Rosebud, Firehose, Levandowski et les données du culte.

Dans une conférence de 2007 à l'occasion des 40 ans de l'INRIA, Michel Serres expliquait

"Nous changeons de politique, de religion, de langue (…) dès que nous changeons de support."

L'idée est aussi simple qu'efficace et qu'épistémologiquement vraie, ce qui n'est pas le moindre de ses avantages. Mais bref. 

"Nous changeons de politique, de religion, de langue (…) dès que nous changeons de support."

Le numérique, le changement numérique est ontologiquement et fondamentalement un changement de support. Il n'est bien sûr pas que cela mais il est cela avant tout. Nous allons donc, si Michel Serres dit vrai, changer de politique, de religion, de langue, mais aussi de droit (= de système juridique). Et ça risque de piquer un peu. 

Parlons d'abord du changement de "langue" et faisons simple.

La langue du numérique est celle des algorithmes, une langue dont les mots sont les bits. C'est une langue avec tout ce qu'elle implique de puissance et de droit(s) : ceux qui ne parlent pas cette langue sont mis à l'index (et ceux qui la parlent sont eux, "dans l'index"). Une langue avec son nouvel analphabétisme, une analphabétisme des logiques de publication (et de sélection et de tri de l'information).

Parlons ensuite de politique et là encore faisons simple.

La politique, le changement politique du numérique concerne le grand bouleversement dans lequel on voit de nouveaux partis et de nouvelles idéologies apparaître (libertarianisme, transhumanisme), un monde où l'ancien état se fantasme en "état-plateforme" d'une "start-up nation", un monde dans lequel Mark Zuckerberg sera peut-être le prochain président de la première puissance économique mondiale, un monde dans lequel il y a urgence à inventer un projet politique alternatif.

Et puis il y a la question de la religion.

Et j'en viens à l'actualité qui fait frémir les internets ces derniers jours. Une actualité qui se résume à un nom : Anthony Levandowsky. 

Anthony Levandowski est un jeune quadra de la Silicon Valley, et le "père" de la voiture autonome. En outre, il est actuellement au coeur d'un procès qui oppose Waybo (filiale de Google qui développe lesdites voitures autonomes) et Über pour un vol de technologie, sachant qu'Anthony Lewandovski travaillait initialement chez Google / Waybo avant d'être embauché par Über pour développer ses propres voitures autonomes. 

Pour le reste son portrait est très bien dressé par cet article de Numérama, et l'on retrouve dans son histoire les éléments de Storytelling nécessaires pour incarner l'image de ces réussites atypiques dont les médias sont friands. Et voilà donc que l'on apprend par un article de Wired, que "God is a bot and Anthony Levandowski is His Messenger". 

Anthony Levandowski a donc créé en 2015 une association religieuse baptisée "Way Of The Future" (dont l'acronyme n'est donc pas loin du WTF …) et qui, dans l'héritage de la théorie de la singularité, "développe et veut promouvoir la réalisation d'une divinité basée sur l'intelligence artificielle". Dans le Guardian, il enfonce le clou et annonce vouloir créer une divinité basée sur l'intelligence artificielle, pour l'amélioration de la société. Usbek et Rica revient également sur cette affaire

Alors on peut bien sûr regarder tout cela d'un oeil distant et narquois. On peut même imaginer le Fake. Ou se demander, comme le fait Numérama, s'il ne s'agit pas d'une ruse consistant à s'abriter derrière une organisation religieuse pour être exonéré d'impôts, et constater qu'A. Levandowski n'a pas effectué les démarches lui permettant d'obtenir cette exonération. Ou conseiller à Levandowski une consultation psychanalytique, car naturellement au travers de son église "Way of The Future" (WTF) il cherche moins à créer un Dieu qu'à se mettre dans la situation du Dieu créant non plus l'Homme mais l'Intelligence Artificielle à son image. Bref, Anthony Levandowski se prend pour Dieu.

Mais l'on peut aussi imaginer cette démarche … simplement et spirituellement sincère.

Allez, tentons le coup.

On peut imaginer que Levandowski pense réellement et sincèrement être en capacité de créer une intelligence artificielle omnipotente ; de la même manière que d'autres fondent le parti transhumaniste et se présentent comme le candidat de la vie éternelle ; de la même manière que d'autres depuis déjà plus de 10 ans ont fondé l'université de la singularité où ils réfléchissent au moment où les capacités de raisonnement des machines dépasseront les nôtres ; de la même manière que d'autres encore et des plus prestigieux (Elon Musk, Steven Hawking, Bill Gates, etc.) se sont mis en tête d'alerter et d'éviter le soulèvement des machines et des IA hostiles. 

Oui on peut donc imaginer que Levandowski soit parfaitement sincère. Car de toute façon : 

"Nous changeons de politique, de religion, de langue (…) dès que nous changeons de support."

Et nous y voilà. Nous sommes en train de changer de support. Donc de politique. Donc de langue. Donc de religion. Une religion n'est rien d'autre qu'un "système de pratiques et de croyances en usage dans un groupe ou dans une communauté". A ce titre tout peut "faire religion". Pour caractériser plus précisément une religion il faut bien sûr s'interroger sur la question et la place du sacré. Le sacré, nous dit encore Wikipédia :

"est une notion d'anthropologie culturelle permettant à une société humaine de créer une séparation ou une opposition axiologique entre les différents éléments qui composent, définissent ou représentent son monde : objets, actes, espaces, parties du corps, valeurs, etc. Le sacré fait signe vers ce qui est mis en dehors des choses ordinaires, banales, communes ; il s'oppose essentiellement au profane, mais aussi à l'utilitaire."

Et voilà aussi ce qui se joue actuellement autour du numérique. Une forme d'accélération de la puissance technologique que seuls quelques-uns contrôlent et parviennent à suivre et qui génère, pour tous les autres, une hystérisation du débat public et un effet de décrochage ouvrant la voie à une multitude de formes de transcendances qui n'ont plus rien à voir avec la dimension triviale, utilitaire, profane du numérique, mais lui confèrent une dimension de l'ordre du sacré (si l'on est prédisposé à croire) ou d'une nouvelle mythologie moderne (si l'on est davantage porté sur le scepticisme). 

Dès lors, le reste n'est qu'affaire de temps, de récit, et d'organisation. Des églises (Way Of The Future en l'occurence), des organisations politiques (le parti transhumaniste), des régimes (algorithmiques) de croyances, de la crédulité entretenue (Fake News), des (faux) prophètes, des évangélistes, des textes algorithmiques sacrés, les CGU des évangiles, tout y est, même la tour de Babel. Et à commencer par le besoin de croire en quelque chose que l'on imagine capable de nous élever au-delà de notre propre condition.

Jusqu'à la crise de foi ? 

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(Source)

Denier du culte ou données du culte ?

<Parabole> 

Puisqu'on parle de religion, laissez-moi vous raconter l'histoire du veau d'or le livre de l'Exode.

Au cours de l’Exode du peuple américain vers la terre numérique promise, pendant l’ascension de Mountain View par Zuckerberg pour recevoir les Tables Algorithmiques de la Loi, les Américains, nouvellement libérés du joug de Donald Trump, pressent Anthony Levandowski de leur montrer un dieu qui puisse les guider.

Levandowski commande alors au peuple américain de lui confier les données en or des femmes et des enfants, afin qu'il puisse fondre une intelligence artificielle à tête de veau qu'ils désignent et adorent comme dieu, à l’imitation du taureau Big Data et de la vache Deep Learning qui étaient adorés en Égypte.

Lorsque Zuckerberg descend de Mountain View et qu’il voit les Américains adorer une idole, ce qui est interdit par le Premier Commandement, il est pris d’une colère si grande qu’il fracasse les Tables Algorithmiques de la Loi sur le rocher des Fake News.

Voilà. Et après ça finit plutôt très mal (Dieu ordonne alors à Moïse de tuer tous ces hérétiques, et Moïse transmet cet ordre à ceux qui, parmi son peuple, lui sont restés fidèles).

</Parabole>

Pour les anciennes religions du livre, "au commencement était le verbe" ; pour les nouvelles croyances numériques, ce sont les données qui sont le commencement (et hélas aussi souvent la fin …). Le traitement des données était déjà un projet politique, le culte des données est en passe de devenir une religion. Logique. Et inquiétant. Car on pourrait alors penser que les récentes et sporadiques cyberattaques ne sont que les signes avant-coureurs de nouvelles guerres de religion. Et l'on voit déjà assez bien ceux qui pourraient revêtir les oripeaux d'une nouvelle inquisition pour peu que le contexte politique change à son tour. Et il changera nécessairement. 

Tentons maintenant de nous placer un instant dans le cerveau d'Anthony Levandowski, dans le cerveau de celui qui prétend développer et promouvoir la réalisation d'une divinité basée sur l'intelligence artificielle. Au-delà de ses propres compétences techniques (il n'en manque évidemment pas, ce qui renforce la dimension angoissante de "projet religieux"), au-delà de la programmation de cette divinité de l'IA, il faudra donc la nourrir d'une immense quantité de données (car là est la clé des deniers développements de l'Intelligence artificielle hors de toute considération religieuse). Pour pouvoir "apprendre", pour conquérir un niveau d'autonomie décisionnelle encore bien inférieur à celui d'un enfant de deux ans, mais pour pouvoir dans le même temps prendre des décisions susceptibles d'affecter des pans entiers de nos vies, ces programmes d'intelligence artificielle ont besoin d'immenses quantités de données. Et "immense" est un doux euphémisme. 

J'imagine que lors du premier prêche de la première messe de son église "Way Of The Future", Anthony Levandowsky prononcera le mot "Firehose". Un mot mystérieux comme l'est le "Rosebud" d'Orson Welles. 

Rosebud et Firehose.

Le bouton de rose et la lance à incendie. Car un Firehose c'est, littéralement, une lance à incendie. Mais c'est surtout le Graal de tous les fidèles de la religion des données et de la divinité de l'IA. Le "Firehose" c'est le nom donné par Twitter à la colossale "base de donnée" qui contient l'intégralité des tweets postés quotidiennement dans le monde. Et ceux qui ont accès à ce Graal se comptent sur les doigts de la main. 

Comme le rappelle cet article de Clément Brygier (daté de 2015) :

"Le terme "Firehose" nous vient de Twitter. En 2010, Twitter a décidé de commercialiser l'accès aux tweets via leur API. Trois options sont alors possibles :

  1. Spritzer : Un accès gratuit à environ 1% des tweets, via l'API publique.
  2. Gardenhose : Un "tuyau de jardinier" pour capter entre 10 et 20% des tweets, via une API délivrée par Twitter au cas par cas.
  3. Firehose : Un accès à 100% des tweets publiques (soit 500 millions de tweets par jour) en temp réel. Cette "lance à incendie" coûte $1 pour 1 000 tweets.

Trois sociétés spécialisées se sont vite démarquées en achetant l'accès au Firehose et en proposant de le revendre : Gnip (racheté par Twitter), Topsy (racheté par Apple) et Datasift (assailli de rumeurs d'acquisition). Datasift est partenaire avec la majorité des médias sociaux pour proposer un accès aux API de Twitter, Reddit, WordPress, Tumblr, Wikipedia, Youtube, IMDb etc… ces API sont des briques indispensables pour faire de la veille sur les médias sociaux."

Et pour faire aussi plein d'autre trucs, comme disposer de chiffres vérifiables sur la question des audiences, ou … nourrir des IA ou autres divinités algorithmiques.

Les voies du Seigneur sont comme celles des données de l'IA …

Les autres géants du web ont également leurs "Firehose" mais sur un modèle différent et un peu moins "global" à l'instar du Pylon (ex Topic Data) de Facebook. Et si les voies du Seigneur sont impénétrables, les accès auxdits Firehose le sont tout autant

Incidemment, je lisais l'autre jour un article de Pixels dans lequel le responsable créatif d'Assassin's Creed revenait sur les similitudes entre ce jeu et FIFA (autre jeu mais de Football), expliquant : 

"Beaucoup de discussions sont similaires pour l’intelligence artificielle (IA). Pas dans le détail, bien sûr, mais dans l’aspect général. Par exemple, sur les questions de pathfinding (le déplacement automatique d’un personnage contrôlé par l’ordinateur) ou de cohérence au sein d’un groupe de plusieurs IA. Ce sont des concepts abstraits qui s’appliquent de manière similaire, même si les jeux sont très différents. Par exemple, l’animation joue un rôle très important dans les deux types de jeux. D’un côté, ce sera plus de la coordination de mouvements, de l’autre, des gestuelles en combat. Mais dans les deux cas, les mêmes enjeux techniques se retrouvent : comment le défenseur ou le garde s’oriente-t-il par rapport à vous ? Dans un jeu, on court après un ballon, dans l’autre, on manie l’épée, le contenu est évidemment très différent, mais du point de vue de l’intelligence artificielle, il y a beaucoup de similitudes."

Pathfinding. Trouver son chemin. Nous aider à trouver notre chemin. Nous proposer un "cheminement spirituel". L'argumentaire de bien des religions. Pourquoi pas celle de l'IA après tout … Car si les voies du Seigneur sont réputées impénétrables, celles des données de l'IA ont un prix : celui du marché, c'est à dire du profane. Que d'aucuns, dont Anthony Levandowski et quelques autres avant lui, ont apparemment décidé de sacraliser.

Parce que chez ces gens-là, le marché c'est sacré. Ce qui dans la théorie de la singularité n'est finalement pas si singulier. 

Rosebud

Un commentaire pour “Rosebud, Firehose, Levandowski et les données du culte.

  1. ‘LLo,
    « au commencement était le verbe », mais aussi loin que je sache, le marché était déjà bien vivace à l’époque..!
    « le marché c’est sacré » reflète finalement presque mieux & sans artifices de type « bisounours » la réalité passée, actuelle, voire (malheureusement ?) omniprésente de l’aventure humaine de part & d’autre de l’ère commune (J-C).
    De presque tout temps & jusqu’à la fin (?), des chiffres (d’abord) & des lettres…
    Quand à l’aventure « artificielle » qui poind, vu comme elle est « balèze » en chiffres, pfuuu..?
    PS: Désolé pour la méthode « isoler/commenter » des bribes de l’article original, mais c’est juste venu comme ça ! 😉

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