenne des droits de l'homme a épinglé le Royaume-Uni au motif que, je cite :

"le caractère général et indifférencié de la conservation des empreintes digitales, échantillons biologiques et profils ADN des personnes soupçonnées d'avoir commis des infractions mais non condamnées, constituait une «atteinte disproportionnée au respect de la vie privée», qui n'est pas nécessaire dans une société démocratique."

Après tout cela, désormais 60 millions de français fichés. Le fichage dans le sang. Jusqu'au bain de sang ?

<Mise à jour du lendemain> Voir aussi l'article des décodeurs du Monde.Fr sur le sujet, le papier de Julien Lausson sur Numérama ainsi que l'analyse de Pixellibre </Mise à jour>

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