Réseaux sociaux, sphère privée et dérives documentaires : logiques oxymoriques ?

A lire la politique de confidentialité, ou plus exactement la charte d’utilisation de Facebook (merci à Jean-Marie Le Ray pour la traduction), on comprend aisément l’inquiétude qui agite certains milieux. Le notion même de "sphère privée" (privauté) est lentement mais surement en train de voler en éclat, avec l’assentiment des utilisateurs eux-mêmes, lesquels utilisateurs n’y voient que le gain (réel) de service qui leur est apporté dans une perspective à court terme, pour ne pas dire instantannée. Permettez que je cite ici un passage assez long de la traduction proposée par Jean-Marie :

  • "En transférant votre Contenu utilisateur où que ce soit sur le site,
    automatiquement vous accordez, déclarez et garantissez que vous avez le
    droit d’accorder à la Société une licence – irrévocable, perpétuelle,
    non exclusive, transférable, libre de droits, mondiale (assortie du
    droit de sous-licencier) – d’utiliser, de copier, d’exécuter et
    d’afficher publiquement, de reformater, de traduire, d’extraire (en
    tout ou en partie) et de distribuer ce Contenu utilisateur à quelque
    fin que ce soit, en relation avec le site ou avec sa promotion, ainsi
    que de mettre au point des produits dérivés et d’incorporer tel Contenu
    dans d’autres produits, de même que vous accordez et autorisez
    l’exploitation de sous-licences sur lesdits produits. À tout moment,
    vous pouvez retirer votre Contenu utilisateur du site. Si vous
    choisissez de le faire, la licence accordée ci-dessus s’éteindra
    automatiquement, même si vous reconnaissez que la Société peut archiver
    et conserver des copies de votre Contenu utilisateur.
    "

C’est limpide, et cela a le mérite d’être écrit (même si l’on sait par ailleurs qu’aucun utilisateur ne lit les politiques de confidentialité d’un service avant d’y adhérer). Par ailleurs, et au-delà même de la simple confidentialité, notion qui peut apparaître incompatible avec des services construits sur le principe même d’une visibilité publique ou semi-publique (ou semi-privée, ce qui est la même chose), Facebook fait le pari d’une dérive des continents poussée à son paroxysme. Je m’explique. J’ai déjà eu l’occasion de décrire de quelle manière les sphères informationnelles publiques, privées et intimes étaient amenées à converger inexorablement, entrant toutes dans une même zone d’indexabilité industrielle (Alain Giffard parle justement d’une "industrialisation de l’intime", et j’insiste de mon côté sur le caractère indexable de l’ensemble de ces informations et de leurs recoupements, construisant ainsi ce que John Battelle appelle de son côté une "base de donnée des intentions"). La finalité de tout cela, c’est naturellement la monétisation indistincte de l’ensemble de ces sphères. Et dans le collimateur, nous retrouvons les maîtres de l’indexation "industrielle", j’ai nommé les moteurs de recherche. La réunification inexorable des différentes plaques de cette tectonique documentaire planétaire reste cependant un milieu semi-ouvert. Ouvert puisque les points d’alimentation sont nombreux, réticulaires et diversement organisés (ou désorganisés). Semi-ouvert, car la majorité des services permettant de mettre en ligne des contenus passent là encore inexorablement aux mains d’un très petit nombre de sociétés (Google possède Blogger, Picasa, Youtube … Yahoo possède FlickR, Del.icio.us … etc.)
Or Facebook propose via ses nombreuses applications, d’importer dans un espace clôt (celui de sa plateforme), des pans entiers de ces sphères publiques, privées et intimes. Côté sphère publique par exemple, il est possible d’afficher les résultats de GoogleNews "dans" Facebook ou d’y écouter sa musique préférée. Côté sphère intime, il est également possible d’y importer le contenu de "son" ou de "ses" blogs. Côté sphère privée enfin, il est possible d’y échanger divers documents de travail avec ses collègues, éventuellement en utilisant divers outils collaboratifs (wikis) là encore "in situ". Si l’on croise cela avec :

  • d’une part l’extraordinaire croissance du nombre d’utilisateurs du service
  • et d’autre part avec la charte d’utilisation reproduite ci-dessus

cela veut tout simplement dire que Facebook vient de réaliser avec notre consentement un véritable hold-up informationnel planétaire, en s’arrogeant de facto "une licence – irrévocable, perpétuelle,
non exclusive, transférable, libre de droits, mondiale (assortie du
droit de sous-licencier) – d’utiliser, de copier, d’exécuter et
d’afficher publiquement, de reformater, de traduire, d’extraire (en
tout ou en partie) et de distribuer ce Contenu utilisateur à quelque
fin que ce soit",
et ce sur l’ensemble des contenus de nos sphères publiques, privées et intimes. Et que nous aurons beau retirer effectivement ces contenus du site, nous aurons tout de même reconnu "que la Société peut archiver
et conserver des copies de votre Contenu utilisateur."
Ita est. Si, à ce stade de ce billet, je souhaitais créer une polémique, j’affirmerais que la pratique de Facebook est de nature concentrationnaire. Gentille, anodine, sympathique, conviviale, "à la mode", mais concentrationnaire. Et en tout cas parfaitement antithétique aux grands principes fondateurs de l’hypertexte en général et d’Internet en particulier tels que rappelés par Pierre Lévy :

  1. "métamorphose (« le réseau hypertextuel est sans cesse en construction et en renégociation. »)
  2. hétérogénéité
  3. multiplicité, emboîtement des échelles (« l’hypertexte s’organise sur un mode « fractal », c’est-à-dire que n’importe quel nœud ou n’importe quel lien, à l’analyse, peut lui-même se révéler composé de tout un réseau (…) »)
  4. extériorité (« Le réseau ne possède pas d’unité organique, ni de moteur interne. Sa croissance, et sa diminution, sa composition et sa recomposition permanente dépendent d’un extérieur indéterminé. »)
  5. topologie (« Dans les hypertextes, tout fonctionne à la proximité, au voisinage. Le cours des phénomènes y est affaire de topologie, de chemins. (…) Le réseau n’est pas dans l’espace, il est l’espace. »)
  6. mobilité des centres (« Le réseau n’a pas de centre, ou plutôt, il possède en permanence plusieurs centres. »)

Métamorphose ?
La seule renégociation en cours dans Facebook est au mieux celle d’une anamorphose sociale. Anamorphose : "déformation réversible d’une image à l’aide d’un système optique – tel un miroir courbe – ou un procédé mathématique." Le miroir déformant c’est celui de l’abolition de nos filtres relationnels dans les relations sociales. Le procédé mathématique c’est la tentative de modélisation idéelle d’un hypothétique graphe social planétaire. Là où la publication numérique avait en son temps aboli nombre de filtres éditoriaux pour donner sa pleine mesure, avant de revenir vers des modèles plus hybrides, la sociabilité numérique conquiert à son tour son espace, et s’affranchit à son tour des filtres sociaux de la vie réelle.  Avant de mieux les y réintroduire sous une forme hybride ou décalée ?
Multiplicité ?
En lieu et place d’une organisation fractale, Facebook laisse voir un empilement de strates relationnelles, auxquelles sont parfois associées des objets, ou des messages. Mais rien qui ne permette d’éclairer les unes (strates relationnelles) à l’aide des autres (objets, messages, processus …), rien qui ne permette (pour l’instant) d’analyser les premières à la lumière des secondes.
Extériorité ?
Il ne saurait en être question. Facebook est, il le dit et le revendique, un système clôt. Son mode opératoire c’est la fermeture. Il me semble que l’on ne construit pas de réseau avec Facebook mais que tout au contraire on déconstruit (parfois de manière ludique voire jubilatoire) le processus même de notre sociabilité habituelle. Tout le monde peut-être en relation avec tout le monde. Le graphe social est pour ainsi dire "à plat". Sans réel relief. Ce relief que seule peut conférer l’extériorité. La "recomposition permanente" du graphe social n’y dépend que d’un intérieur déterministe. Et l’ouverture "organique" en direction des indexeurs industriels (les moteurs de recherche donc) est là encore à sens unique. Ils viennent y puiser ce qui les intéresse. "L’aspiration" (des données) remplace le mouvement de l’extériorité.
Mobilité des centres ? Clairement non. Facebook est un graphe social. Orienté. Centré. Centré sur lui-même, avec comme principal moteur sa formidable force d’inertie.

Et alors ??!
Alors quand les moteurs de recherche collectent à pleine main et tirent à vue algorithmique sur l’ensemble des informations relevant de nos sphères publiques, privées et intimes, ils ne nous enferment pas pour autant. S’ils nous désignent la ou les portes vers laquelle ils aimeraient nous amener, le lien, le site, la page vers laquelle cliquer, c’est en dernier lieu à notre libre arbitre qu’appartient le clic final. Illusion de liberté diront certains. Mais liberté tout de même. Avec Facebook et la charte d’utilisation qu’il met en place, non content de confisquer des contenus, c’est une logique tout aussi implacable mais radicalement différente qui se met en place. La manière de gérer ce qui relève de notre vie privée et ce qui n’en relève pas ne sera plus jamais pareille. Il faut pour bien comprendre cela faire un détour par le billet éclairant de Nicolas Morin :

  • "Chris Hoofnagle montre clairement qu’il y a deux traditions en terme de confidentialité des données : une tradition européenne qui remonte aux années 1970 et se poursuit
    jusqu’à aujourd’hui, qui met l’accent sur le contrôle personnel de
    l’information et une tradition des pays d’Asie, plus récente, qui met l’accent sur les dommages: la divulgation d’information ne doit pas vous causer de tort.
    "

Et de souligner que c’est très clairement la seconde (la plus porteuse de risques) qui est en train de se généraliser. AInsi donc on ne dit plus "Ceci est public, ceci est privé, et la frontière est là" mais on dit "Tout est public tant que nous jugeons que cela ne vous cause pas de tort". En fait, tant qu’il n’y a pas de "dommages", la question même de la privauté ne se pose pas, ou ne vaut en tout cas pas le coup d’être posée selon cette doxa d’un nouveau genre, et pour le moins "para-doxale". La logique qui conditionne ce changement d’orientation est la mise en oeuvre d’une gestion procédurale de la privauté, au détriment d’une gestion jusqu’ici déclarative. On ne "dit plus", on n’explicite plus (gestion déclarative), on indique que c’est la mécanique propre du système qui décidera, "à l’usage" (c’est à dire selon l’enchaînement, le flux des clics) si la dimension d’une nécessaire privauté doit ou non être prise en compte. Or les sites de réseaux sociaux (Facebook particulièrement) ou même de moteurs de recherche ou plus généralement de services en ligne ne sont pas les seuls à blâmer. En effet si l’on ne dit plus "Ceci est public, ceci est privé", c’est parce qu’on ne peut l-i-t-t-é-r-a-l-e-m-e-n-t plus le dire. La raison ? Le "principe de mobilité des centres" cité plus haut. Dans la vie courante, non-numérique, toutes nos actions, tous nos discours, tous nos échanges, toutes nos relations sociales sont "situées", c’est à dire qu’ils sont de manière immédiate ou différée tous recontextualisables, et que cette recontextualisation permet – par exemple – de déterminer la dimension (publique ou privée) qui, au final, l’emportera sur l’autre. Dans ce nouveau système procédural de gestion de nos individualités numériques, c’est comme si un deus "in" machina, une puissance calculatoire supérieure, devenait seule responsable de la contextualisation de nos actions, de nos échanges, leur imposant un déterminisme rétroactif passablement inquiétant. D’autant plus inquiétant à la lumière des conclusions du dernier et remarquable rapport de l’OCLC "Sharing, Privacy and Trust in our Networked World" (.pdf), qui est une enquête ciblée sur les pratiques en ligne du grand public dans six pays (France, Allemagne, Canada, Royaume-Uni, Japon, Etats-Unis) afin de mieux connaitre les valeurs et habitudes auxquels nos bibliothèques doivent répondre. S’il est impossible de résumer ce rapport <Update>un blog permettant de discuter et de prolonger le rapport vient d’être ouvert</Update>, il est un passage qui se rattache directement à l’objet de ce billet et qui m’a, je l’avoue, laissé sans voix : des 6 pays cocnernés par l’étude, la France est celui qui affiche le plus fort taux de confiance dans la manière dont est géré la vie privée sur Internet. Plus précisément, 78 % des français estiment que la vie privée est au moins autant préservée sur Internet qu’elle l’était il y a deux ans de cela, et même qu’elle l’est davantage (préservée). Ce moment d’aphonie passé, ce seul chiffre (ainsi que d’autres facteurs) permet d’éclairer l’engouement très français dont bénéficient les réseaux sociaux, et également le fait qu’à la différence de nos voisins anglo-saxons, un seul, même, et unique moteur de recherche est à l’origine de plus de 80% du traffic internet en France. Pour nos compatriotes donc, "Y’a pas de souci", "Y’a pas de problème", et "Tout va plutôt en s’améliorant, merci". Dont acte. Mais il va falloir sérieusement repenser les politiques de formation et d’accompagnement à ces outils si l’on ne veut pas se retrouver le nez dans le mur très rapidement (peut-être en rebrachant l’école 😉 ?)

Alors pour résumer ce billet un peu long, je dirai que ce que permet de mettre en exergue la gestion des identités numériques et des relations sociales afférentes, telle qu’elle se donne à lire dans Facebook, c’est la question de la problématique documentaire : car c’est bien de cela qu’il s’agit : savoir ce qui "fait" document, à partir de quand, dans quel contexte et sous quelles conditions. Cette problématique documentaire se décline donc aujourd’hui sous 3 axes :

  • le premier, syntagmatique, horizontal, est celui de l’interpénétration et de l’indexabilité nouvelle des sphères publiques, privées et intimes (dérive des continents documentaires donc)
  • le second, paradigmatique, vertical est celui de la mise en abyme que proposent, via un empilement de services et de fonctions – y compris sociales – les moteurs et autres réseaux dits "verticaux".
  • le troisième, transverse, est celui de la quête d’une synchronicité nouvelle : là où jusqu’à présent, la dynamique propre au rapprochement des continents documentaires tenait essentiellement au passage "en-ligne" de la plupart de nos habitus numériques "hors-ligne" (agendas, documents partagés, etc.), l’industrialisation de l’indexation ne sera complète et réalisée qu’à partir du moment ou il sera enfin possible d’établir un continuum stable entre nos documents et nos comportements en ligne et nos documents et comportements hors-ligne : c’est précisément ce que propose Google avec son service Google Gears, qui fonctionne déjà sur Gmail, GoogleReader et GoogleCalendar, et fonctionnera bientôt sur l’ensemble des services de la firme.

La problématique documentaire doit aujourd’hui être posée dans cet espace tridimensionnel. Une problématique synchrone, unifiée, transparente. Une problématique dans laquelle tout est indexable, même l’individu. Dans laquelle tout s’agrège, dans laquelle tout fait collection (y compris les individualités humaines). Une problématique pour laquelle il faudra voir si elle s’inscrit dans les chemins tout tracés de l’hypertexte, du réseau, du rhizome, ou si elle se tourne, sous l’impulsion pesante de quelques marchands que vient faciliter l’intertie de nos habitudes, vers des logiques différentes de celles auxquelles elle semblait initialement promise.
Une problématique enfin, qui appelle toute notre vigilance. La dichotomie "connecté" / "non-connecté" n’aura, dès demain, tout
simplement plus lieu d’être. Tout est, tout sera en permanence indexé,
mémorisé, stocké. Ce nouveau continent-continuum numérique sera d’abord
le reflet de cette rémanence des flux qu’imprègent de manière de plus
en plus indélébile nos sociabilités numériques, nos documentations
électroniques, ou si l’on préfère, l’ensemble des documentations
numériques attachées à nos sociabilités virtuelles.

3 commentaires pour “Réseaux sociaux, sphère privée et dérives documentaires : logiques oxymoriques ?

  1. “78 % des français estiment que la vie privée est au moins autant préservée sur Internet qu’elle l’était il y a deux ans de cela, et même qu’elle l’est davantage (préservée)”
    (p. 214 du pdf section 7-13)
    Attention cependant, alors que l’étude paraît sérieuse dans son ensemble, ce pourcentage ne coïncide pas exactement avec ceux donnés pp. 81-85 (section 3-2). De plus, le cumul des réponses “pas de changement depuis deux ans” pourrait aussi bien se faire avec les réponses inverses, aboutissant à une analyse selon laquelle une majorité de Français considèrent que la privauté n’est pas mieux protégée (sinon moins) qu’il y a deux ans…
    Il reste cependant qu’il y a plus d’optimistes que de pessimistes quant à l’évolution en France et en Allemagne, alors que les autres pays du sondage penchent pour une diminution de la privauté.

  2. Bonjour Olivier,
    Toujours trés intéressant vos longs billets, pour améliorer la lisibilité, je verrais bien des titres voire sous-titres 😀
    Je ne vais évidemment pas si loin que vous dans le raisonnement, mais j’ai aussi beaucoup de mal à accepter le fait de mélanger la sphère publique et privée.
    Et dans l’exemple de Facebook, je ne comprends pas pourquoi les internautes acceptent de les entremêler, on affiche pêle-mêle, le CV, les photos de vacances arrosés, ses “amis” DSK, Ségo et Delanoë, son goût pour la musique satanique… (largement de quoi alimenter les préjugés des recruteurs), alors que naturellement quand ils vont rencontrer un employeur il se mette en costume et refuse de parler politique
    Le privé et le public doivent être bien séparés et je viens d’ailleurs de créer mon premier compte Facebook Pro, peut être je créerai un jour mon Facebook Perso, j’aurai donc 2 comptes, l’un public/officiel (CV…) et l’autre privée (photo, politique…), comme dans la vraie vie 😀
    NB : A noter que Google est passé à plus de 90% en France 😀 http://barometre.secrets2moteurs.com

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